samedi 12 avril 2014

Friterie-bar Brunetti

La nouvelle du décès de Pierre Autin-Grenier est tombée ce matin, tel un couperet. S'il est un être que l'on a du mal à imaginer absent de notre quotidien, c'est bien lui. Voici une note consacrée à l'un de ses livres.

La Friterie-bar Brunetti, maison fondée en 1906 et située 9, rue Moncey à Lyon, a depuis longtemps disparu du décor. Démolie, refaite, relookée, devenue banque, pharmacie ou pressing, victime en tout cas d’une mise aux normes stricte et aseptisée, elle ne subsiste (elle et son cortège d’humilité) que dans les mémoires de ceux qui en furent les habitués. Pierre Autin-Grenier était de ceux-là. Il tenait table au fond de l’antre. Il pouvait observer, écouter, griffonner, siroter un verre de Beaujolais ou de Côtes du Rhône et voir s’égailler tout autour de lui une flopée de solitaires en manque de compagnie. C’est leur histoire (mêlée à celle de ce troquet de quartier) qu’il écrit ici. Il la recadre par bribes, clins d’œil, morceaux d’humanité à la fois tristes et légers.

« On ne voyage bien en fait qu’au café, en compagnie d’un panaché, d’une verte, d’un Cinzano ou d’un petit noir arrosé si vous préférez ; un reginglard de charbonnier ferait d’ailleurs tout aussi bien l’affaire. »

Pas (ou peu) de nostalgie chez Autin-Grenier mais plutôt une colère maîtrisée, distillée avec hargne et parcimonie, capable de faire mouche en un éclair et portant en elle des envies de grands soirs revivifiants.

« Je rêve, voyez-vous, qu’en ce moment même où nous bavardons de tout et de rien, sans souci autre que remettre la tournée, quelque jeune agitateur à joues creuses et tignasse drue, vivotant fort serré de menus expédients et d’amours illicites, le regard perdu dans son petit noir et baignant tout entier dans la lourde atmosphère d’un bistroquet de banlieue ne soit tout bêtement en train de porter la tempête en ses flancs. Possédé jusqu’à l’os par le sentiment sacré de la révolte, je l’imagine méditant devant sa tasse un projet de manifeste susceptible d’enflammer les faubourgs. »

Partant d’un lieu feutré où ont grésillé tant de bassines de frites, où furent donnés aux murs et aux assoiffés l’occasion de capter tant de confidences et de révoltes, c’est en réalité un bel éloge des bistrots qu’il dresse, léguant au livre le nom de l’ancien bar et prenant à son tour place dans une longue cohorte, celle qui voit, depuis des lustres, se côtoyer avec bonheur littérature et cafés. Gourmet et gouailleur, PAG, le fraternel, s'y promène à son aise, invitant à sa table tous ceux qui souhaitent voir grandir  leur solitude.
 
Pierre Autin-Grenier : Friterie-bar  Brunetti, éd. Gallimard /L'Arpenteur.

jeudi 10 avril 2014

Compost/composto

Écrits lors d’un voyage au Brésil, les poèmes qui composent Compost sont présentés ici en version bilingue, retrouvant (grâce à leur traduction en portugais) la langue du pays qui les a vus naître. Ces textes du dehors, extraits d’un carnet où faune et flore foisonnent, disent l’auteur avançant dans des lieux qu’il découvre en ressentant des émotions difficiles à contenir. Il choisit, pour ne pas se laisser submerger par tant de vitalité et de luxuriance, de ne garder que les séquences qu’il se sait capable de transmettre en modulant ce rythme tendu et empreint de douceur qui semble être sa respiration naturelle. Son poème se rapproche alors du chant, saisissant lumière, mobilité et nuances alentour. Il concentre dans un même mouvement les paysages et les êtres qui les traversent.

« Au son du pigment rouge sous nos sabots
je chevauche et nous allons au petit trot assis, escortés des verts perroquets aux ailes qui battent l’air de rien tandis qu’ils enjoignent de leurs cris entendus les arbres aux faîtes ployés de résister aux lourds becs de soleil couchant des toucans. »

À l’étonnement du regard répond la voix du regardé. Il y a là mimétisme et intériorité, surprise et voile levé, songe et transfert de ressenti. Parfois, un cheval mort se met à parler cependant qu’un homme au loin (en Occident) vient de s’éteindre sans se douter qu’un autre, « au sortir d’un rêve à Brasilia », malaxe un peu de terre parfumée pour lui rendre hommage. En d’autres occasions, ce sont colibris ou martin-pêcheurs qui s’expriment. Ou bien ce sont les crocodiles qui gloussent et chuchotent, eux qui n’hésitent pas une seconde à loger quelques éclats de soleil au creux de leurs pupilles.

