lundi 28 septembre 2020

Pages

« 52 pages tentent d’articuler la perception immédiate d’une image avec celle d’une musique ». La démarche est ambitieuse. Philippe Jaffeux s’y attelle en s’ouvrant à de nombreuses musiques, anciennes, traditionnelles ou modernes, s’arrêtant momentanément sur un instrument, un groupe, un interprète, un compositeur. Chaque écoute suggère une partition originale où l’aspect visuel et textuel de la page revêt une importance primordiale. C’est la porte d’entrée. Celle que l’œil découvre avant lecture, juste avant de la pousser pour s’imprégner du texte. Celui-ci est tendu, mené tambour battant, en un rythme qui varie selon la musique évoquée.
 

Ainsi la Surf music :

« Une page amplifiée se noie dans des vagues de mots qui réverbèrent une dimension de la Surf music Une mer rêvée découvre l’espace d’un son intensifié par la sauvagerie d’une rythmique basique La surface d’une page s’adapte à celle d’une plage pour supporter l’adjonction musicale d’une lettre écumante »

ou James Brown :

« L’histoire de l’esclavage s’inscrit dans la mémoire d’une forme libérée par une musique noire Le premier temps d’une rythmique incandescente joue avec la politique d’un corps qui exacerbe une révolte syncopée »

ou encore le flamenco :

« Des lettres sonorisent une approche du flamenco à l’aide d’une page martelée par des coups de talons Des battements de pieds arment une vibration analphabète pour marquer le tempo d’une image convulsive Le cri d’une forme festive exprime le réveil d’une terre qui traduit la profondeur d’un bruit »

Ces extraits ne peuvent, à eux seuls, rendre compte de la teneur du livre. La mise en page de chaque texte, sa typo, ses variations de couleurs (noire et blanche), sa géométrie, son graphisme, et d’autres détails encore, s’avèrent essentiels. Des barrières tombent. La poésie devient œuvre plastique et création sonore. Ce n’est pas par hasard que ces 52 textes ont été exposés, à raison d’une page par semaine, en format affiche, durant un an dans une galerie (Les Frangines à Toulon). Toutes les pages se retrouvent, par ailleurs, réunies en couverture.

Le livre de Philippe Jaffeux vibre intensément. On le manipule fréquemment. On le tourne, le retourne. Il s’ouvre aux vents d’ailleurs et sait garder la note. Son souffle est ample. Son écriture, intuitive et d’une belle densité, fait bruisser les sons. Elle est portée par une fougue régénérante.

 Philippe Jaffeux : Pages, éditions Plaine page.

samedi 19 septembre 2020

Sophie ou la vie élastique

Un personnage littéraire peut tout à fait s’échapper d’un livre, garder sa fraîcheur initiale, voire même se régénérer, et trouver place dans un nouvel ouvrage, sous une autre plume, en s’y sentant comme chez lui. Il faut pour cela que celle ou celui qui le reçoit à sa table d’écriture respecte sa personnalité, son tempérament, sa façon d’être et de réagir. C’est ainsi que réapparaît aujourd’hui Sophie, la fillette vive créée par la Comtesse de Ségur en 1858. Quatre ans après s’être rappelée à nous grâce à Christophe Honoré et à son film Les Malheurs de Sophie, la voici qui s’offre une grande et belle incursion en poésie grâce à Ariane Dreyfus.

« Parfois un personnage vient se heurter à nous,
qui sommes déjà en morceaux.

Où poser le pied quand de grands blocs se détachent ? »

À cette question, comme à beaucoup d’autres, Sophie répond en acceptant l’obstacle, en le contournant et en poursuivant sa route. Elle entre délicatement dans le livre et se met à bouger, à rêver, à penser, à inventer. Dès lors, la narratrice n’a d’autre choix que de la suivre. Dans le parc, au bord de l’eau, dans sa chambre ou dans ses jeux et découvertes champêtres, là où les animaux tiennent autant de place que les fruits rouges (cerises, groseilles) qui l’attirent particulièrement.

« La cerise qui est là
Elle voit des fibres comme des veines
Roses dans le rouge clair

Sophie met ses ongles
Pour desserrer ce qui tient au noyau
Pendant que ça coule sur ses doigts
Doucement lui vient une idée
Qu’elle ne savait pas

Ça peut faire des yeux »

Et les yeux, justement, Sophie a l’habitude de les sonder pour y détecter tendresse, bienveillance, colère, frayeur ou stupeur. Elle consulte ceux du chien pour savoir s’il « veut bien dans ses yeux », ceux de sa poupée, qui a fondu au soleil où elle l’avait mise à bronzer, ou encore ceux, inexpressifs, du lion en pierre et ceux de l’écureuil sans vie qui ne peut plus les fermer. Tout l’intéresse tandis que tout autour la mort fait bien plus que rôder. Elle emporte ceux qui lui chers. La poupée, le cheval, l’écureuil, les bébés hérissons et, bientôt, sa mère, Madame de Réan, qui chavire dans la mer.

