jeudi 17 septembre 2015

Farigoule Bastard

Le village s’étale entre landes, éboulis, herbes rases, murs de pierres sèches et arbres rabougris. Un vent fou le traverse parfois. Il vient chauffer ou glacer les sangs des rares qui résident en ces terres de Haute-Provence. Farigoule Bastard est l’un d’entre eux. Berger, il vit seul là-haut, la plupart du temps dehors, se déplaçant au gré de ses bêtes.

« Il possède des moutons mais c’est une activité qui périclite. Lui-même vieillit dans un village minuscule, où l’on compte moins d’habitants que de doigts chez un homme normalement constitué, village en proie à une double impéritie : l’exode qui a frappé durablement la région, et l’arrivée de résidents secondaires, qui aiment les paysages de lavande et le soleil à mi-temps. »

La monotonie de son existence est brutalement rompue le jour où Farigoule Bastard reçoit – de la main de son ami le facteur Picris – une invitation à participer au vernissage d’une exposition qui lui est consacrée (il se demande bien pourquoi) dans une lointaine capitale, très précisément à Paris. Il décide de s’y rendre. Se prépare. Aiguise ses lames. Confectionne son bagage. Apprête la mule puisque c’est sur son dos qu’il va devoir chalouper, par monts et par vaux, pour atteindre une gare. Quelque part, au même moment, dans la contrée dépeuplée, son père, Farigoule lui aussi, semble sur le point de mourir. Cela ne l’arrête pas. Il lui faut suivre son instinct. « Lacer son destin ». Et en profiter pour concocter quelques haltes. Qui l’aideront à réarmer sa mémoire en revoyant les deux femmes (Celle et la Vieille) qui ont compté dans sa vie.

« La pluie ne cesse pas, et il reste encore quelques encablures avant la Vieille. L’humain est encore loin. Comme les montagnes deviennent derrière, deviennent hier, et qu’on aborde ce qu’on appelle crau, les activités se raisonnent.. »

Pendant que Farigoule Bastard s’éloigne, ses proches, restés au village, commentent son absence. Peu à peu, deux histoires parallèles et complémentaires se mettent en place. Il y a d’une part le cheminement de celui qui continue d’avancer vers la capitale et de l’autre les hypothèses qui commencent à circuler quant à son départ. La langue employée par Benoît Vincent pour donner vie aux différents cycles de « la geste de Farigoule Bastard » épouse la rugosité et l’éclat des paysages évoqués. Il adopte, pour cela, un lexique local âpre et judicieusement revisité qui ancre bien le récit dans ces lieux souvent désertés par l’homme, là où la parole, quand elle advient, sait se montrer tout aussi économe que précise. L’’histoire évolue, par saccades, au fil des pages. Elle change volontiers de narrateur. Déroule ses aléas, ses imprévus. Et multiplie les points de vue en faisant, au bout du conte, entrer Farigoule Bastard dans la légende.

« Vendredi, celui-là, Farigoule Bastard n’était pas descendu au marché. Là où il se gare d’habitude, il y avait un vide.
Certains ont à peine tiqué.
D’autres ont plaisanté / certains ont craint. »


Benoît Vincent : Farigoule Bastard, Le Nouvel Attila.
On retrouve Benoît Vincent évoquant Farigoule Bastard en trois temps ici même.


jeudi 10 septembre 2015

Les chemins de retour

Lire les romans de mémoire d’Alfons Cervera, c’est se familiariser assez vite avec des lieux qui résonnent ensuite longuement en nous. On se retrouve peu à peu en train de sillonner les rues de Los Yesares (le village) ou accoudé au comptoir de La Agricola (Le bar) en compagnie de quelques habitués qui retracent l’histoire du coin et tout particulièrement la chronique des années noires, la lutte contre le franquisme et le départ de plusieurs d’entre eux vers des contrées moins barbares. Les descriptions de l’auteur et sa façon de brosser les portraits de personnalités profondément humaines ne sont pas pour rien dans l’embarquement immédiat du lecteur pour cette petite ville espagnole où bat le pouls d’une œuvre étonnante.

