vendredi 4 juin 2010

Je suis un cut-up vivant

Claude Pélieu est mort le 24 décembre 2002 à Norwich, dans l’état de New York. Le poète, auteur, entre autres, du Journal blanc du hasard (Christian Bourgois, 1969), de Jukeboxes (10/18, 1972), de Trains de nuit (Le Cherche-midi, 1979), de Légende noire (Le Rocher, 1991) ou de Soupe de lézard (La Digitale, 2000) s’éclipsait en laissant derrière lui une œuvre foisonnante qui s’avère plus que jamais capable de parler et de transmettre son énergie à des lecteurs toujours étonnés par cette capacité qu’il avait à ramasser, en quelques vers, des morceaux de réalité susceptibles de devenir bloc, pierre, pile électrique et pièce unique du grand puzzle tout à la fois.
Restait à se retrouver, à se repérer dans ce vaste chantier qui ne cesse de déborder pour aller de la poésie aux collages en passant par le mail art et la traduction. C’est cet éclairage judicieux qui nous est proposé tout au long de Je suis un cut-up vivant, ouvrage collectif qui parait aux Editions L’Arganier et sur lequel le poète Alain Jégou a longuement travaillé depuis la mort de son ami Pélieu. Multipliant les rencontres et les contacts, il a pu, au fil du temps, restituer le formidable réseau créatif que Claude Pélieu et Mary Beach, sa compagne (décédée en 2006), avaient tissé autour d’eux. Le centre de gravité de ce réseau reste d’ailleurs très mobile. Il se déplace en même temps que le couple Pélieu-Beach (en 1993, ils en étaient à leur 65ième déménagement) transitant de Paris à San Francisco ou à New York avec, çà et là, de courtes escales européennes (hormis à Londres où ils vécurent plusieurs années).
Ce parcours fut d’autant plus propice aux rencontres que très tôt, dès son départ pour les U.S.A., qui intervient peu après son retour d’Algérie (« ces trois années passés dans l’armée pendant la guerre d’Algérie ont été pour moi une catastrophe. Quand j’ai été démobilisé, j’ai cherché un peu partout en Europe un autre pays pour vivre. Il n’y en avait aucun qui me convenait. »), Pélieu s’est mis à traduire, en compagnie de Mary Beach, les poètes de la « beat generation ». On leur doit de nombreux titres de William Burroughs, d’Allen Ginsberg, de Bob Kaufman, de Lawrence Ferlinghetti et d’Ed Sanders (tous chez Christian Bourgois)…
Retracer le périple rageur de Pélieu n’est pas simple. Ce livre s’y aventure en ne se plaçant jamais (et c’est une de ses forces) sur le terrain conventionnel des hommages. Peintres, poètes, musiciens, cinéastes montrent combien l’œuvre reste vivante, hargneuse, tonique, en prise directe avec le présent. Outre les interventions (on y lira avec émotion Henri Chopin et Théo Lesoualc’h, tous deux décédés avant la publication mais aussi Ferlinghetti, Jacques Villeglé, Barry Miles, Carl Weissner, Erro, Ed. Sanders, Gérard Malanga, Charles Plymell, F.J. Ossang, Lucien Suel et de nombreux proches du poète, collagiste et traducteur), outre ces multiples témoignages, l’ensemble offre deux superbes entretiens de Pélieu et de Mary Beach avec Bruno Sourdin ainsi qu’un choix de lettres. Sans oublier les collages (il en réalisa plusieurs centaines durant les dernières années de sa vie) et l’ébauche (par Benoît Delaune, son dernier éditeur, à l’enseigne de La Notonecte à Rennes) d’une bibliographie de l’auteur des Tatouages mentholés et cartouches d’aube (10/18, 1973).
Le titre est on ne peut plus significatif de la démarche de celui qui, selon Carl Weissner, est sans doute encore capable de « continuer à rire dans le noir ». Le cut-up, cher à Brion Gysin et à Burroughs, il l’a non seulement expérimenté dans ses textes, en coupant, découpant, collectant, récupérant, recollant, mixant des milliers de flashes, mais également à travers ses collages et dans les nombreuses cartes postales qu’il aura, des années durant, expédiées dans le monde entier.
« Beckett disait du cut-up que c’était de la plomberie et Burroughs lui répondait : il faut des plombiers… Moi, j’ai moins de souci d’esthétique que certains nouveaux collagistes et je suis en dehors du problème peinture-peinture. Pour moi, le collage, c’est écrire avec des images. Si j’avais été plus jeune, j’aurais peut-être été prendre un cours de vidéo et je ferais tout en vidéo. » (C.P., entretien avec Bruno Sourdin).
Publié en même temps que ce livre collectif, chez le même éditeur, La Crevaille, ultime texte de Claude Pélieu, présenté par Pierre Joris.

