lundi 11 novembre 2013

Travails

Il ausculte sa mémoire. Revient sur ses vingt, trente ans. À cet âge où il changeait fréquemment de travail. Il fouille, tire sur un ruban puis sur un autre. N’a pas à sonder bien profond. Tout est resté à fleur de peau. Les scènes rappliquent par saccades. Les gestes, les outils, leur maniement, les habitudes et les réflexes huilent la mécanique du corps. Sa fatigue, il l’atténue grâce à une saine désinvolture qu’il partage avec ses camarades d’infortune. À l’atelier ou sur une dalle de béton, sur un échafaudage ou derrière un bar, ou encore sur une mobylette postale aux sacoches bourrées jusqu’à la gueule en faisant gaffe au chien du n°17 qui bave et exhibe ses canines quand il passe pétaradant.

Les poèmes d’Hervé Bougel possèdent cette verticalité qui les fait tenir (debout) sur le côté gauche de la page. Fragiles, ils y trouvent leur équilibre et leur cadence. Ils sont construits en vers brefs, incisifs, rythmés et percutants. Ce que la mémoire retrouve y est inscrit, le mot juste tombe impeccablement à la bonne place, sans esbroufe et sans besoin de séduire. Le monde ouvrier se dit avec simplicité et efficacité. Le texte est direct et narratif. Çà et là, des portraits saisis sur le vif défilent, tous remis en selle et en scène par celui qui restitue des fragments de leur parcours de façon quasi manuelle.

« Dans la rue des jardins
Chez cette autre femme
J’entrais
Les murs étaient
Jaunards
Baveux
De crasse noire
Je ne vois plus
Mes yeux sont morts
Me disait-elle
Qui sait
Mon fils viendra
Ce soir
Apporter le dîner »

L’autobiographie est constamment traversée – et enrichie – par les gestes, les paroles, les souvenirs et les différentes perceptions de la réalité. Employés et patrons s’y côtoient. Petits chefs et lèche-bottes également. Qui ne peuvent rien contre l’inaltérable soif de liberté de celui qui bosse un temps avec eux puis s’en va découvrir ailleurs (toujours du côté de Grenoble et de ses environs) d’autres décors, personnages, outils, machines et règlements.

« Quand vint le patron
Silvère de son prénom
À la fin de l’après-midi
La nuit tombait
Comme du verre cassé
Il me darda
De son œil rond
De bête marine
À écailles froides
Et Hocine
Dit Daniel
Lui parla
Et lui dit
Je le connais
Ce type-là
Et je l’ai embauché
Ainsi longtemps
Je lavai verres
Assiettes et couverts
À la maison dorée. »

Travails poursuit avec minutie et réalisme ce qu’Hervé Bougel avait déjà entrepris avec Les Pommarins, livre (Les Carnets du dessert de lune, 2008) dans lequel il revenait, par séquences, en de courtes proses narratives et souvent cinglantes, sur ses années d’usine.

Hervé Bougel : Travails suivi de Arrache-les-Carreaux, Éditions Les Carnets du dessert de lune.
On peut retrouver Hervé Bougel ici et .


samedi 2 novembre 2013

Aléa second

Filtrer le peu, l’infime d’un présent au monde (et aux autres) en puisant dans sa mémoire ce qui reste à vif, ce que l’oubli n’a pas réussi à effacer, semble être au centre de ce que tente de transmettre, en équilibre sur un fil très tendu, Jean-Claude Leroy.

« corps accroché à l’image
brouillard des cellules
glace crevée par le désir

sur des murs de tessons et d’azur coagulé
tu rampes souvent, et saignes »

Trouver assez de force pour tenir et avancer ne peut se faire sans multiplier les retours sur soi, sans interroger son corps, sans y associer plaintes, plaisirs et blessures, sans s’en aller, de temps à autre, « pleurer aux arbres », sans extraire de ce chantier à ciel ouvert les mots qui devront ensuite se toucher et se frotter pour produire un déclic, un poème, une présence. C’est ce genre de fusible qu’il répare et branche dans l’obscurité d’un livre qui donne de la lumière par éclats brefs et successifs, en touchant des fils dénudés et des prises dissimulées, sur terre ou dans le désert, voire même dans « l’ancien garage des solitudes ». Çà et là, des souvenirs affleurent. L’enfance n’est jamais loin. Le corps non plus, qui quémande, cherche à revivre ces secousses intenses et fulgurantes qui le font vibrer.

« être ce rien qui leste le temps
corps noyé sec sur l’étal de l’ennui

prêt à jouir d’une lame, devenir fragment »

Jean-Claude Leroy associe ces fragments d’une façon particulière. Il n’y a pas chez lui besoin de suite et de continuité mais des décrochages réguliers, des télescopages naturels (et très subtils) d’un vers l’autre avec, à chaque fois, limitant les césures, un point de suture (ou de jonction) qui permet à l’image, à l’intuition, à l’imprévu, à l’être et à son ressenti de se caler dans un même poème.


Jean-Claude Leroy : Aléa second suivi de Nuit élastique, éditions Rougerie.