« Tandis que le boto chasse en soufflant
dressé sur le sable des hauts-fonds
le soleil se loge sur l’Araguaia
dans les yeux des crocodiles
leurs braises balisant le fleuve de queimadas
d’une rive à l’autre où restent les oiseaux
blottis avec leurs noms propres depuis l’aube des temps. »

L’homme, dont la présence dans un monde avant tout dédié aux animaux (et surtout aux oiseaux) paraît souvent anachronique, ne peut subsister sans l’appui et l’aide de ses congénères. Il lui faut un guide, un ami, un capitaine. Stéphane Crémer note très subtilement ce qu’il doit à tous ceux qui l’accompagnent dans son périple.

« Le cahaça a plus d’une fois coulé entre les pins de glace pilés,
sur la peau de crapaud des citrons verts jusqu’au banc de sucre
au fond de nos verres à moutarde et nous avons honoré
l’amitié, sans autre diplôme que de force caipirinha à partager ! »

Il n’y a pas d’exotisme exagéré dans cet ensemble. Pas plus de parcours fléchés et balisés. Mais des zigzags lumineux et restreints. Par dizaines et dans le désordre pour mieux appréhender un pays qui ne peut dévoiler qu’une part infime de ses présents à ce voyageur qui surprend par l’acuité de son regard.

 Stéphane Crémer : Compost / composto, traduits dans le portugais du Brésil par Leonardo Lacerda et Alain Mourot, préface de Gilles A. Tiberghien, éditions Isabelle Sauvage.


mercredi 2 avril 2014

Volonté en cavale

Rennes, jeudi 12 décembre 2013, centre culturel Le Triangle. Environ quatre-vingt personnes ont pris place dans la grande salle, autour des tables disposées façon cabaret. Certaines ont commandé un verre, d’autres non. Il est 20h30. Joël Bastard termine la lecture d’extraits de son dernier ensemble, Entre deux livres (éditions Folle Avoine), écrit lors de sa résidence à la Maison de la poésie de Rennes. Les séquences concises qu’il vient de dévoiler sonnent telle une invitation à le suivre plus longuement dans des lieux proches, toujours en extérieur, et souvent au bord de l’eau. C’est maintenant au tour de Bernard Bretonnière, accompagné du comédien Gérard Guérif, d’entrer en scène. Assis face au public, celui qui a récemment publié Volonté en cavale, poème-théâtre, se propose de faire entendre à deux voix une version courte de cet ouvrage. L’un sera Ledrépessif, personnage central du texte, et l’autre devra prononcer les paroles des autres interlocuteurs.

D’emblée le ton est donné. Le silence devient total, tout comme l’immersion de tous dans les méandres d’une souffrance invisible et lancinante. On ne lape plus : on est happé. Le texte de Bretonnière est clair et déstabilisant. Il touche des zones fragiles. Érafle le prêt-à-penser. Malmène les certitudes. Désosse les lieux communs. La gravité est de mise. Elle touche à l’intime, à l’intégrité de l’être et à son existence sociale. On baisse la tête et on entre en soi. L’humour bref qui jaillit ponctuellement de cette diction ciselée, au flux rapide et mouvementé, provoque quelques rires nerveux. L’auteur, tout en sensibilité et en révolte, n’est pas là pour démontrer. Et pas plus pour montrer. Ledépressif à qui il prête ses mots en a trop sur le cœur pour chercher à expliquer quoi que ce soit. Ne sait pas comment ça lui est tombé sur le râble. Il est troué de partout. On lui reproche ses faiblesses, ses renoncements, sa vie au ralenti. On lui rappelle qu’il avait pourtant « tout pour être heureux » et que cet état piteux dans lequel il se trouve n’est imputable qu’à lui et à lui seul.

« Ledépressif en débit fait ses comptes : de soi plus d’estime de respect de confiance plus de capacité d’amour perte d’objet. »

Plus il en bave et plus il s’isole. Plus de goût, d’envies. Voudrait ne plus sortir, ne plus se lever, se laver, se regarder dans la glace. Les mots claquent. Ledépressif ne se fait pas de cadeau. Il morfle, se ratatine. Il prend des flopées de cachets mais rien n’y fait. Il finit par croire ceux qui le pensent responsable de ce qu’il commence à nommer sa maladie. Les conseils fusent et ne cessent de se contredire.

« Vous vous écoutez trop » « écoutez votre être profond » « c’est à vous de vous aider » « faîtes vous aider » « lâcher prise » « verbalisez » « installez le silence en vous même » « laissez vous aller » « résistez » « acceptez vous tel que vous êtes » « changez de vie » « oubliez votre narcissisme » « apprenez à vous aimez ».

Facile à dire. Plus dur à vivre. Parfois il croise Lheureux. Tout sourire, celui-ci croque et croche dans la vie avec une vigueur que rien ne semble pouvoir venir troubler. Ce genre de rencontre l’assomme encore un peu plus. Il essaierait bien le marabout du coin...