Je suis un cut-up vivant, préface de Alain Jégou, éd. L’Arganier.
L'ouvrage peut être commandé (24,40 € port compris) chez Alain Jégou : 33 bd de l’océan - Le Fort Bloqué - 56270 Ploemeur.

mardi 1 juin 2010

Paris insolite

Paris insolite, paru une première fois en 1952 chez Denoël puis en 1954 au Club du meilleur livre dans la version que donnent les éditions Attila (il s’agit de celle, épuisée depuis belle lurette, où le texte de Jean-Paul Clébert est accompagné de 115 photos de Patrice Molinard) n’est pas uniquement la chronique d’une ville sillonnée « à l’envers » et en zigzags par un auteur (semi clochard) qui y revient parce que l’hiver pointe et que la chaleur des murs est plus sûre que celle des cabanes trouées dans les bois, c’est aussi un récit mené tambour battant - à coups de phrases longues et haletantes - qui devient peu à peu « roman aléatoire », tissé à partir de milliers de notes prises sur le vif par un marcheur à l’œil acéré.
« Mains au creux des fentes pantalonnières, le mégot basculant, l’œil plissé sous la fumée, un pied chassant l’autre, on se tape un gueuleton visuel, gratuit, pour soi seul. »
Le Paris de Clébert, celui où il hiberne avec l’idée d’y écrire un livre, est habité par ceux qui lui ressemblent : les clochards, les chiffonniers, les bricoleurs, les farfouilleurs et les pousseurs de vent. Tous se retrouvent, début des années 50, au « paradis des cloches » avec, chaque jour, des réponses à trouver pour règler des besoins aussi impérieux que ceux qui consistent à manger, dormir, se chauffer, se laver. Cela passe par des rencontres plus ou moins fortuites (pour cela, il faut avoir un minimum de bagout, l’auteur n’en manque pas) et par la nécessité de mettre bout à bout des petits boulots happés à la sauvette. Ainsi, Clébert fut un temps métreur d’appartement, occupation qui lui permettait de visiter de nombreux intérieurs, d’y découvrir des façons de vivre surprenantes et des personnages singuliers tout en glanant, ici et là, un verre de vin en complément de la course.
« J’avais fait la découverte d’un Paris baroque, l’inconnu des derniers retranchements intimes, j’avais, comme le héros romantique, soulevé le toit-couvercle des maisons et regardé dedans, à l’improviste, pénétré comme par effraction dans les chambres, cambriolé les armoires, fouillé les garde-robes, surpris les gens à table, à la fenêtre, à la radio, à la cuisine, à la lecture des journaux, à l’amour, au cassage de vaisselle, au raccommodage, au lessivage… »
Il fut aussi crieur de journaux, ami intime de quelques hôtesses, confident de concierges en manque d’auditeurs, familier de la zone et arpenteur des quais de Seine. Il fut avant tout avaleur de bitume, marchant du matin au soir et ne faisant halte que pour discuter avec ses proches, ceux qui traînaient (les caddies viendront plus tard) leur poussette en bois rempli de bric-à-brac d’un quartier l’autre. Cheminant toujours vers le ventre de la ville, vers la cantine, vers le garde-manger, vers les Halles et leurs odeurs de boustifaille, de soupe, de légumes, de vin chaud.
« Elles sont réellement les entrailles de toute une population, le centre d’attraction de tous les vagabonds diurnes et nocturnes qui viennent y glaner leur friture alimentaire, ces rogatons, déchets et tombées minables inexistantes à l’œil de l’épicier en gros ou en détail qui marche dessus. »
Là-bas, aux Halles, Clébert trouva un autre emploi : il officia un temps au cul des camions en qualité de "basculeur pointeur" pour un Turc bananier. Le pécule gagné lui permettait non seulement de s’installer au bord du zinc (et de créer de nouveaux liens) mais également de se payer de temps à autre une chambre d’hôtel. Idéal pour mettre de l’ordre dans ces multiples papiers qui s’amassaient au fond de ses poches et sur lesquels il avait noté toute la matière qui devait servir à l’élaboration de ce livre qu’il ne perdait jamais de vue.
Revenu deux ans plus tard, en compagnie du photographe Patrice Molinard (qui débuta aux abattoirs de la Villette sur le film de Franju, Le Sang des bêtes) réajuster ses pas dans ceux d’avant et réactiver sa mémoire en fréquentant à nouveau les rues, les bistrots, les épiceries, les pensions, Jean-Paul Clébert ne se berçait pas d’illusions. Cette "ville change de peau tous les jours", note-t-il. Ce qui ne l’empêche pas d’ajouter que " les mystères couvent encore à l’angle de ses rues, derrière la façade de ses maisons, et les palissades de ses terrains vagues".
Arpentant ce Paris insolite, on ne peut pas ne pas songer à Robert Giraud (1921 – 1997), ami proche de l’auteur, et à son Vin des rues que Denoël publia à la même époque et qui vient d’être réédité (Ed. Stock) en même temps qu’une remarquable biographie intitulée Monsieur Bob, concoctée par Olivier Bailly.
« Quittant les bords de Seine à la tombée de la nuit, (…) je grimpai chez le copain Bob Giraud, ci-devant bouquiniste sur le quai Voltaire et le plus malin connaisseur du fantastique social parisien. »

