Rennes, jeudi 12 décembre 2013, centre culturel Le Triangle. Environ
quatre-vingt personnes ont pris place dans la grande salle, autour des
tables disposées façon cabaret. Certaines ont commandé un verre,
d’autres non. Il est 20h30. Joël Bastard termine la lecture d’extraits
de son dernier ensemble, Entre deux livres (éditions Folle
Avoine), écrit lors de sa résidence à la Maison de la poésie de Rennes.
Les séquences concises qu’il vient de dévoiler sonnent telle une
invitation à le suivre plus longuement dans des lieux proches, toujours
en extérieur, et souvent au bord de l’eau. C’est maintenant au tour de
Bernard Bretonnière, accompagné du comédien Gérard Guérif, d’entrer en
scène. Assis face au public, celui qui a récemment publié Volonté en cavale,
poème-théâtre, se propose de faire entendre à deux voix une version
courte de cet ouvrage. L’un sera Ledrépessif, personnage central du
texte, et l’autre devra prononcer les paroles des autres interlocuteurs.
D’emblée le ton est donné. Le silence devient total, tout comme
l’immersion de tous dans les méandres d’une souffrance invisible et
lancinante. On ne lape plus : on est happé. Le texte de Bretonnière est
clair et déstabilisant. Il touche des zones fragiles. Érafle
le prêt-à-penser. Malmène les certitudes. Désosse les lieux communs. La
gravité est de mise. Elle touche à l’intime, à l’intégrité de l’être et
à son existence sociale. On baisse la tête et on entre en soi. L’humour
bref qui jaillit ponctuellement de cette diction ciselée, au flux
rapide et mouvementé, provoque quelques rires nerveux. L’auteur, tout en
sensibilité et en révolte, n’est pas là pour démontrer. Et pas plus
pour montrer. Ledépressif à qui il prête ses mots en a trop sur le cœur
pour chercher à expliquer quoi que ce soit. Ne sait pas comment ça lui
est tombé sur le râble. Il est troué de partout. On lui reproche ses
faiblesses, ses renoncements, sa vie au ralenti. On lui rappelle qu’il
avait pourtant « tout pour être heureux » et que cet état piteux dans
lequel il se trouve n’est imputable qu’à lui et à lui seul.
« Ledépressif en débit fait ses comptes : de soi plus d’estime de respect de confiance plus de capacité d’amour perte d’objet. »
Plus il en bave et plus il s’isole. Plus de goût, d’envies. Voudrait
ne plus sortir, ne plus se lever, se laver, se regarder dans la glace.
Les mots claquent. Ledépressif ne se fait pas de cadeau. Il morfle, se
ratatine. Il prend des flopées de cachets mais rien n’y fait. Il finit
par croire ceux qui le pensent responsable de ce qu’il commence à nommer
sa maladie. Les conseils fusent et ne cessent de se contredire.
« Vous vous écoutez trop » « écoutez votre être profond » « c’est à
vous de vous aider » « faîtes vous aider » « lâcher prise »
« verbalisez » « installez le silence en vous même » « laissez vous
aller » « résistez » « acceptez vous tel que vous êtes » « changez de
vie » « oubliez votre narcissisme » « apprenez à vous aimez ».
Facile à dire. Plus dur à vivre. Parfois il croise Lheureux. Tout
sourire, celui-ci croque et croche dans la vie avec une vigueur que rien
ne semble pouvoir venir troubler. Ce genre de rencontre l’assomme
encore un peu plus. Il essaierait bien le marabout du coin...
« oui je vais prendre rendez-vous avec vous Monsieur Sanbou médium extralucide international l’homme qui a des solutions ».
La lecture, intense, tendue, bénéficiant d’un montage judicieux, dure
une vingtaine de minutes. Après quoi, celui dont on connaît la passion
pour les listes, sourit, range ses feuillets, regarde son ami comédien
en attendant que le silence qui plane pendant quelques secondes sur la
salle se fendille. Il ne peut rien expliquer. Tout cela est si vrai, si
criant, si juste. Il précise néanmoins que le dépressif qu’il vient de
mettre en scène (mais non, faut pas croire, ce n’est pas lui) est une
sorte de personnage gigogne, un super non-héros qu’il a chargé comme une
mule en lui faisant porter les symptômes d’un tas d’hommes et de femmes
touchés par la maladie. Auparavant, il a lu, consulté, côtoyé,
rencontré des malades, interrogé médecins et thérapeutes. Et c’est à
partir de ce matériau épars qu’est né Volonté en cavale, livre
(hors pair) qu’il a mis quatre ans à écrire et avec lequel il aimerait
bien, dit-il, attirer l’attention sur une réalité simple mais souvent
occultée : « tout dépressif est victime et, partant, incapable de
répondre aux injonctions obtuses du "secouez-vous". »
Bernard Bretonnière : Volonté en cavale ou D’ , éditions Color Gang.
Bernard Bretonnière : Volonté en cavale ou D’ , éditions Color Gang.
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