dimanche 17 septembre 2017

Petit traité du noir sans motocyclette

Il fait si noir dans ses alentours qu’il se demande s’il n’est pas tout simplement mort. Qui plus est d’un coup de lame bien effilée dans sa chair. Il se rappelle vaguement du manche. Mais s’il s’en souvient, c’est qu’il ne s’est pas tout à fait absenté du monde. Et ce d’autant que d’autres souvenirs reviennent. Qui ont trait à l’enfance. À « l’épicerie mercerie bureau de tabac journaux » que tenait le grand-père. Aux doigts jaunis de celui-ci. Aux sucettes « Pierrot Gourmand » qu’il lui offrait. Reste ce noir obsédant. Extinction totale des feux. Qui signifie que s’il n’est pas encore mort, il est tout au moins déjà agonisant.

« sombre.
il fait sombre, très, dans mes alentours
alentours potentiels puisqu’en réalité je n’y vois rien. Ne
fais que deviner. Ce qu’il y a. dans les dits alentours. »

Sa diction s’en trouve saccadée. Mais sa réflexion reste posée. Le pré-mortem que Roger Lahu met ici en scène ne s’affole pas. Le réconfort lui vient de ce passé qui semble vouloir revivre, par séquences brèves, sur cet écran très noir qui ne diffuse ses images qu’en intérieur absolu.

« c’est long mais on s’habitue finalement.
ce noir tout
ce noir
ça fait écran. »

Partant de cette situation, pour le moins inconfortable, d’un mort qui se demande s’il l’est vraiment, et qui parvient peu à peu à détecter des indices qui se contredisent les uns les autres, Roger Lahu concocte un subtil traité du noir. Il tourne autour de la couleur fondamentale. Coincé dans ce sas qui lui fait penser à une « salle d’art et décès », le narrateur ne peut s’empêcher de tuer le temps en pensant aux bienfaits de cet entre-deux qui a des allures de clap de fin.

« parfois il semble que le noir pourrait s’écailler, se fendiller,
s’ouvrir, bailler,
comme une huître
et dedans il y aurait une énorme perle
une perle d’un noir si profond si parfait si absolu
qu’on aurait l’impression qu’elle avait – au terme de quelle alchimie de mille ans ? -
concentré en elle toute la lumière du monde.

ça éblouirait »

Ce serait donc peut-être cela la fameuse petite lumière dont parlent ceux qui reviennent d’une agonie ratée ? Lui, en tout cas, ne voit rien venir. Ce qui lui permet de poursuivre sa longue aventure dans l’outre-noir en se repassant un titre de Johnny h ou en écoutant Patti Smith chanter Because the night avec en arrière-plan un type en motocyclette qui disparaît à toute allure sur un invisible ruban de bitume.

« on dirait que le héros tout de cuir vêtu
botté de noir aussi (marlon negro ?)
il chevaucherait une moto noire de grosse cylindrée
et il filerait filerait filerait
sur une route toute noire »

Roger Lahu : Petit traité du noir sans motocyclette (sauf une in extremis), préface de Daniel Fano, éditions Les carnets du Dessert de Lune.

vendredi 8 septembre 2017

Watching the river flow

Il a 15, 16, 17 ans. Se laisse porter par le bus qui cahote de Saint-Chamond à Saint-Étienne. Rêve, les yeux grands ouverts et la joue contre la vitre, à ces points d’appui qu’il a découverts depuis peu, à ces poèmes, ces fulgurances concoctées par de jeunes dynamiteurs de langues venus du hameau de Roche dans les Ardennes ou de la ville industrielle de Paterson en Amérique. Il sait que ceux-là (ce Rimbaud, ce Ginsberg) ont assez d’envergure pour l’aider à s’éjecter d’un univers familial dont la routine et la désespérance le plombent.

« Maman tremblait. Abattue. Furieuse.
Daniel, mon aîné, souriait dans le cadre barré de crêpe qui se détachait sur le papier peint du vestibule, une photo diaphane rehaussant sa blondeur et celle d’André, le cadet, sous un verre où mourait la lumière de la salle-à-manger. Penaud dans mon coin, je me ratatinais. M’étiolais. »

Il sait que ces types qui tordent à leur façon le cou du vieux monde des années 1870 ou 1950, qui hurlent, qui assènent des coups rudes à une poésie trop sage, qui se rebellent, inventent, vitupèrent, invectivent, ne sont pas seuls. Ils ne représentent que la partie visible de l’iceberg. D’où ne peuvent que jaillir, tête froide et sang chaud, beaucoup d’autres. Qui leur ressemblent. Et qui vont l’aider à donner de tonitruants coups de pieds dans ces portes qu’il lui faut ouvrir pour libérer le vent de révolte qui ne cesse de monter en lui.

