Le poète jardinier Lucien Suel – qui possède un champ d’investigation bien plus large – a d’illustres prédécesseurs. À commencer par l’abbé Lemire (1853-1928), le fondateur des jardins ouvriers. C’est son parcours hors normes que ce long poème retrace. Il est écrit en vers justifié et chacun des 42 épisodes qui le compose tient en une page de 24 tercets disposés sur deux colonnes. Cela crée un aspect visuel qui rappelle l’intérieur d’une église (les rangées de chaises situées de part et d’autre de l’allée centrale) mais aussi l’agencement d’un jardin avec ses parcelles de légumes bien délimitées. L’auteur – qui s’impose une autre contrainte : chaque vers doit contenir 22 signes – entend ainsi mettre en adéquation la forme et le fond. C’est dans ce cadre précis qu’il fait entrer la vie extrêmement riche de l’abbé Lemire.
Ces différentes contraintes ne brident en rien son appétit créatif. Elles semblent plutôt le stimuler. Il met ses pas dans ceux de l’abbé. Suit son ombre le long des chemins boueux. Parcourt les Flandres en sa compagnie. Entre dans les fermes, dans les maisons et dans les églises. À ses côtés, il bêche, plante, sème, sarcle, bine, récolte. Il assiste à l’arrivée du prêtre à Hazebrouck en 1878. Le regarde qui salue à genoux le vieux Saint-Eloi, le patron de la paroisse. Le voit très vite entrer en politique, devenir député du Nord et bientôt maire de la ville. Écoute ses discours à l’assemblée. L’entend défendre les pauvres, les ouvriers, les mineurs, les paysans, se prononcer pour que chacun d’entre eux possède son lopin de terre, défendre la séparation de l’église et de l’état, subir les griefs et les sanctions de sa hiérarchie. Il ne le perd jamais de vue. Le montre au chevet des blessés de 1914-1918, déambulant dans les rues sombres d’une ville dévastée. Parfois Suel restitue quelques paroles de l’ecclésiastique long et sec qui ne ménage pas sa santé, qui se déplace de terril en terril ou de champs de betteraves en champs de mines avec son chien Mirza sur les talons et qui finira, à force de se donner ainsi sans compter, par attraper la mort.
Le corps énergique de l’abbé Lemire et la formidable force intérieure qui l’anime s’unissent pour que s’ouvre cette route singulière que Lucien Suel pave mètre par mètre. Il accorde ses mots, ses vers, ses tercets au rythme de ses pas, pose des centaines de jalons et invite le lecteur à partager un périple haletant, pris dans les soubresauts de l’histoire, enjambant deux siècles en compagnie d’un homme discret et résolu qui aura passé sa vie au service des autres.
La justification de l’abbé Lemire fut d’abord publié partiellement, par épisodes, dans la revue Le Jardin Ouvrier d’Ivar Ch’vavar entre 1995 et 1997 puis intégralement par les éditions Mihàly en1998.
Lucien Suel : La justification de l’abbé Lemire, éditions Faï fioc.
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