J.C. Leroy anime le site Tiens, etc

vendredi 25 octobre 2013

Irène, Nestor et la vérité

Irène partie, emmenée, on imagine (rien n’est prouvé, tout est suggéré) par une ambulance à destination d’une clinique où l’on tente de réparer les vies qui dévissent, Nestor s’interroge. Il sort un vieux cahier du placard et cherche, assis à la table de la cuisine, le dictionnaire grand ouvert à la lettre v, et plus précisément à la page où figure le mot vérité, ce qui a pu clocher dans cette histoire d’amour où deux solitudes, un jour, se sont rencontrées et reconnues. À son avis, les torts sont imputables à Irène. Qui lui a menti. Par omission ou par pudeur, peu importe, elle n’a pas joué franc jeu avec cette vérité qui lui tient tant à cœur et dont il vérifie à nouveau le sens.

« Ça m’a toujours semblé important d’avoir la certitude des mots, parce qu’il n’y a de vérité que dans la définition et qu’elle est décidée par ceux qui ont réfléchi. »

Armé de sa quasi bible, Nestor, cinquante ans, désœuvré, claudiquant, seul, à peu près sûr de lui, s’adonnant au vin rouge, sujet à une paranoïa bien trempée, de plus un rien obsessionnel, ressasse et soliloque. Trop terre-à-terre pour pouvoir pénétrer dans le monde secret de celle qui n’est plus à ses côtés, il navigue entre amertume et regret, remontant le cours de leur histoire en s’attardant la plupart du temps sur ses propres déceptions et en s’étonnant de ne pas vraiment connaître la femme qui partageait sa vie depuis plus de dix ans.

« Ce que je sais d’elle tient en quelques mots. Une ville, une école, une université car elle y avait été. Un carnet sur lequel elle gribouillait. Un paquet de cigarettes. Une robe sans âge. Des bottines à lacets. Une fixation sur la mer. Rien d’autre ou par recoupements. »

Irène, de son côté, se souvient elle aussi. Sa voix est plus intense. Son vécu plus intérieur, plus sensible aux odeurs, aux sensations, plus en phase avec la nature, la forêt, la pierre, le soleil, les mouettes. Il y a en elle un imaginaire et un élan qui butent inexorablement sur la réalité. Une envie de partage qui ne collait plus avec cette vie de recluse à la campagne qu’elle a mené aux côtés d’un homme dont elle s’est peu à peu détachée.

« Je n’ai pas grande pensée sur les choses mais il me semble me souvenir d’une gaieté jadis vécue et de ricochets qui ont bondi longtemps. »

Au-delà des portraits incarnés et ciselés de deux êtres en marge, qui  se dévoilent alors qu’ils sont au bord du gouffre, (s'y ajoute un regard extérieur mais proche, celui du voisin apiculteur) la vraie réussite de ce premier roman de Catherine Ysmal tient dans la densité de son écriture et dans la faculté qu’elle a de passer d’un personnage l’autre en s’attachant à saisir, par petites touches, le caractère bien déterminé de chacun d’entre eux. Elle révèle ce qui ne peut qu’entraver leur harmonie, tous ces manques, ces retenues, ces réflexes qui les empêchent de s’abandonner totalement. Tous deux, tous trois même, s’expriment à tour de rôle et à plusieurs reprises, distillant au fil du texte des détails qui permettent de comprendre leur psychologie, leurs failles, leur passé et leur difficulté à se mouvoir dans une société où ils ne trouvent plus leur place.


 Catherine Ysmal : Irène, Nestor et la vérité, Quidam éditeur.


mercredi 16 octobre 2013

La Faim des ombres

Habitué à faire circuler les textes des autres, que ce soit au sein de la revue Europe (qu’il dirige depuis de nombreuses années) ou en tant que traducteur (on lui doit notamment les versions françaises de différents ouvrages de Giuseppe Conte, Antonio Tabucchi, Cristina Campo et Lucio Mariani), Jean-Baptiste Para n’en délaisse pas pour autant ses propres poèmes. Si on le lit peu, c’est parce qu’il lui faut (outre les raisons évoquées ci-dessus) allier distance, patience et sagesse pour penser, concevoir, écrire et mener à bon port un projet conséquent.
Il sait, de plus, comme la plupart des poètes, que l’on se doit, à un moment ou à un autre, de payer son dû au silence.

« Tu es né d’un homme aride
Toi qui retient ta bouche de parler

Là où tombe son visage
Sa lampe tourne sous les vents

Ne guette pas de silence plus tendre »

Cette attente, de lente retenue, n’empêche pas les ombres de réclamer. Il arrive même qu’elles ordonnent - tel est le cas dans La Faim des ombres - de donner du blé aux morts et du sel aux pierres. À l’auteur alors d’entrer en jeu et de libérer sa parole. À lui de détecter ce qui reste, par nature et autour de nous, à peine perceptible ou visible : aiguilles, brindilles, cendres, reflets, résines... À lui de dire ce qui circule dans les sous-bois de l’image et de l’écrit. Tout cela, Jean-Baptiste Para sait le sentir et le propager. Il avance par séquences. Mêle étroitement impressions de voyages et de lectures. Y greffe ses fragments antérieurs et sa grande propension à se projeter dans le réel (souvent douloureux) des autres. Le lisant, on peut tour à tour surprendre Pouchkine à cheval dans la steppe, imaginer un tombeau pour le poète indien (écrivant en langue ourdou) Mirza Ghalib (1797-1869) ou décider d’une ultime visite à Rosa Luxemburg en cellule.