« Dans une vieille cape couleur de terre perdue
Sophie se laisse transporter à travers l’hiver

Plus de berceuse pour se poser sur elle
Maman est un mot qui a trop voyagé

Maintenant elle est obligée
De dire Maman à Madame Fichini »

Ces disparitions n’entament pas son goût de vivre. Sophie s’ouvre un chemin de traverse. Elle réfléchit, touche, découvre. Elle s’initie aux aléas plus ou moins cruels de l’existence et surmonte les épreuves. Elle s’invente un autre monde qui, jouxtant celui des adultes, est plus apaisant, plus volage, plus espiègle, plus sauvage. C’est lui qui nourrit sa sensibilité, ses émotions et son imagination.

« Je sais ce que j’ai vécu
et que je vivrai encore »

Ariane Dreyfus insuffle une douceur emplie d’une revigorante fraîcheur à ce portrait en mouvement. Elle reconstitue avec sensibilité et délicatesse la personnalité d’une Sophie intemporelle dont la présence attachante se glisse avec bonheur dans une écriture poétique avec laquelle elle ne peut que se sentir en harmonie.

 Ariane Dreyfus : Sophie ou la vie élastique, Le Castor Astral.

mardi 8 septembre 2020

La justification de l'abbé Lemire

Le poète jardinier Lucien Suel – qui possède un champ d’investigation bien plus large – a d’illustres prédécesseurs. À commencer par l’abbé Lemire (1853-1928), le fondateur des jardins ouvriers. C’est son parcours hors normes que ce long poème retrace. Il est écrit en vers justifié et chacun des 42 épisodes qui le compose tient en une page de 24 tercets disposés sur deux colonnes. Cela crée un aspect visuel qui rappelle l’intérieur d’une église (les rangées de chaises situées de part et d’autre de l’allée centrale) mais aussi l’agencement d’un jardin avec ses parcelles de légumes bien délimitées. L’auteur – qui s’impose une autre contrainte : chaque vers doit contenir 22 signes – entend ainsi mettre en adéquation la forme et le fond. C’est dans ce cadre précis qu’il fait entrer la vie extrêmement riche de l’abbé Lemire. 

Ces différentes contraintes ne brident en rien son appétit créatif. Elles semblent plutôt le stimuler. Il met ses pas dans ceux de l’abbé. Suit son ombre le long des chemins boueux. Parcourt les Flandres en sa compagnie. Entre dans les fermes, dans les maisons et dans les églises. À ses côtés, il bêche, plante, sème, sarcle, bine, récolte. Il assiste à l’arrivée du prêtre à Hazebrouck en 1878. Le regarde qui salue à genoux le vieux Saint-Eloi, le patron de la paroisse. Le voit très vite entrer en politique, devenir député du Nord et bientôt maire de la ville. Écoute ses discours à l’assemblée. L’entend défendre les pauvres, les ouvriers, les mineurs, les paysans, se prononcer pour que chacun d’entre eux possède son lopin de terre, défendre la séparation de l’église et de l’état, subir les griefs et les sanctions de sa hiérarchie. Il ne le perd jamais de vue. Le montre au chevet des blessés de 1914-1918, déambulant dans les rues sombres d’une ville dévastée. Parfois Suel restitue quelques paroles de l’ecclésiastique long et sec qui ne ménage pas sa santé, qui se déplace de terril en terril ou de champs de betteraves en champs de mines avec son chien Mirza sur les talons et qui finira, à force de se donner ainsi sans compter, par attraper la mort.

Le corps énergique de l’abbé Lemire et la formidable force intérieure qui l’anime s’unissent pour que s’ouvre cette route singulière que Lucien Suel pave mètre par mètre. Il accorde ses mots, ses vers, ses tercets au rythme de ses pas, pose des centaines de jalons et invite le lecteur à partager un périple haletant, pris dans les soubresauts de l’histoire, enjambant deux siècles en compagnie d’un homme discret et résolu qui aura passé sa vie au service des autres.