« oui je vais prendre rendez-vous avec vous Monsieur Sanbou médium extralucide international l’homme qui a des solutions ».

La lecture, intense, tendue, bénéficiant d’un montage judicieux, dure une vingtaine de minutes. Après quoi, celui dont on connaît la passion pour les listes, sourit, range ses feuillets, regarde son ami comédien en attendant que le silence qui plane pendant quelques secondes sur la salle se fendille. Il ne peut rien expliquer. Tout cela est si vrai, si criant, si juste. Il précise néanmoins que le dépressif qu’il vient de mettre en scène (mais non, faut pas croire, ce n’est pas lui) est une sorte de personnage gigogne, un super non-héros qu’il a chargé comme une mule en lui faisant porter les symptômes d’un tas d’hommes et de femmes touchés par la maladie. Auparavant, il a lu, consulté, côtoyé, rencontré des malades, interrogé médecins et thérapeutes. Et c’est à partir de ce matériau épars qu’est né Volonté en cavale, livre (hors pair) qu’il a mis quatre ans à écrire et avec lequel il aimerait bien, dit-il, attirer l’attention sur une réalité simple mais souvent occultée : « tout dépressif est victime et, partant, incapable de répondre aux injonctions obtuses du "secouez-vous". »


 Bernard Bretonnière : Volonté en cavale ou D’ , éditions Color Gang.


mercredi 26 mars 2014

Un fleuve de vin rouge

Poète de la rue, proche de la Beat Generation, Jack Micheline, né en 1929 dans le Bronx et mort d’un infarctus à bord du train rapide reliant San Francisco à Orinda le 27 février 1998, a publié l’essentiel de son œuvre à tirages limités, chez de petits éditeurs. Il aura fallu attendre la réédition de son premier livre, en 1986, pour le voir enfin présent en librairie. C’est ce recueil, paru initialement en 1957 et préfacé par Jack Kerouac, que publie les éditions Dernier Télégramme. On y retrouve, déambulant sur les trottoirs, dans des poèmes rapides, écrits d’une seule traite et destinés à être lus à haute voix, les ombres fragiles de tous ceux que l’auteur n’a cessé de croiser. Comme lui, ils passent la plus grande partie de leur temps dans la rue. Il y a là musiciens, clochards, gamines fugueuses, jeunes crieurs de journaux, cireurs de chaussures, prostituées, mendiants et vagabonds. Jack Micheline leur dédie son livre.

« Hommes invisibles comme des fantômes
ils habitent les abords sombres
des villes
ils s’assoient dans des terrains vagues
sur de vieux cageots
causent à des boîtes de bière rouillées. »

Le quotidien qu’il décrit est rude. Subsister au jour le jour tient du miracle. Garder intacte cette parcelle de liberté a un prix. Souvent payé cash par un corps bien malmené, et pas seulement par les intempéries du dehors. C’est une vie précaire, rebelle, « sauvage et sans chaîne », qu’ils mènent à l’écart de « la folie du dollar », loin de l’enfermement dans les tours, bureaux ou banques et loin également de l’Amérique des « gens endormis » et des « esprits apeurés ».

« Des bohémiens dansaient et lisaient l’avenir
dans les mains de marins ivres

des prostituées se tenaient sous des porches
éclairés de lumières rouges par des nuits glaciales

des vieux et des vieilles guettaient
au travers des fenêtres sans fin

des enfants jouaient à la balle
dans les rues l’été

tandis que l’aveugle foulait aux pieds
les souvenirs fugaces de sa jeunesse. »

Ce sont ces déshérités adeptes de la débrouille, ces familiers de la dèche qui n’abdiquent pas, ces sans-voix dont il partage le quotidien, d’abord à Greenwich Village (dans les années 50) puis à San Francisco (à partir de 1960), que Jack Micheline invite dans ses textes à travers de courts tableaux qui sont autant d’instantanés saisis sur le vif. Le swing lancinant et si particulier qui habite ses poèmes leur procure un rythme soutenu. Il y scande son désir de vivre autrement.

« Nous saignons dans les
déserts de votre monde
et des gouttes de notre liberté
vient la naissance. »

Son écriture simple, presque instinctive (et par ailleurs très visuelle) s’enroule autour de faits anodins que personne, d’ordinaire, ne voit mais qui ne peuvent échapper à son regard affûté. Il s’en empare (et s’en sert) pour dessiner un tas de croquis et portraits qui remettent à leur vraie place (autrement dit aux premières loges) tous ces anonymes sans qui les rues ne seraient pas si intensément habitées.

