mercredi 14 août 2019

Le nuage et la valse

Le nuage et la valse, le grand livre du journaliste et écrivain tchèque Ferdinand Peroutka (1895-1978), publié en 1976 à Toronto, est enfin traduit en français. On peut se demander, après lecture, comment un texte d’une telle ampleur, a pu rester aussi longtemps hors de portée des éditeurs hexagonaux.

L’histoire débute à Prague, dans la soirée du mercredi 14 mars 1939. Des gens aisés ont l’habitude de se retrouver au restaurant Le Baroque. Il y a là les banquiers Karel Novotny et Arnold Kraus, les époux Mautner, le docteur Pokorny et sa femme. Ils jouent au bridge dans une ambiance agréable tandis que dehors souffle un vent violent. Ce vent, qui ne cesse de s’amplifier au fil des heures, les obligeant à rentrer chez eux sous la neige, n’est rien à côté de ce qu’ils vont très bientôt devoir subir. Ils ne l’apprendront que le lendemain au réveil. Durant la nuit, les allemands ont envahi le pays et pris possession de la ville de Prague.

« Un tank gris s’avançait vers leur rue. Déjà ? Un moment, le tank fut tout seul. Puis il y eut beaucoup de tanks, ils passaient dans les flaques d’eau, écrasaient les tas de neige. Dans la tourelle de chaque tank, un officier debout, bien droit, regardait devant lui. »

Novotny, qui s’apprêtait à partir en vacances à la montagne avec sa fiancée, range ses skis et se rend à la banque pour savoir quoi faire. Le directeur leur dit que la monnaie reste forte et qu’il n’y a rien à craindre mais ce n’est pas cela qui les préoccupe. Tous sont inquiets, notamment Kohn, qui est juif, et Kraus qui, s’étant fait baptisé et étant marié à une blonde catholique, pense ne plus l’être mais sans en être vraiment sûr. Le docteur Pokorny est, quand à lui, appelé en urgence par la voisine du dessus dont le mari, cardiaque, vient de mourir dans sa baignoire en captant la nouvelle à la radio. Plus tard, les joueurs de cartes apprendront que les époux Mautner se sont suicidés peu avant l’aube.

Les jours et les mois qui suivent sont semblables à ceux que vivent tous les habitants des pays occupés. Le drapeau nazi flotte partout. Tout le monde doit le saluer. Les soldats patrouillent. Hitler se fait photographier au Château. Les arrestations se multiplient. Novotny, autour duquel se tisse le roman, n’est pas épargné. Il n’a rien fait mais il a la malchance d’avoir un homonyme qui est militant communiste. On l’emmène dans une prison de banlieue. Persuadé que la méprise sera vite découverte, il décide de pas faire de vagues. Quelques jours plus tard, on le fait monter dans un train. Puis dans un autre, cette fois non muni de banquettes pour s’asseoir, qui le conduit, avec des centaines d’autres, dans un camp de concentration où il restera jusqu’à la fin de la guerre.

Ferdinand Peroutka s’immerge dans le conflit à la manière d’un journaliste. Il s’en tient aux faits tout en multipliant les angles de vue. Il ne s’attache pas uniquement au détenu Novotny. Il déplace son regard. S’intéresse à de nombreux personnages. D’abord dans le microcosme des camps où il parvient à rendre perceptible l’existence des uns et des autres. Il s’arrête sur les discussions, les silences, les corps malades, les coups, les morts, les brimades, les atrocités et les petites lâchetés ordinaires. Il opère comme s’il tenait une caméra à l’épaule. Il bouge dans le temps et dans l’espace. Dit ce qui se passe à Prague (où la vie continue, sans Kraus et Kohn, aux aussi raflés par la Gestapo) mais également sur le front de l’Est, à Berlin, à Londres ou même dans le nid d’aigle d’Hitler. Ce qu’il donne à lire, en une vaste et terrible fresque, c’est la guerre vécue du dedans, jour après jour. Il le fait en posant son texte, en ciselant les dialogues qui l’enrichissent, en ne lâchant aucun des protagonistes qui apparaissent ou disparaissent au fil du roman. Il les présente tels qu’ils sont. La plupart vont mourir. Ce ne sont pas des héros mais simplement des hommes et des femmes qui cherchent à sauver leur peau, et pour certains leur honneur.