Paris insolite : Jean-Paul Clébert et Patrice Molinard, éditions Attila.
On peut retrouver Clébert, Giraud, Molinard, Doisneau (que tous côtoyaient) et bien d’autres familiers du Paris des comptoirs et des rues étroites (parmi lesquels le discret Clément Maraud qui, dans Têtes de zinc, suit avec sensibilité et tact nombre de "vies en panne") dans un chaleureux blog qui ouvre à toute heure, et qui est disponible ici même.

jeudi 27 mai 2010

Les bouteilles se couchent

L’écrivain Patrick Straram (1934-1988) est peu connu en France. Il fut, dans les années 70/80, l’une des figures marquantes de la contre-culture québécoise. Non seulement comme poète (auteur d’une douzaine de titres dont Irish coffees au No Name Bar et Vin rouge Valley of the Moon, éd. L’hexagone) mais aussi comme créateur du Centre d’art de l’Elysée (premier cinéma d’art et essai là-bas) et animateur à Radio-Canada, d’abord d’une série d’émissions (Une demi-heure avec... Boris Vian, Samuel Beckett, les trains, le blues, etc) puis d’une centaine d’heures de Blues clair. Ce titre, emprunté à Django Reinhard figurera d’ailleurs en tête de tous ses livres à partir de 1983. Il fut également l’un des éléments clés de l’aventure de la revue Parti-pris et correspondant à Montréal des Cahiers du cinéma.
Ce que l’on sait moins (ou plus du tout), c’est qu’avant son départ pour le Canada, Patrick Straram, né à Paris, fut très actif de ce côté-ci de l’Atlantique. Deux livres, publiés il y quelques années, grâce au minutieux travail de recherche de Jean-Marie Apostolidès et de Boris Donné, le rappellent fort opportunément.
Le collage autobiographique qui clôt La veuve blanche et noire un peu détournée (récit d’une histoire d’amour, sur fonds d’érotisme, entre lui - 18 ans - et Marthe de Téhéran - 36 ans, ancienne résistante communiste dans le Vercors) permet de suivre son parcours en quelques pages. De ses errances "sur les quais, dans les rues, les bars, les caves de Saint-Germain-des-prés" jusqu’à son internement à l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard en passant par les rencontres décisives qui allaient, pour un temps, guider une partie de sa vie. Rencontres au café Chez Moineau, rue du four, de Guy Debord et d’Ivan Chtcheglov, membres de l’Internationale Lettriste qu’il rejoindra, lui aussi, en 1953.
« À Ville-Évrard, j’avais choisi l’atelier de peinture. C’est là qu’un après-midi je barbouillai violemment un papier d’emballage, couvert d’étiquettes “Go”, sur lequel je collai ensuite un paquet de Celtiques, la photo d’un crâne trépané et des phrases d’Henri Michaux.
Quelques jours plus tard, lors d’une visite, Ivan Chtcheglov et Guy-Ernest Debord, avec lesquels nous avions fondé l’Internationale Lettriste dissidente d’Isidore Isou et allions préparer l’Internationale Situationniste, m’apprirent qu’ils avaient simultanément entrepris de semblables collages. »
Sitôt sorti de l'hôpital, (Beckett est, entre temps, intervenu auprès de Jérôme Lindon pour que celui-ci lui fournisse des travaux de dactylographie) Straram se remet à fréquenter les bars. Il boit beaucoup. Lit, écrit et parfois détourne - partant du principe cher à Lautréamont qu’"une phrase appartient moins à son auteur qu’à celui qui l’utilise le mieux" - des extraits d’autres ouvrages en les insérant à son propre texte et en donnant une autre architecture au livre en chantier. La veuve blanche et noire un peu détournée (éd. Sens & Tonka) est né ainsi. Du détournement d’un titre et de fragments de Ramon Gomez de la Serna.
« Avant de quitter Paris pour la Colombie Britannique, en 1954, je cherchai dans la ville quelques livres à emporter.
Un matin, après la signature de papiers aux bureaux de la Greek Line, place du Palais-Royal, je découvris ce livre, à la couverture bleu, ordinaire et insolite, de par ses “titres”, assez pour m’intriguer :
La veuve blanche et noire par Ramon Gomez de la Serna, 1924, aux éditions du Sagittaire, Chez Simon Kra, 6 rue Blanche - Paris.
Je le volai donc. »
Ce n’est qu’en 1967, revoyant pour la dernière fois ce récit vif et autobiographique, qu’il explique le processus de sa composition, revenant sur les fameuses métagraphies (le détournement prôné par Lautréamont) que les trois compères de l’ I.S. (lui, Chtcheglov et Debord) expérimentaient à l’époque.
Les bouteilles se couchent (éd. Allia), autre inédit de celui qui, au Québec, signait Patrick Straram le Bison Ravi (anagramme de Boris Vian) est une plongée dans les dérives nocturnes d’un groupe où l’on retrouve, outre ceux déjà cités, Jean-Michel Mension (auteur de La Tribu, également chez Allia), Jacques Blot, Jean-Claude Guilbert, Michèle Bernstein (c’est avec elle qu’il fera une virée au Havre sur les traces de Sartre et de la petite ville de La Nausée)...
L’arpentage du quartier latin s’effectue en zigzag. Les circuits se terminent toujours dans des salles enfumées et houleuses où les idées fusent.
À la fois témoignage, cocktail d’alcools divergents et concerto déconcertant, ce texte - l’alerte et chaloupée déambulation d’un écrivain d’à peine vingt ans dans les dédales du 6ième arrondissement - apparaît (Apostolidès et Donné l’ont déniché dans le fonds Straram déposé à la B.N. du Québec) comme un condensé des nombreuses expériences déjà vécues par l’auteur et comme un coup de chapeau chaleureux aux oeuvres littéraires (en particulier celles de Lowry et de Joyce) qui, proches de sa sensibilité, l’ont aidé à se trouver.