Parmi eux, sortant du lot, découvert grâce au transistor puis aux 45 tours, il y a ce chanteur ébouriffé à la voix éraillée, un dénommé Robert Zimmerman, né à Duluth, Minnesota, le 24 mai 1941, qui traîne du côté de Greenwich village, qui a débuté au café Wha ?, qui a joué en première partie d’un concert de John Lee Hooker, qui donne voix aux exclus, aux délaissés, aux déclassés, aux révoltés, aux noirs, aux invisibles. Il susurre des textes âpres, taillés au couteau, et des blues lancinants ou énervés. Il s’accompagne à la guitare et à l’harmonica et n’a pas peur de se montrer frondeur et provocateur.

« Il l’avait assez crié, murmuré, miaulé sur les toits et dans les basements, empruntant aux récits bibliques ou à Woody Guthrie, à Melville comme à Kerouac, et à Ginsberg, au Dylan Thomas auquel il devait son pseudonyme, les paraboles et les tournures métaphoriques dont il truffait d’interminables refrains psalmodiés d’une voix râpeuse ou nasillarde. »

Celui que Lionel Bourg suit à la trace, expliquant en quoi de nombreux morceaux créés et interprétés par Dylan lui furent essentiels, le rassurant parfois dans les très bas de son toboggan de vie, a assez de biographes de haut vol pour qu’il s’y mette à son tour. Son propos (qui n’est pas, non plus, celui d’un essayiste) est tout autre. Il s’agit de revenir sur un compagnonnage (qui court sur plus d’un demi-siècle) en notant combien il a compté (et compte encore) pour lui, qui s’en est imprègné tout en gardant son esprit critique intact.

« Des pleurs, des larmes, il y en a tellement dans les chansons de Dylan ! On y va, on s’y rend, là où les gouttes salées tombent »,

là où elles rejoignent le flux de la rivière que Lionel Bourg longe en captant ses tumultes et en gardant ses écouteurs, reprenant, au fil d’un récit où se mêlent fragments autobiographiques et références à de multiples personnages. Les extraits de textes qui jalonnent l’ensemble atténuent ou amplifient quelques uns des épisodes douloureux vécus par l’auteur. Qui mixe cela avec habileté, en un récit exigeant, extrêmement bien tissé, où la présence de Dylan se faufile, en constant fil rouge.

Lionel Bourg : Watching the flower flow, sur les pas de Bob Dylan, illustrations de Olivier Fischer, éditions La passe du vent.

Un autre livre de Lionel Bourg vient de paraître aux éditions Le Réalgar : Demain sera toujours trop tard. Il s’agit d’un ensemble de lettres ouvertes adressées à ses contemporains. Un livre alerte, tonique et réconfortant jusqu’en ses vivifiantes sautes d’humeur.

vendredi 1 septembre 2017

Où j'apprends à ma mère à donner naissance

Née en 1988 au Kenya, Warsan Shire, a grandi à Londres. Les sujets brûlants qu’elle aborde ici touchent à l’identité, aux migrations, aux traumatismes liés à toutes sortes de violences, notamment celles subies par les femmes, et au poids grandissant de la religion, en l’occurrence l’Islam. Elle avance, avec des poèmes très narratifs, chacun décrivant une scène particulière, en s’immergeant dans un monde qu’elle connaît bien. Se sert tout à la fois de faits vécus par ses proches et de son propre parcours, dépassant sa mémoire pour s’ouvrir à celle des autres.

« Sofia la nuit de ses noces a pris du sang de pigeon.
Le jour d’après, au téléphone, elle m’a raconté
comme son mari a souri à la vue de ces draps,

comme il les a rassemblés pour les porter à son nez
fermant les yeux et passant sa langue sur la tache. »

La caisse de résonance qu’elle crée est polyphonique. Ancrée dans le monde contemporain, elle n’en oublie pas pour autant ses racines antérieures. Ses poèmes, simples et cinglants, font mouche en peu de mots.

« Certaines nuits je l’entends dans sa chambre qui hurle.
Pour étouffer sa voix on passe la Surah Al-Baqarah.
Tout ce qui sort de sa bouche ressemble à du sexe.
Notre mère lui a interdit de prononcer le nom de Dieu. »

L’intimité, le désir et la sensualité sont vécues avec fougue ou discrétion, selon le degré d’intensité qui s’empare des corps. La souffrance n’est jamais loin. Pas plus que la mort, qui rôde à proximité des chambres ou des camps (ceux des migrants) qui restent les lieux où se situent nombre des poèmes de Warsan Shire.

« Ils demandent comment vous êtes arrivée ici ? Tu ne le vois pas sur mon corps ? Le désert libyen rouge des corps de migrants, le golfe d’Aden ballonné, la ville de Rome sans veste. J’espère que ce voyage signifie plus que ces kilomètres, parce que tous mes enfants sont au fond de l’eau. »
Où j’apprends à ma mère à donner naissance, est le premier livre de Warsan Shire traduit en Français. Ce bref ensemble (40 pages) est extrêmement percutant. D’une limpidité et d’une force éclatante.

Warsan Shire : où j’apprends à ma mère à donner naissance, traduit de l’anglais par Sika Fakambi, éditions Isabelle Sauvage.

mercredi 23 août 2017

Voltige !