Peroutka ne juge pas. Il a conscience que la faiblesse est inhérente à la nature humaine. Persécuté par le régime nazi en raison de ses convictions démocratiques, il a lui-même été déporté à Dachau puis à Buckenwald. Le nuage et la valse s’appuie sur les journaux qu’il a tenu pendant sa détention, de 1939 à 1945. L’ensemble (une somme de 570 pages) est constitué de quatre livres qui vont des débuts de la guerre à la débâcle allemande.

« Les écrivains parleront de cette époque pendant des décennies. Ils ne sauront pas tout. Ils découvriront beaucoup de choses grâce à des photographies, mais il leur manquera les détails. Ils ne sauront pas qu’un coq a chanté au moment où un homme vivait ses derniers instants. »

Le texte est habité par une tension extrême. Soutenue par un rythme d’une incroyable fluidité, dû au style percutant adopté par Ferdinand Peroutka, elle ne se relâche jamais. Vaclav Havel considérait Le nuage et la valse comme l’un des plus importants des romans tchèques. Il s’ouvre, en réalité, bien au-delà des frontières de ce pays. C’est un livre majeur. Qui plonge dans la grande histoire en suivant le quotidien de ceux qui furent, d’une façon ou d’une autre, pendant et après la guerre, dans tous les pays d’Europe et même au-delà, les victimes du nazisme.

Ferdinand Peroutka : Le nuage et la valse, présenté et traduit du tchèque par Hélène Belletto-Sussel, éditions La Contre Allée.

vendredi 2 août 2019

Voguer

Chacune des cinq séquences qui composent ce livre s’ouvre par une prière adressée à un personnage dont le prénom apparaît en titre. Les deux premières évocations – celles de Venus Xtravaganza, « fille de la maison Xtravaganza, retrouvée morte dans sa chambre d’hôtel en 1988 » et de Pepper LaBeija, « mère de la maison LaBeija, décédé au Roosevelt Hospital de Manhattan en 2003 », permettent de comprendre ce que le terme « Voguer » exprime ici.

Il fait référence au "Voguing", (la vogue), danse née sous forme de compétitions, en suivant le principe des défilés de mode, chacun/chacune représentant sa maison, dans les bals gays et trans-sexuels organisés par la communauté LGBT afro-américaine et latino à New York dans les années 1980. La caméra de la documentariste Jennie Levingston a capté quelques uns de ces bals pour Paris is burning, film où l’on retrouve Venus Xtravaganza et Pepper LaBeija, qui furent deux des figures emblématiques du mouvement.

Marie de Quatrebarbes a choisi de les célébrer en leur dédiant des pages où se mêlent poèmes et récits et en leur donnant la parole par delà leur disparition. Tous les personnages, les deux premiers comme les autres, à savoir Thérèse, « le garçon disparu à l’angle de l’avenue Pasteur et de la rue Magellan, un soir d’août 2017 », l’amant de Ninetto (Pasolini), assassiné sur la plage d’Ostie en novembre 1975 et Heinrich, en qui l’on reconnaît le poète et dramaturge allemand Kleist, furent des étoiles filantes. Leurs ailes ébréchées les ont portés tant bien que mal. Il en va de même pour leur corps. Tous sont morts prématurément, souvent de façon violente, laissant derrière eux des traces de lumière toujours perceptibles. Ce sont celles-ci que Marie de Quatrebarbes explore en s’aventurant avec tact dans les sinuosités de ces vies menées avec la détermination que possèdent tous ceux et celles qui ne peuvent avancer qu’en faisant coïncider leur corps et leur être intime.

« Je crois que la partie de ma vie qui était la plus secrète, un ruban de peau chiffonné, une citadelle, un cerveau, est à présent refermée

Je ne sens plus cette épine que je portais dans ma chair et qui me faisait pleurer »

Ces vies ont été menées avec vivacité et grande intensité. Elles donnent à voir des corps en mouvement, des corps mus par des pensées, des désirs, des envies de création et de liberté qui ne peuvent s’exprimer qu’en brisant les cadenas qui les ceinturent. Les scellés ont parfois été posées dès la naissance et les faire sauter n’était possible qu’en adoptant une démarche radicale. Afin de pouvoir se glisser dans les failles ainsi ouvertes.