« Mes romans naissent à partir d’un territoire moral qui est le lieu où je suis né, la maison où je continue de vivre tant d’années après, les personnages qui, avant de devenir des êtres de fiction, ont été et sont mes amis de toute la vie. »

C’est de ce lien étroit entre réalité et fiction qu’il est ici question. Pour Alfons Cervera, « elles sont presque toujours une seule et même chose ». Il lui suffit de retourner à Los Yesares (ou à Gestalgar, province de Valencia), là où ses romans prennent racines pour s’en convaincre. De nombreuses années se sont écoulées, bien des personnages ont disparu, certaines maisons sont devenues des ruines mais la mémoire collective, celle que tisse tout un chacun en la transmettant aux autres, et ce de génération en génération, reste vivante. Elle l’est même, et peut-être encore un peu plus qu’ailleurs, au sein du cimetière civil, dans l’enclos où reposent les morts clandestins, à savoir les suicidés, les « rouges » et les enfants nouveau-nés.

« C’étaient les années du franquisme. L’église catholique imposait ses règles. Seuls étaient inhumés en terre sacrée les corps incorruptibles de ceux qui étaient morts en état de grâce, tous leurs péchés absous par Dieu, la conscience tranquille d’une conduite irréprochable. Tout n’était que mensonge. Tout continue de n’être que mensonge »

Chacun des lieux évoqués et revisités dans ce livre est précédé d’une photo et d’un court extrait y ayant trait. Si Alfons Cervera y revient, c’est pour dire ce que constituent ces différents endroits dans son itinéraire. Se trouvent ici et là une part de lui-même et un fragment important de sa mémoire. Les relier à nouveau l’aide à cheminer assez sereinement dans son passé. Il explique comment sont nés certains de ses textes. Ce qu’il doit à ses proches. À tous ceux qui lui ont fait partager ce qu’il peut à son tour donner aux autres. En créant, adossé au réel. Conscient que le roman, tel qu’il le construit, ne ment pas.

« La fiction est le réel. Antonio Machado le disait : la vérité, on l’invente aussi. Les romans construisent une autre réalité. Comme s’ils mentaient. Mais ils ne mentent. »

 Alfons Cervera : Les chemins de retour, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, Éditions La Contre-Allée.

mercredi 2 septembre 2015

Les grands arbres s'effacent

De l’homme sans qui ce livre n’existerait pas, on saura peu de chose. Son prénom n’apparaît qu’au détour d’une dédicace. On sait qu’il est mort. Qu’il est tombé. Que ce fut sans doute assez rapide et qu’à cette soudaineté de la disparition doit succéder un apprentissage de la patience, pour continuer à vivre, entre douleur et douceur, en évitant de trop ressasser le passé. C’est ce cheminement qu’amorce ici Véronique Gentil. Elle le fait en ne cachant rien du vide profond que constitue pour elle la perte de l’être aimé tout en s’employant à tenir debout dans un présent qu’il lui faut appréhender différemment.

« La nature apaise mon cœur. La nature et le silence des morts. Le silence des vivants attend toujours d’être saisi par la parole, fécondé par la parole. Le silence des morts n’attend rien, n’est incisé par rien, n’appelle pas. Il est. »

C’est avec ce silence qu’elle doit composer. Non pas en devenant elle-même muette mais en confiant, au contraire, des bribes de réalité à celui dont l’absence se transforme peu à peu en présence discrète, apaisante, intérieure, grâce en partie à la capacité qu’elle a à se laisser (presque méditative) porter par ce qui l’entoure.

« Je peux rester des heures à regarder ce que trame la lumière à travers le rideau, et comment elle fait apparaître les mouvements du monde. » 

S’absenter ainsi l’aide à se rapprocher du disparu. À qui elle dit, en strophes brèves, d’une voix posée et délicate, ce qu’il en est des arbres en fin d’automne, du frémissement des branches mises à nu, des travaux des champs, des fruits récoltés, des corneilles aux aguets, et ce qu’il en est également de lui, tel qu'elle l'imagine,  invisible, en embuscade, en attente d’un signe qui ne viendra pas, à peu près serein, libéré de bien des pesanteurs, enclin à se laisser « fléchir par le vent ».

