Entre l’été 1952 et la fin de l’année 1954, Jack Kerouac a écrit sur de petits carnets qu’il gardait en permanence dans sa poche de chemise des centaines de notes. Ces fragments, ces esquisses prises sur le vif redonnent vie, en quelques mots, à un tas de choses, scènes, situations saisies en un clin d’œil. Ce peut être un paysage, un morceau de conversation, une réflexion, une citation, la couleur d’un ciel, une grange ouverte, un chariot renversé, l’odeur du foin, le choc d’une locomotive arrivant en bout de voie…
" La terre altérée puis
rafraîchie exhale un
soupir frais de concombre
mêlé à des vapeurs de goudron & limon
de bois moisi. "
Ces notes sont jetées sur le papier tout au long des périples effectués par l’auteur, d’abord à travers les États-Unis (qu’il sillonne d’est en ouest) mais aussi à Mexico, Montréal, Tanger, Londres, Avignon, Paris… Kerouac les rédige très vite en faisant toujours en sorte que ces poèmes brefs – ses esquisses – portent en eux un précipité de vie doté d’une grande énergie. Le regard est constamment sollicité. C’est lui qui alerte les autres sens. Lui encore qui mêle vue et vision pour trouer tel ou tel talus, ou palissade, ou rangée d’arbres pour ouvrir chaque lieu (la prairie, la montagne, le bord de l’eau) et préparer à la poursuite du voyage.
" Colorado – vieille grange,
rouge – tas de planches sèches,
tonneaux, pneus, cartons –
vent sec, criquet sec dans
l’herbe brune – épave de vieux
camion Modèle T – Le vent
chante tristement à travers son tableau
de bord - & à travers les planches
de bois de parquet – "
En moins de deux ans, Kerouac va remplir une quinzaine de carnets. Pris par d’autres projets, il va un temps les laisser de côté. Puis les ouvrir, les battre (comme on le ferait d’un jeu de cartes) et les taper à la machine en 1959. Du coup, l’ordre chronologique disparaît. Les carnets sont donnés à lire tel que l’auteur le voulait : en zigzag, en désordre, au gré des flâneries, des balades au long cours, au hasard des rencontres et des escales. Il note, entre prose et poème spontané, tout ce qu’il voit, sent, effleure et pense lors de ses différentes traversées du continent américain. L’évocation de sa famille intervient, comme souvent chez lui, à l’improviste. Un détail dans le paysage ou un mot entendu lors d’un arrêt quelconque, dans une station-service ou à l’entrée d’un hall de gare suffit pour qu’apparaissent Gérard, le petit frère mort, Léo, le père, ex-imprimeur, enterré avec les siens à Lowell (Massachusetts) ou sa sœur Caroline.
" C’est la pensée de Nin
qui rend ce voyage si
triste – ma sœur ne m’aimait
pas, je ne le savais
pas –
Un breuvage amer à
Avaler, et doux au
Souvenir – La vie. "
Tous ceux qu’il a côtoyés, tous ceux qui entrent dans l’histoire de la Beat Generation en apportant avec eux leur façon d’être, d’écrire, de vivre, circulent dans ce livre. Le tour de table est rapide. Il y a là
" Burroughs le Patron de la Jungle –Carr le Patron des Nouvelles
du Monde –
Ginsberg le Saint
Tremblant de la ville –
Cassady le travailleur
de la roue sur la
Terre & l’homme-aux-cons
Kerouac le Pèlerin
de la Douceur Fellaheen
Huncke : - le criminel branché
Joan Adams : - l’Héroïne
de la Génération branchée
John Holmes : -
L’ « écrivain » & « critique »
De l’Occident – anxiétés & torrents
de mots de la Civilisation aujourd’hui
– Solomon : - l’Énigme, Juif
Supérieur Mégapolitain. "
Si la route – et les souvenirs des virées nocturnes, de ville en ville, en compagnie de Neal Cassady – reste ici omniprésente, l’univers des trains apparaît également au centre de ces carnets. Kerouac y évoque son travail, celui d’un serre-freins œuvrant dans les dépôts de la Southern Pacific sans jamais réussir à tenir en place. Il lui faut bouger. Donner du mouvement à son corps, sa tête, son texte. Il le fait en s’évadant en deux, trois notes de l’atelier où s’écaillent de « vieux sabots de freins usagés & rouillés » pour saisir au dehors le souffle d’une locomotive qui fonce dans « la nuit profonde de Permanente », laissant les cimenteries, les zones industrielles, les cités endormies derrière elle et s’enfonçant encore un peu plus dans des paysages qui mènent tout à la fois vers la mer et vers l’aube.