« Ce n’est pas arrivé en un jour, il a fallu pousser lentement, doublement, comme des rameaux se rejoignent au-dessus d’une tombe ou d’un lit, mais il n’est pas indispensable de se sentir extraordinaire pour survivre »

Tous ces parcours, en ce qu’ils ont de plus secret, sont construits avec sensibilité et empathie. Marie de Quatrebarbes n’oublie pas d’évoquer les liens ténus qui relient ces êtres au monde qui les entoure. Non pas à celui qui génère la violence (celui-là, ils l’affrontent en permanence) mais à l’autre, celui qui les aide à se situer dans un environnement (végétal, minéral et animal) plus apaisant. C’est un cheminement existentiel qui s’avère essentiel. Il va de pair avec la plénitude du corps qui se libère de ses entraves.
« Je voudrais me déplacer sur un char tirés par des moineaux fornicateurs, dans la prairie, je voudrais être cette petite fille blanche, riche et gâtée »

 Marie de Quatrebarbes : Voguer, éditions POL


dimanche 21 juillet 2019

La vie secrète des mots et des choses

Alain Roussel aime les mots et ils le lui rendent bien. Ils ne l’ont jamais déçu. S’ils l’aident à s’exprimer et à communiquer, ils attisent également sa capacité à rêver et son insatiable besoin de savoir. Un jour, il s’est mis à les collectionner. Il les a laissés venir en s’en remettant à ses intuitions et les a regroupés dans un album qu’il a ouvert à leur intention. C’est celui-ci qu’il nous invite à découvrir.

« Depuis toujours, les mots sont là. Ils sont parmi nous, ils sont en nous. Ils font partie de notre vie la plus intime, et ils parlent, continuellement ils parlent. »

Il faut donc les entendre, les écouter et comprendre ce qu’ils ont à dire. C’est ce qu’il fait en nous dévoilant de précieux indices quant à leur vie privée. En tant que guetteur et collectionneur de mots, il se doit d’être vif comme l’éclair. Dès que son esprit l’alerte, il entre en action. Il les saisit au vol. Parfois une syllabe, un haut ou un pied de consonne, voire le jambage d’une lettre, l’aident à mieux les appréhender. Quelques uns, plus rebelles, résistent mais cela ne lui déplaît pas, bien au contraire.

« Je m’introduis en eux par effraction. Dès que je suis à l’intérieur, je fouille le moindre espace, chambres, boudoir, donjon, oubliettes, du vocable récalcitrant. J’en travaille la matière vivante, frottant les lettres les unes après les autres pour apporter un autre éclairage à ma pensée. »

Il suit leur manège d’un œil avisé. Il étudie leur corps, leur phonétique, leur sonorité, leur façon de relier le signifiant et le signifié et leur propension à s’assembler en multipliant les combinaisons. Il les regarde vivre. Certains apprécient les relations cordiales. D’autres osent à peine se toucher. D’autres encore restent méfiants vis à vis de leurs congénères. Chaque mot a son tempérament. Il a une odeur, une couleur, un attrait particulier. Il porte souvent d’autres mots en lui. Chameau contient le mot eau. Seau aussi. Et cela leur va bien. Chien porte sa niche en anagramme. En réalité, les mots jouent entre eux. Et incitent l’auteur à les rejoindre.

« Je suis entré dans leurs jeux, devenant leur complice, leur confident. J’ai été témoin de leurs amours, de leurs rivalités, de leurs émotions, des complots qu’ils fomentent dans l’ombre. »

Il procède de manière ludique, avec une réelle gourmandise, construisant à l’occasion de brefs récits où circulent des personnages qui apparaissent dans le livre presque par inadvertance. Il en est le premier étonné. Un soir, caché derrière les syllabes du mot psychanalyse, c’est Freud en personne qui a déboulé. Il était en compagnie de Anne et d’une mystérieuse Lise. Ces arrivées l’enchantent. Il aime être surpris et les remercie, entre les lignes, d’élargir ainsi le champ de sa créativité.