« La première chose
que tu m’as apprise
est de ne pas avoir besoin
de preuve

Ta mort est ma maison
que pourrais-je donc craindre ? » 

C’est en anglais que Véronique Gentil écrit les poèmes (donnés également en traduction française) qui, en seconde partie du livre, sont adressés à celui dont elle dessine furtivement quelques traits d’une personnalité que l’on devine calme et attentive.
« Les hommes nous laissent en mourant une autre langue à écrire, en marge de ce que nous connaissons, de tout ce qui nous a jusqu’alors constitués. »

 Véronique Gentil : Les grands arbres s’effacent, éditions Pierre Mainard.

samedi 22 août 2015

Démolition

Il y a, en fil continu, dans ce recueil de poèmes de Jean-Christophe Belleveaux, (construit à partir d'éléments issus d'une déconstruction / démolition de quelques uns de ses recueils précédents) de la hargne, de la colère, des nerfs à vif, de l’impulsivité mais aussi une volonté de comprendre le mécanisme inquiétant de ce trop-plein de douleurs qui peut parfois modifier la perception de la réalité. Ces risques, pour le moins perturbants, l’auteur les connaît mais ne veut (et sans doute ne peut) pas les éviter. Il les traverse avec fougue en décidant de se colleter le monde tel qu’il est : peu fiable, peu audible, en guerre, affamé, grand dévoreur de vies.



« mettez donc un bémol à mon sang,
jaugez si vous pouvez : tout déborde,
à commencer par la langue
qui est elle-même au commencement. »

La langue, usuelle, qu’il adopte est tendue et directe. Aux abois, en rupture d’artifice. Ne recherchant pas plus la métaphore que le jeu de mots subtil. Elle est là pour dompter l’effet solitude tout en lui laissant assez de champ pour dire avec réalisme ce qu’il advient d’un homme qui se trouve debout sur une digue au moment même où celle-ci s’écroule, quand tout autour les fondations s’affaissent, quand le monde intérieur brûle aussi vite que celui du dehors, quand l’implosion menace, quand le burn-out demande sa part de cendres... C’est à cela, à cette déconstruction, bloc après bloc, d’un être qui ne se verrait bientôt plus que sous forme de fantôme errant en divers lieux de la planète que s’attache Jean-Christophe Belleveaux.

« je n’enflamme pas le coin
de la feuille de papier
je ne défenestre pas
mon envie de crier
j’aligne,
je fais avec. »

Si sa lucidité ne le rend pas plus serein, elle lui permet en revanche d’exprimer une souffrance légitime en la rattachant à celle des autres, en la minimisant (face à l’innommable), en la détournant aussi, en n’hésitant pas à se moquer de lui-même.

« ça s’effrite dedans, ça craque
et l’écriture jette ses oiseaux noirs
sur la page étale

vont finir par croasser idiotement
les mots »

On sent qu’il se tient à distance respectable du lyrisme. Celui-ci pointe parfois sa truffe humide. C’est un chien sympa qui gambade loin devant. Il n’est pas prêt à le suivre. Coupe court à ses élans. Et coupe également chaque poème d’un coup sec, avec en bout de texte un dernier vers en suspens qui évite la chute. Il choisit de rester concis et concret jusque dans ses doutes, ses fissures, ses plaintes, ses tentations extrêmes. Ne pas mollir, et ne pas, non plus, se démolir, l’aident assurément à aller de l’avant. Ce livre l’atteste.

 Jean-Christophe Belleveaux : Démolition, illustrations Yves Budin, Les Carnets du Dessert de Lune.

lundi 10 août 2015

Marco Pantani

Rennes, dimanche 15 février 2004. Une pluie fine, portée par un vent de Nord, Nord-Ouest, tombait en formant une sorte de rideau serré à travers le halo de lumière projeté par le lampadaire d'en face. Il pouvait être 6 heures du matin. Je prenais mon petit-déjeuner en écoutant la radio dans la cuisine quand l'annonce de sa mort est soudain venue briser la lente mise en route d'une journée qui s'annonçait semblable aux autres. Le flash était brutal et forcément inattendu. Le corps sans vie du coureur cycliste Marco Pantani, vainqueur du Tour de France 1998, avait été découvert la veille au soir dans une chambre d'hôtel de Rimini, célèbre station balnéaire située sur la côte Adriatique. Il avait trente-quatre ans. Une voix lointaine évoquait son parcours en dents de scie et parlait de l'immense solitude dans laquelle il se trouvait depuis des mois. Ceux qui lui étaient proches rappelaient qu'il ne s'était jamais remis de sa mise hors-course la veille de l'arrivée du Giro d'Italia 1999, course qu'il venait de survoler et qu'il s'apprêtait à gagner. Ce fut là le coup de grâce, le début de la fin, l'amorce d'une rapide descente aux enfers, et ce à peine un an après la plus grande victoire de sa carrière.