Jack Micheline : Un fleuve de vin rouge, traduit par Alain Suel, éditions Dernier Télégramme.

mardi 18 mars 2014

Retour à Liscorno

Les jours où la pluie et le vent donnaient de la voix, surtout en milieu de matinée, quand je vivais en banlieue,  logeant au cinquième étage, dans un immeuble bâti au milieu de la plaine, je ne pouvais me défaire de la nostalgie. Celle-ci jouait des coudes dans ma mémoire. Elle tirait sur un fil invisible. Qui avait ses racines au cerveau. Je retrouvais mes points de repère au hameau en un éclair et remettais mentalement mes pas dans les empreintes laissées sur place par les semelles des vieilles godasses que j'avais balancées à la poubelle avant de partir. Je me revoyais allumer l'ampoule soixante watts qui pendait au bout d'une douille cassée et d'un fil dénudé et prétexter une visite aux saumons pour sortir et me rendre à la rivière. Je prenais soin d'éviter le moulin, pour ne pas rencontrer le meunier à la voix coupée, et passais sur l'autre berge avant d'escalader le versant abrupt qui me permettait d'avoir une vue imprenable sur la maison familiale. Je la repérais facilement, et ce grâce à la lumière blanche qui vacillait derrière les arbres. J'avais l'impression d'être présents aux deux endroits en même temps, avec en chant continu, se répercutant dans les creux, le roulement de l'eau sur les pierres. Je percevais tous les bruits. À la fois le froissement poussiéreux produit par les ailes d'une chouette-effraie qui s'envolait, le déplacement ventre à terre d'un renard qui se faufilait entre les feuilles mortes et le couinement presque animal de deux branches qui ne cessaient de frotter leurs écorces blessées l'une contre l'autre.

Un soir, je fus surpris de voir, à une vingtaine de mètres, l'espace d'une seconde, un ciré noir et luisant briller sous la lune. Je reconnus, à sa démarche déhanchée, le cultivateur Ropert qui se dirigeait vers la rivière. Il clopinait de flaque en flaque et s'arrêta près d'un trou où il se mit à relever ses lignes de fond. Les truites étincelaient entre ses mains. Il insérait à chaque fois son index et son majeur droits entre leurs ouïes pour leur casser la colonne vertébrale d'un coup sec avant de les déposer dans la musette verte qu'il tenait à l'épaule. Il reproduisit le même geste à trois reprises et s'en alla, disparaissant entre les joncs pour se diriger sans doute vers d'autres lignes.

Je restais immobile, à l'affût du moindre signe de vie. J'avais une vue plongeante sur les toits bleus, les tôles ondulées, le clocher de la chapelle et la brume qui commençait à napper l'horizon. Debout sur les hauteurs, je ne pouvais m'empêcher de penser au monde secret et habité du poète Reverdy, ce familier des lucarnes, des soupentes et des ardoises disjointes. Certains lyriques le disaient capable d'isoler la lune dans un seau d'eau et de récupérer des étoiles dans le courant des rigoles. Je lisais et relisais (pris, ferré, mordu) Plupart du temps depuis des semaines et cela me suffisait. Je pouvais, grâce à lui, imaginer une ville qui m'était encore inconnue, toucher de près des trottoirs humides, le reflet des lampadaires sur les pavés, des silhouettes floues en mouvement derrière les rideaux des appartements et les hommes solitaires s'en allant, tête basse, dans des impasses. 

Fébrile, debout en bordure d'un champ fraîchement ensemencé au milieu duquel se dressaient quelques épouvantails colorés, hésitant à gratter une allumette de peur d'être repéré par le braconnier, je laissais mes pensées s'enrouler autour de la présence énigmatique (lointaine, improbable) d'un ténébreux qui avait depuis longtemps quitté les coteaux ensoleillés de ses montagnes noires pour ne plus y revenir. Sa solitude s'effritait entre les doigts d'un vent humide avant de s'éclairer aux reflets des becs de gaz, dans des rues sombres et parisiennes datant de plus d'un demi-siècle, le long de hautes palissades où des fantômes en lambeaux le précédaient, lui ouvrant les marches bringuebalantes d'un escalier étroit qui craquait et serpentait pour porter cet inquiet en tenue sombre jusqu'à sa table de travail.

« Quand la lampe n'est pas encore éteinte, quand le feu commence à pâlir et que le soleil se cache, il y a quand même dans la rue des gens qui passent. »

Traîner dans les bois pour repérer, via un trait de lumière figé dans la pénombre, la mansarde au loin, puis commencer à dessiner son image en moi, pointant quelques détails de mon intérieur austère – des livres de poche, des poèmes photocopiés, une table de chevet, des toiles d'araignées, deux, trois carnets ouverts et un réveil – c'était déjà, je m'en doutais bien, me préparer à la quitter et à caser au plus vite son intimité protectrice dans un coin de ma mémoire, pour pouvoir la transporter, plus tard, partout où j'irais.

(Petit additif inédit à Liscorno, éditions Apogée)