Ses mots s’offrent à l’air libre. Au vent, à la luminosité ambiante, aux tremblements des blés et des feuillages. Aux bruits qui disent les vies presque invisibles qui respirent tout autour. Ils se donnent aux pétales, à la craie, au silex et à la poussière. Et n’hésitent pas à se frotter, instinctivement, syllabes contre syllabes, pour produire des associations (sonores et sensuelles) capables d’exprimer par touches, par éclats, ce que ressent celle qui s’exprime ici.

« Petites entailles, sol sec,
fines poussières collées à nos rires.
L’aurore est arrivée.

Retard, toute la nuit passée,
chant (coq ivre), sais-tu
remonter l’aiguille des pentes vives ?

Veux-tu, pour un coquelicot,
remonter le jour ? »

Le coquelicot qu’Isabelle Lévesque évoque régulièrement dans ses poèmes est bien plus que la fleur sauvage et fragile dont la couleur rouge éclate sur champ doré. Son symbole est plus secret. Et touche à l’intime effleuré, défloré qui ne parle qu’à demi-mots.

« J’ignorais caresse boutons d’or
pudeur -. Tu pris mes lèvres fleurs,
cueillis ma vie passée. Simple.

Caresse du jour. Le sol tremblait,
Chaleur été canicule allongés.
La pente, gouttes perlées
sueur abreuve. »

Ce qui s’invente (et vole, voltige), suivant page à page "l’arc des mots", est subtil, ciselé, suggéré. Il y a clarté, légèreté mais aussi passion, amour, tourments. C’est la mémoire, elle qui relie si bien sensualité et instants troublés dans un décor bruissant de vie, qui assemble ces bribes et ces scènes qui furent haletantes et intenses. Cela se passe dans le secret d’un livre lumineux qui étonne, détonne. Un livre où l’on peut, comme le dit très justement Françoise Ascal dans sa postface, « accepter l’inévitable sans renoncer à frôler l’extase ».

Isabelle Lévesque : Voltige !, peintures de Colette Deblé, postface de Françoise Ascal, éditions L’herbe qui tremble.

samedi 12 août 2017

Un souffle sauvage

Si Jérôme Lafargue excelle dans la fiction, il n’en reste pas moins, comme tout un chacun, relié – par son vécu, ses racines, sa mémoire – à une réalité qui parfois le rattrape, demandant elle aussi sa part d’écriture. C’est celle-ci qui le guide ici, faisant resurgir une histoire personnelle qui se passe dans un coin secret des Landes, entre pins maritimes, dunes mouvantes et océan Atlantique.

« Il n’y a que l’eau et les arbres, et partout autour de soi, cette immense pinède qui virevolte le long de collines dunaires, abritant de minuscules étangs, des chênaies, des aulnaies pour qui sait se perdre et accepter l’embuscade de vénérables dont le tronc s’est raviné, torsadé sous le feu des âges. »

Il prend son temps. Suit ce chemin qu’il connaît bien et qu’il a jadis arpenté en compagnie de son chien. Il s’arrête sur le décor et sur l’étrangeté des lieux avant d’entrer dans le vif du sujet. Ce qu’il a à dire n’est pas simple. Cela est enfoui en lui depuis longtemps et lui rappelle inévitablement son père, puisque c’est là, dans une clairière, qu’il a, en compagnie de sa mère, répandu ses cendres.

« Pourquoi cet endroit ? Parce qu’il aimait s’y attarder, même s’y asseoir quelques instants. Et parce qu’à ma gauche en regardant l’océan, à quelques mètres vers le sud, s’est tenu un événement qui, sans aucun doute, a modifié ma perception de moi-même et des autres. »

Ce qu’il tient à souligner, c’est le désarroi qui fut le sien quand il dut courir dans les bois, un soir entre chien et loup, à la recherche de ce père en cavale, en se demandant s’il le retrouverait vivant ou mort. Celui-ci souffrait de dépression chronique et avait, après une énième dispute, brusquement quitté la maison en emportant un vieux pistolet.

« Je partis bille en tête et rejoignis le chemin. Je ne voyais pas d’autre possibilité. Nous prenions toujours par là. À mesure que je gravissais la première pente qui conduisait au pare-feu, je maudissais mon père d’avoir choisi de se donner la mort dans notre forêt. Ma forêt. »

Il le retrouvera, vivant mais secoué, planqué derrière un buisson de genêts, l’arme pendant au bout de son bras. Ce qu’il ne fit pas ce soir-là, il le fera – exténué, vaincu par l’insidieuse maladie – quinze ans plus tard. C’est ce parcours ardu, ce retour sur des faits lourds de conséquence, avec en toile de fond un paysage qui hante la plupart de ses romans, que Jérôme Lafargue retrace dans ce récit. Il le fait sans pathos. Ouvrant son texte sur la mémoire d’un lieu détenteur de nombreuses histoires. Dont la sienne. Qui y est désormais gravée.

Jérôme Lafargue : Un souffle sauvage, préface de Martine Laval, les éditions du Sonneur.
Jérôme Lafargue vient de publier Au centuple, éditions de L’Attente, cent textes composés de cent mots chacun.