Les mots ne seraient évidemment pas ce qu’ils sont sans les lettres qui les composent. Alain Roussel s’arrête plus précisément sur elles. Consonnes et voyelles stimulent sa pensée. Il arrive que celles-ci se rencontrent en privé. Les lettres r et l ont, par exemple, entretenu pendant quelques semaines une aventure plutôt torride. Leur correspondance est tombée entre les mains de l’auteur. Qui ne pouvait pas ne pas s’en faire l’écho. Parmi les missives, certaines s’avèrent on ne peut plus expressives, telle celle-ci , émanant de l qui, de retour chez elle, écrit à r :

« Cher r,
Quel tempérament, quelle fougue, quel verbe vous avez, mon ami ! Je suis rentrée fourbue et moulue. Ah ! Quelle belle queue ! Comme tu m’as foutue ! Que me fais-tu dire là mon amour ? J’ai longtemps cru ces mots imprononçables. Je n’ai même pas honte. Que se passe-t-il dans la langue ? »

Et que se passe-t-il dans le nom des choses ? Que dit le mot table de la table, le mot chemin du chemin, le mot arbre de l’arbre ? Les choses, tout comme les mots, ont une vie secrète. À laquelle s’attelle Alain Roussel dans une séquence intitulée L’ordinaire, la métaphysique.

« De témoin, je suis devenu médiateur entre les mots et les choses. Par une perception directe, j’ai fait entrer les objets du monde dans mon univers intérieur sans trop les défigurer. »

La vie secrète des mots et des choses est une mine à page ouverte. Elle est pleine de pépites. Le « gay sçavoir » y est à l’honneur. Porté par un écrivain qui sonde son être intérieur, sa mémoire et son imaginaire en les frottant judicieusement au langage et à l’extrême richesse de la subtile langue française. Ce faisant, il façonne un chant tonique, celui-là même qui lui permet de s’accorder avec ce qui l’entoure.

Alain Roussel : La vie secrète des mots et des choses, éditions Maurice Nadeau.

samedi 13 juillet 2019

Un homme avec une mouche dans la bouche

Il parle à une quarantaine de personnes réunies dans la salle de lecture de la maison de la poésie de Rennes. Visage détendu. Voix calme et posée. Souad Labbize, sa traductrice le présente. Il vient de la province de Babil, l’ancienne Babylone, au centre de l’Irak. Il est né à la fin de la guerre Iran/Irak. Il s’exprime d’une voix douce. Il garde la nostalgie de son enfance. S’y attache pour ne pas sombrer. Il vivait alors avec sa mère et sa sœur. Il y avait des bêtes dehors. Des chèvres, des moutons. Son père, soldat, s’absentait souvent. C’était avant la mort du dictateur, avant la nouvelle guerre, avant qu’on ne pulvérise maisons et immeubles, avant que les corps déchiquetés des victimes (hommes, femmes, enfants, vieillards) ne soient abandonnés par dizaines au bord des routes ou sur des trottoirs couverts de sang.

« La mort nous menace chaque jour
et jusqu’ici nous n’avons rien commencé
ainsi sommes-nous depuis l’enfance »

Il a un peu plus de trente ans. Au fond de lui, il se sent sali par ce qu’il a vu et vécu et contaminé par ce que son pays est devenu. Un homme avec une mouche dans la bouche, c’est lui et bien d’autres. Auparavant, elle s’est posée sur les morts ou sur les joues grasses des tortionnaires. Elle s’est imbibée de plèvre, de sueur, de sang séché.

« La poésie me permet de me sauver et d’essuyer, ne serait-ce qu’un petit peu, le sang qui coule sur ma vie », précise-t-il. Il est également performer au sein d’un collectif de poètes irakiens qui ont décidé de résister en mettant en adéquation leurs mots et leurs actes. Leurs lectures ont lieu en public ou sont filmées là où la mort a frappé. Près des champs de mines, au milieu des voitures piégées ou enfermés dans des cages reprises à Daesh. Ses textes sont percutants, assez courts, parfois teintés d’humour noir.