« Les fourmis et le sable blanc sont mes camarades.
Je mourrai à mon poste si je meurs en prison. »

L’un des moments les plus intenses du recueil s’avère être celui nommé L’inconcevable. Il rapporte la mort nocturne, le deuil puis l’enterrement (suite d’évènements vus par un enfant) d’une grand mère dont le "corps transi" a été trouvé "dans les avoines". On y repère tout ce qui caractérise et procure une force rare à cette écriture presque lyrique,  où les mots semblent parfois totalement offerts à ceux qui, croisant la route de Para, se retrouvent, sans s’en douter, réunis dans le livre.

« L’enfant est descendu à la fontaine.
Il a lavé son visage dans l’eau où la vieille femme plongeait ses tresses.
Il a posé son front sur la pierre froide du bac.
Et ses lèvres pâles ont touché la pierre qui n’a pas d’enfance.
Le lendemain des gens sont venus de toute la montagne. »

Jean-Baptiste Para : La faim des ombres, éditions Obsidiane.

jeudi 10 octobre 2013

Terrestres

Si l’être humain apparaît évidemment dans les poèmes et proses de Denis Rigal, il ne le fait qu’à sa mesure, à son corps défendant, marqué depuis des millénaires par ses limites, pris dans un monde trop vaste pour lui, vivant durant un très court laps de temps, soumis à l’histoire, aux mythologies, aux reliefs et aux éléments plus ou moins cléments qui façonnent le lieu où le dé du hasard l’a vu naître. Y trouver sa place – et s’y sentir à son aise, puis se déplacer – demande de collecter nombre de ces brassées vives et surprenantes qui ont souvent à voir avec une beauté (violente, ouverte, fulgurante) qui n’a rien de commun avec celle nichée dans tant de têtes et qui, pour cela peut-être, reste si peu prisée (voire méprisée) tout en s’avérant pourtant nécessaire pour assouvir notre besoin de riche vie intérieure.

« à chaque neuve niaise lune
la grande gueule du chaos
éructe, salue la sombre aurore,
l’astre à venir et le désastre,
expulse homonculus visqueux,
vineux, violent, vaincu, voué
à la folie des grands heurts, dé-
muni face au bleu absolu,
hurlant, nu, essentiel, non pas
vaines questions aux vains abîmes
mais défi, beauté, viande crue. »

Denis Rigal apprécie et recherche la lumière tamisée qui affleure à la surface des vagues à marée basse ou dans les trous d’eaux « qui sont des yeux crevés, des contre-lunes ». Il la devine dans le vol du rapace qui disparaît en emportant sa proie le plus haut possible. Elle se coule en permanence dans ses poèmes, de jour comme de nuit, en Bretagne où il vit (plus précisément à Brest) ou à Stresa, dans le Piémont, d’où il revient avec un cahier dans lequel il évoque la matière, l’eau, la pierre, les paysages et l’homme si démuni qui débarque, lutte, « tire au fusil sur la roche inerte », l’homme, ce « bœuf mélancolique », seul au milieu des ruines, qui n’a pas souvent la chance de pouvoir confronter sa pensée à celle de quelques autres, quelques écrivains secrets ayant trouvé humilité, sagesse et précision au long de leur parcours terrestre.

« C’est ici que l’homme se retrouve : affronté seul à la paroi abrupte et lisse qui est la face visible du non, une masse compacte de basalte définitif, la fin de tout et le début du rien : il n’y a pas d’au-delà, rien à atteindre, rien à attendre et l’homme sait qu’il est pris dans l’inéluctable depuis le premier jour. »

Terrestres, écrit au bord d’un monde au « centre vide, sur quoi tourne une absence », s’attache à déceler tout ce qui vibre, donne et perpétue la vie. Cela va de la simple brindille à l’arbre centenaire, ou du galet ricochant sur l’eau à la montagne répercutant cris et bruits divers venus cogner l’une ou l’autre de ses parois. Suivant Fondus au noir (Folle Avoine, 1996) et Aval (Gallimard, 2006), cet ensemble montre combien Denis Rigal sait être concis tout en offrant de l’étoffe à ses textes. Il touche à l’essentiel sans être sec, ne s’encombre pas d’adjectifs inutiles, ne néglige pas l’ironie (« la vache s’humanise / l’homme s’avachit »), module le rythme de son chant en l’adaptant aux différentes formes poétiques choisies et s’affirme toujours aussi percutant, incisif, précis.

 Denis Rigal : Terrestres, Le Bruit du temps. Le prix Georges Perros 2013 a été décerné à Denis Rigal pour Terrestres.