La justification de l’abbé Lemire fut d’abord publié partiellement, par épisodes, dans la revue Le Jardin Ouvrier d’Ivar Ch’vavar entre 1995 et 1997 puis intégralement par les éditions Mihàly en1998.

 Lucien Suel : La justification de l’abbé Lemire, éditions Faï fioc.

mardi 1 septembre 2020

Déploiement

Petr Král est décédé le 17 juin à Prague, ville où il était né en 1941. Membre du mouvement surréaliste tchèque, il quitta son pays natal en 1968, au moment du « Printemps de Prague », pour s’exiler à Paris, où il vécut jusqu’à 2006. Il a beaucoup écrit en langue française. On lui doit, outre ses récits et ses essais, plusieurs recueils de poèmes, notamment Sentiment d’antichambre dans un café d’Aix (POL, 1991), La vie privée (Belin, 1998), Pour l’ange (Obsidiane, 2007), Ce qui s’est passé (Le Réalgar, 2017). Sa voix, reconnaissable entre toutes, s’est rapidement imposée comme l’une des plus singulières des dernières décennies.

Au printemps, paraissait Déploiement, livre idéal pour se familiariser avec sa démarche poétique. Celui qui se disait volontiers « piéton métaphysique », (Alain Roussel, l’un de ses proches compagnons de route, le rappelle en quatrième de couverture) arpente la ville jusque dans ses recoins. Son regard est perçant. De nombreux détails l’attirent qui lui permettent d’associer ce qu’il voit aux sensations innées qu’il ressent instantanément. Il n’en faut pas plus pour que les mots s’emboîtent. Pour que le surréel s’en mêle. Pour que les images foisonnent.

« Midi Le centre de la ville est un steak chaud et saignant
fendu par le couteau d’un convive
Un autre est gagné par une pensée encore floue
elle virevolte et monte dans sa chair le fait danser
comme un derviche tourneur
Mon front à présent est fait du bois
de la table où il s’appuie »

Il se laisse surprendre par les étrangetés du quotidien. Celui-ci regorge de faits, de reliefs, d’objets apparemment anodins qui méritent plus qu’un regard désinvolte puisque ce sont eux qui éclairent et nourrissent son parcours de marcheur. Il s’arrête fréquemment. Une statue, un monument peuvent servir de révélateur et générer une image issue de son subconscient. Il saisit une scène parmi d’autres. Repère l’improbable et l’étonnant là où d’autres ne verraient que de l’ordinaire. Il croise d’innombrables promeneurs de chiens. Parle de ses dents neuves. S’assoit en terrasse et s’offre une Pilsen, un en-cas ou une métaphore culinaire. Qu’il déguste en y pressant un zeste de vision intérieure.

« Le jaune d’un œuf nous regarde du fond de sa coque
comme un Indien de sa réserve saluons-le au moins
avant de l’avaler »

Son texte – où nul point n’apparaît – est en mouvement. Souvent conjugué au présent, il lui faut un certain temps, une nécessaire maturation, avant de prendre forme. Il naît dans un bar, dans un hall de gare, dans une rame de métro ou dans un tramway, dans un parc, lors d’une fête ou tout simplement au hasard des rues, toujours dans cet univers urbain qu’il affectionne.

« J’achève de manger une salade de poissons
sans cesser d’écrire même la barquette vide fait désormais partie du poème
qu’on soit d’accord ou pas Moi-même inclus bien sûr
mais à présent pour changer j’ai l’impression
d’avoir à la place d’une dent un morceau de céleri
ou de betterave transparente
Allées et locomotives yoles composent le paysage
Postes socquettes et cistes ne forment que l’ultime vers »

C’est un monde parallèle, celui qui échappe au terre-à-terre, celui qui remue dans les angles morts, derrière les portes cochères, entre des volets entrouverts ou dans les interstices des stores ajourés, qu’explore Petr Král. Il y détecte des présences concrètes et infimes qui égaient ses pérégrinations dans la ville. Il sait, par expérience, que la surprise se trouve dans la rue. Et qu’il ne pourra s’en délecter que s’il parvient à mettre, au préalable, son être tout entier en état d’alerte.

 Petr Král : Déploiement, Éditions Lurlure.

 

lundi 24 août 2020

Élégie sur une radiographie de mon crâne

Parmi ceux que l’on nommait les poètes du souterrain, à Saint-Pétersbourg, dans les années 1970, Elena Schwarz occupait une place de choix. Ses amis (Elena Ignatova, Viktor Krivouline, Oleg Okhapkine, Sergueï Stratanovski et tant d’autres) la considéraient comme "la plus talentueuse" du groupe. Elle se donnait entièrement à la poésie. Elle la vivait, s’en imprégnait constamment et s’y est attelée dès l’adolescence.