« Les assassins ont
des enfants qui ont besoin de se promener
des amantes qui les attendent
des rendez-vous avec leurs amis
des jardins qui requièrent davantage de soins
des rêves ignorant tout de la fatigue des pieds
ils sont très occupés
c’est pourquoi nous devons mourir facilement
mourir en évitant de les retarder »

Il dit ne pas accepter de voir un être humain mourir autrement que de mort naturelle. Cherche des forces pour surmonter ce qu’il voit au quotidien et pour l’écrire sans avoir recours à la violence verbale ou à la simple dénonciation de rigueur. Il manie un réalisme subtil. Qui peut être cru tout en étant teinté d’ironie et d’étrangeté. Il tisse une âpre succession de scènes, d’images, d’impressions saisies sur le vif sans jamais tirer sur le pathos.

Ali Thareb : Un homme avec une mouche dans la bouche, traduit par Souad Labbize, éditions des Lisières

On peut voir et entendre Ali Thareb lisant ses poèmes sur le site Tapin 2

lundi 1 juillet 2019

Arabat

Accueillies en résidence de février à mai 2018 à Plounéour-Ménez, au cœur des monts d’Arrée, dans le Finistère, Caroline Cranskens et Élodie Claeys, qui sont auteures et vidéastes, parcourent les lieux, vont à la rencontre, écrivent, enregistrent, photographient et filment en prenant le temps de se poser et en étant toujours à l’écoute de ce que les habitants ont à leur dire. Elles s’immergent dans un territoire qui leur était jusqu’alors inconnu tout en gardant les yeux ouverts sur le vaste monde.

« Où commencent, où s’arrêtent une vie, un lieu ? À soi, à sa maison, à sa famille, à sa ville ou à son village, à ses connaissances, à sa région, à son pays, à son monde ou au monde, à l’univers, à l’infini ? Prenons un globe terrestre dans les mains, branchons-le à la place du grille-pain, éteignons la lumière. Faisons tourbillonner la sphère. »

Les monts d’Arrée sont évidemment peu visibles sur celle-ci. Cela n’empêche pas leurs 192 000 hectares d’avoir une longue histoire. Ils appartiennent à l’ancien massif armoricain. Le relief est escarpé. On passe constamment de crêtes en ravins. Décor rude et bosselé. Des gens y vivent, y travaillent. Ce sont eux qui les accueillent dans leur maison ou dans leur ferme ou qu’elles croisent (au Café des brumes, Au Crépuscule (pizzeria) au Huelgoat, lors d’un fest-noz à Saint-Cadou ou dans un café-librairie à Berrien. Tous ont besoin de s’exprimer. Il faut les écouter, les interroger parfois. Ce sont encore eux (et elles) qui les aident à mieux comprendre le quotidien en ces terres rugueuses, à la mémoire ancestrale, où montagnes râpées, roches branlantes, chicots de schistes, marais et landes dessinent un paysage qui paraît hors du temps.

« Troupeaux d’astres tourbes folles
Au creux des monts
La pierre penchée
Vers la lumière
Toujours la même
Et qui meurt et se change
En ténèbres
L’œuvre des yeux »

L’ouvrage qui naît de leur résidence est extraordinairement vivant. Poèmes, photographies, journal de bord (écrit sous forme d’abécédaire par Élodie Claeys), films ainsi que dessins et gravures d’Agnès Dubard (qui est venue les rejoindre pendant quelques semaines) forment une œuvre collective qui possède plusieurs portes d’entrée.

Le titre, Arabat, est un mot breton qui signifie « interdit », « ne pas » ou « défense de ». Il est inspiré de la poétesse et paysanne de langue bretonne Angela Duval qui, en le choisissant pour titre de l’un de ses poèmes (traduit par Paol Keineg), disait ne pas vouloir évoquer dans ses vers son mal être et son amertume. Elle se l’interdisait et entendait se battre en transmettant son énergie aux autres sans jamais se morfondre. Elle vivait dans le présent, espérait et luttait pour un avenir capable d’effacer « des siècles de honte ». On retrouve le même esprit dans cet ensemble (superbement édité) qui s’attache à rendre visibles, à l’écart des routes touristiques, de nombreux îlots de résistance et zones à défendre habités par des êtres qui veulent (et font tout pour) s’ouvrir et se relier aux autres.

Caroline Cranskens et Élodie Claeys : Arabat, dessins et gravures de Agnès Dubart, éditions Isabelle Sauvage.