L'après-midi même, je me souviens avoir griffonné quelques lignes à son sujet. Non pas sur sa trajectoire fulgurante (celle d'une étoile filante) mais sur les images précises qui me revenaient et qui touchaient toutes à des faits de course dominés par ses imparables démarrages en montagne. Le spectacle qu'il offrait à ceux qui le voyaient progresser dans les lacets tressés des Dolomites, des Alpes ou des Pyrénées ne pouvait s'oublier. C'était un escaladeur hors-pair. Un solitaire qui savait dompter la montagne et enflammer ceux qui suivaient ses incroyables chevauchées à la télévision. Ce poids plume hissait avec maestria sa frêle carcasse sur des sommets où d'ordinaire seuls les chamois, les aigles et les marmottes se sentent à leur aise.

Si l'envie de lui consacrer un livre m'est venue assez vite, ne serait-ce que pour tenter de restituer les séquences les plus visibles de son parcours éclair (et souvent lumineux), cela s'est pourtant réalisé bien plus lentement que je ne le pensais alors. Il m'aura fallu dix ans pour y parvenir. Tout simplement parce que mon histoire personnelle s'est trouvée, durant la dernière décennie, jalonnée de morts. Que j'ai dû honorer. En restant d'ailleurs un temps silencieux puis en balbutiant avant de récupérer assez d'énergie pour revenir sur les destinées de mes père, mère, frère et sœur disparus. Chacun d'entre eux avait un rythme de vie particulier. C'est ce tempo que chaque texte dédié se devait d'acquérir. Pour Marco Pantani, il ne pouvait être qu'effréné, ponctué de séquences vives et avérées. Si j'ai tant tardé, c'est également par peur de trahir la personnalité de celui que l'on surnommait le Pirate. Avec un tel personnage, impossible de biaiser. Il fallait se documenter et bâtir un scénario qui n'ait pas l'air d'en être un. Puis suivre la chronologie des faits et avancer crescendo en suivant de près l'ascension – puis la descente vertigineuse – du petit grimpeur de Cesenatico. Pour cela, il était nécessaire d'aller voir comment s'en étaient sortis les écrivains qui avaient, un jour ou l'autre, choisi de créer en s'emparant d'un phénomène du même acabit. Quelques romans ou récits m'ont ainsi aidé (par leur unité, leur structure, leur élan narratif) à entrer dans ce monde (celui de l'écriture se frottant à une légende du sport) où je ne m'étais jusqu'alors jamais aventuré. Trois d'entre eux m'ont notamment permis de sauter le pas. Il s'agit de Courir de Jean Echenoz (conçu autour de l'athlète tchécoslovaque Émile Zatopek, éditions de Minuit), de L'échappée de Lionel Bourg (évoquant le cycliste luxembourgeois Charly Gaul, « l'ange de la montagne », éditions L'escampette) et de Tombeau pour Luis Ocaña d'Hervé Bougel qui capte les mots du vainqueur du Tour de France 1973 in extremis, au moment où il est en train de retracer, juste avant d'en finir, seul dans sa vigne, un fusil à la main, son parcours en 71 fragments incandescents (éditions La Table Ronde).

Aujourd'hui, onze ans après sa mort, je revois toujours Marco Pantani escalader la montagne avec cette souplesse de chamois qui était la sienne. L'homme secret, peu bavard, socialement peu habitué à la lumière, au point d'en être facilement aveuglé, n'aura cessé de me fasciner. Autant par sa volonté de dur au mal que par sa fragilité de jeune cycliste doué lancé dans le grand cirque d'un sport-spectacle qui aura fini par le broyer. Je n'ai aucun mal à le voir à nouveau secouer la meute pour se positionner loin devant. Il disparaît dans les virages, mangé par la foule qui s'écarte à peine pour le laisser passer, avant de resurgir peu après, arc-bouté sur sa machine, le visage ruisselant de sueur. C'est ainsi qu'il se présentait de temps à autre, sur des pentes très abruptes, seul à l'entrée de la dernière ligne droite. Il y avait en lui un magnétisme qui en a subjugué plus d'un. Je fus l'un de ceux-là. Spectateur ébahi. Bien obligé, comme tous les autres, de reprendre pied sur la terre ferme, celle de la dure réalité, un jour pluvieux du mois de février 2004. Mais heureux, tout de même, d'avoir pris le temps de feuilleter en sa compagnie quelques unes des pages de son livre de bord.

Vient de paraître : Marco Pantani a débranché la prise, éditions La Contre-Allée (en librairie depuis le 20 août).