« Dans la poésie comme dans une isba au cœur de la forêt le voyageur doit trouver tous les objets de première nécessité : allumettes, pain, sel, hache, un puits pas trop loin. J’ai vite fouillé dans mes vers et j’y ai trouvé tout cela », écrit-elle en 1996 à propos des caractéristiques de ses poèmes.

Pendant des années, son œuvre, aujourd’hui unanimement reconnue comme l’une des plus importantes de la poésie russe de la seconde moitié du vingtième siècle, était impubliable dans le circuit éditorial soviétique et ne paraissait que dans des revues clandestines. Elle ne sort de l’espace réduit du samizdat que vers le milieu des années 1980, d’abord à l’étranger puis, un peu plus tard, en Russie où, à partir de 1995, les parutions de ses poèmes, proses et journaux se succèdent.

Son parcours est minutieusement reconstitué par Hélène Henry, qui la connaissait et à qui l’on doit la traduction de ce choix de poèmes. Ils sont disposés dans l’ordre établi par Elena Schwarz quand elle a conçu le premier volume de ses œuvres complètes. On y découvre des textes denses, lyriques, parfois baroques, élégiaques, empreints de spiritualité et dotés d’une verve théâtrale où on la voit évoluer sur le fil, entre la vie et la mort, entre ciel gris et rues froides, entre l’oiseau et la branche, entre le feu et l’eau, dans une ville, Saint-Pétersbourg, qu’elle explore jour et nuit.

« Le défunt peuple de Saint-Pétersbourg
Neige à petits flocons parmi les vivants,
S’engouffre dans les filets en pêche nombreuse
Tout en haut de tes ruelles.
Le désastre ici a passé toute mesure :
Me voici marchant au fond de l’eau,
Et à travers mes côtes se faufilent,
Tels des alevins : cochers et
Cousettes, mouchards, concierges.
Ils m’ont toute dévorée, percée,
Comme un tamis tiède aux mailles fines. »

Son poème bouge en permanence. La force du vers – qu’elle défendait ardemment – y est importante. Celui-ci doit être construit et posséder assez de souplesse pour s’intégrer aux autres de façon à participer à une architecture apte à se renouveler de poème en poème. Chaque texte est une aventure. Avec ses inconnues, ses imprévus, son rythme, ses scansions, ses ruptures de ton. Elle se réinvente, se déplace, se dote d’identités multiples et fragmentées.

« J’ai été une poétesse romaine,
Une renarde chinoise,
On ne sait quel poète estonien,
Une nonne insensée,
J’ai été le vide, le souffle de la nuit,
L’amante de l’un, l’amie d’un autre,
Me voici devenue tison
Tison qui parle
Et danse sur sa queue
Comme un serpent. »

Ses thèmes sont nombreux. Ce sont l’eau, le feu, la solitude, Saint-Pétersbourg, la Fontanka (le bras de la Neva qui traverse la ville), les métamorphoses étonnantes, les animaux familiers, les scènes et personnages mythologiques, le théâtre vivant dans ou hors les murs. Ils s’accordent au temps présent et se déploient grâce à un imaginaire très habité. Par sa spiritualité, son environnement immédiat, ses rêves, ses doutes, ses souffrances et les imprévisibles soubresauts de sa vie intérieure. Elle puise dans sa grande culture et dans sa vaste connaissance de la poésie russe (et étrangère) pour donner toujours plus d’allant, de teneur, de richesse à ses poèmes.

« Le matin. Entrer toute molle dans la cuisine, -
Une moitié de pomme, pas de pain,
Sur la table le Khlebnikov noir,
C’est déjà ça.
Il faut le manger, les enfants,
Le pain noir deviendra vodka violette,
La tête dans le noir respirera vermeille,
Et vous parlerez en langues. »

Née en 1948, Elena Schwarz est décédée en 2010. Si quelques uns de ses poèmes ont précédemment été traduits en français, publiés dans la Revue des Belles Lettres et dans la petite Bibliothèque Russe des éditions Alidades, il manquait cependant un volume conséquent pour permettre de la lire plus longuement. C’est désormais chose faite, grâce à ce choix de poèmes (écrits entre 1972 et 2010) qui avoisine les 180 pages.

Elena Schwarz : Élégie sur une radiographie de mon crâne, poèmes traduits du russe et présentés par Hélène Henry, éditions Les Hauts-Fonds.