Viktor Krivouline est l’un des auteurs les plus importants de ce que
l’on nomme la génération des années 1970, celle de l’underground, libre
et décomplexée, qui s’exprimait depuis Saint-Pétersbourg et qui n’a
cessé, en des temps sombres et difficiles, de faire bouger les lignes à
travers revues, éditions, lectures publiques, conférences, séminaires et
interventions intempestives.
« Chacun de leurs mots meurt !
Aux fourrés des bibliothèques
l’ivresse des temps révolus
alourdit mes paupières.
Qui a dit : « catacombes ? » -
Nous traînons dans les tripots, les pharmacies !
Et nos destins dans le sous-sol
sont noirs comme des fleuves sous la terre. »
Aux fourrés des bibliothèques
l’ivresse des temps révolus
alourdit mes paupières.
Qui a dit : « catacombes ? » -
Nous traînons dans les tripots, les pharmacies !
Et nos destins dans le sous-sol
sont noirs comme des fleuves sous la terre. »
Krivouline décoche dans ses différents textes des flèches subtiles et
ciblées. La réalité, l’imaginaire et la réflexion y cohabitent. Son
œuvre est vaste et multiforme. Il est à la fois poète et essayiste mais
aussi ce chroniqueur au regard acéré que l’on découvre dans Ville-songe.
Cet ouvrage, qui regroupe dix essais des années 1990, révèle une
écriture minutieuse et un auteur qui connaît remarquablement l’histoire
et la mémoire poétique de sa ville. On le suit dans ses déambulations
nocturnes. Il embrasse tout ce qui met ses sens en ébullition, saisit
ici deux ou trois détails au vol, brosse un peu plus loin quelques
portraits de proches en situations parfois burlesques, capte ailleurs
des bribes d’un dialogue impromptu. Il sonde les tourments et les
espoirs du temps présent. L’érudit qu’il est n’en rajoute jamais. Sa
prose faite de méandres, de retours en arrière et d’arrêts instantanés
en divers lieux de la cité embarque le lecteur et permet de sauter
aisément du passé à l’instant T en compagnie de tous ceux qui – vivants
ou morts – lui sont proches. Ce sont des peintres, des metteurs en
scène ou des poètes, tous issus de la même génération, tel Léonide
Aronzon (1939-1970).
« C’est aujourd’hui l’un des rares poètes de l’underground qui
conserve une chance de ne pas sombrer dans le néant avec toute notre
époque de temps arrêté. Une chance d’avoir une seconde vie, quand notre
morne saison culturelle fera place à des temps fertiles. »
Le second livre publié par les Hauts-fonds est une très riche
anthologie des poèmes de Viktor Krivouline. S’y côtoient plusieurs
périodes. Les textes amples et parfois élégiaques des premières années
(qui se déploient en milieu urbain avec en toile de fond de nombreuses
angoisses et déconvenues) laissent peu à peu place à des poèmes tout
aussi intenses et habités mais plus brefs, plus concis, plus visuels.
« Il fait noir. Les corbeaux ont lancé
leur adieu. Et tout s’est tu. Le soufflet
de la porte a soupiré, et le tramway
s’éloigne dans les arbres. Si un visage au moins,
un seul, avait prolongé son voyage
jusque dans ces banlieues ! Ou si ces immeubles-dortoirs,
à gauche, là... Il fait noir. J’entends mieux
le prurit du silence – enflammé, brutal...
Mais on allume la télé, c’est bien !
Oui, ces voix sont salvatrices comme un rêve
répété mille fois. »
leur adieu. Et tout s’est tu. Le soufflet
de la porte a soupiré, et le tramway
s’éloigne dans les arbres. Si un visage au moins,
un seul, avait prolongé son voyage
jusque dans ces banlieues ! Ou si ces immeubles-dortoirs,
à gauche, là... Il fait noir. J’entends mieux
le prurit du silence – enflammé, brutal...
Mais on allume la télé, c’est bien !
Oui, ces voix sont salvatrices comme un rêve
répété mille fois. »
Né en 1944, Viktor Krivouline est décédé en 2001. Il lui a fallu
attendre les années 1990 et la fin du régime soviétique pour être enfin
publié dans son pays. On retrouve à ses côtés, parmi les plus connus
dans cette génération dont le lien organique est Saint-Pétersbourg,
Elena Schwarz, Sergeï Stratanovski, Léonide Aronzon, Oleg Okhapkine. À
peine plus âgé, Joseph Brodsky a été, quant à lui, expulsé d’URSS en 1972.
Viktor Krivouline : Ville-songe (168 pages) et Poèmes après les poèmes (144 pages), traduits du russe et présentés par Hélène Henry, couvertures de Valéri Michine Les Hauts-Fonds.