" La nuit pas un
humain à la ronde, rien que des voitures filant surla grand-route, les rails miroitant,
cruels & froids au toucher,
légèrement collants de
la mort métallique, - lumières
des balises de l’aéroport, lointains
rugissements des jets dans les tunnels
de vent, ajustages claquant
au loin, avions transportant
la lumière d’Edison à travers les
étoiles et le fret des
Hommes-Machines. "
Rien ne semble lui échapper. Il capte et note de nombreux détails. Il passe rapidement de l’un à l’autre. Son texte bouge en permanence. Il lui donne, portée par la rythmique bop (ce fameux « bebop a - rebop » qu’il mit très vite en mouvement dans ses fragments puis dans sa prose), une respiration ample, soutenue et saccadée.
Le Livre des esquisses, publié en 2006 aux États-Unis, est traduit et préfacé par Lucien Suel, l’animateur de la Station Underground d’Émerveillement Littéraire et du blog Silo, qui fut, en France, l’un des premiers à publier, grâce à sa revue The Starscrewer, les poètes de la Beat Generation.
Le Livre des esquisses, publié en 2006 aux États-Unis, est traduit et préfacé par Lucien Suel, l’animateur de la Station Underground d’Émerveillement Littéraire et du blog Silo, qui fut, en France, l’un des premiers à publier, grâce à sa revue The Starscrewer, les poètes de la Beat Generation.
L’autre volet de la belle actualité Kerouac (1922 - 1969) est la publication chez Gallimard, plus de cinquante ans après celle, tronquée, de 1957, du rouleau original de Sur la route.
La version que nous découvrons aujourd’hui a été écrite en trois semaines, durant le mois d’avril 51. Ceux qui ont vu l’écrivain à l’œuvre à l’époque ont dit qu’il y avait des tas de carnets ouverts sur son bureau et qu’il martelait le clavier de sa machine à écrire sans relâche, tenant une cadence d’environ cent mots à la minute. Benzédrine et café lui permettaient de pianoter nuit et jour. Pour ne pas avoir besoin de changer de feuilles – et aussi pour simuler la route – il avait collé des dizaines de pages à la suite les unes des autres pour fabriquer un rouleau de papier long de 40 mètres. Ce manuscrit, proposé à Viking Press, son éditeur, n’a pourtant pas été accepté. On lui a demandé de le revoir, de couper certaines scènes jugées trop crues et de réorganiser l’ensemble en y insérant des chapitres. Ce que Kerouac, qui tenait à la publication, a fait.
Le rouleau a ensuite disparu de la circulation. Il a fini par être perdu et a réapparu, presque intact, lors d’une vente aux enchères chez Christie’s en 2001. Ironie du sort, ce sont les éditions Viking, celles-là mêmes qui exigeaient qu’il revoie sa copie, qui ont publié le texte intégral en 2007.
Le voici désormais disponible en français. L’évènement est de taille. Le rouleau n’a en effet pas grand-chose à voir avec la version que l’on connaissait jusqu’alors. Le livre dépasse les 500 pages. On y retrouve les noms réels des protagonistes. Les chapitres et les alinéas ont disparu. Le livre existe tel que Kerouac l’a conçu, d’un seul tenant, usant parfois de ces répétitions qu’il affectionnait tant et qui lui permettaient de jouer plus spontanément et amplement sur le rythme, l’oralité et les sonorités.
Peu après la parution du texte amputé en 1957, Allen Ginsberg avait prédit qu’un jour " quand tout le monde sera mort, l’original sera publié en l’état, dans toute sa folie ". C’est désormais chose faite.
Jack Kerouac : Livre des esquisses, traduction de Lucien Suel, éditions La Table Ronde & Sur la route, le rouleau original, traduction de Josée Kamoun, éditions Gallimard.
On peut retrouver Kerouac dans une vidéo où il s’exprime en français. Entretien réalisé par Radio Canada en 1967.
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