Patrick Straram : Les bouteilles se couchent, éditions Allia & La Veuve blanche et noire un peu détournée, éditions Sens & Tonka.

lundi 24 mai 2010

L'Horizon partagé


Durant près de deux ans, entre juillet 2007 et mars 2009, Lionel Bourg a adressé un certain nombre de lettres à ses proches. Onze d’entre elles sont ici rassemblées. Elles invitent à se remémorer des faits marquants, des épisodes souvent fondateurs, des moments où le mal être débordait (entre l’enfance et l’âge adulte) et à se repérer dans un présent qui, s’il ne répond pas, loin s’en faut, à ce que tous espéraient, oblige néanmoins à regarder droit devant soi pour détecter un horizon capable de receler de vraies zones de partage. Le parcours proposé court sur un bon demi siècle. Il a ses points d’ancrage dans le Forez, là où se trouve l’origine de la famille, là où vit, où résiste encore Claudius Gay, le vieil oncle devenu unique témoin d’une époque certes révolue mais bien gravée dans la mémoire collective.
« Tiens, je t’entends déjà, l’usine à en vomir tous les matins quand tu partais avant le jour, et le Parti, les cris, les insultes, les humiliations à n’en plus finir. »
Lui, comme les autres, parle par bribes, chante, chantonne, transmet des bouts de son maigre paquetage de vie rude aux plus jeunes. Lionel Bourg y est particulièrement sensible. Il en capte de brefs éclats en espérant ajouter de nouvelles pièces à cette grande et tortueuse autobiographie qu’il a toujours en chantier et à laquelle il ne cesse d’adjoindre des indices susceptibles de répondre aux questions restées sans réponse.
C’est pour cela qu’il écrit à Claudius et aux autres. Pour revisiter des pans d’existence fracassée entre un petit frère mort et une mère ivre de douleur.
« Maman ! non maman ! J’les ai pas pris, les sous, dans ton porte-monnaie, j’l’ai pas tué, mon frère…
Rien ne valait rien. Tout avait la même importance.
La charrette du laitier dans la rue. Le cadavre d’un écureuil sur la route de Chavanol. Les feulements de douleur de celle qui, pique-feu ou couteau à la main, se labourait la poitrine sous le néon de la cuisine. Le cimetière. Le garde-fou du pont enjambant la voie ferrée, qui tremblait au passage d’interminables trains de marchandise. »
Les remèdes pour s’en sortir, il les trouve en se plongeant dans l’itinéraire et l’œuvre fragmentée d’êtres se donnant sans compter à ce qui les fait vibrer. Ce peut être la poésie, la lutte sociale, le sport, la musique ou le cinéma. Peu importe. Charly Gaul, André Breton, Rosa Luxembourg, Garry Cooper, Black Eagle, Eric Burdon et Bob Dylan réunis aident à combler un sacré vide et à découvrir d’autres territoires.
A ces voyages immobiles se greffent des périples bien réels. Restitués par morceaux dans des lettres qui disent combien Lionel Bourg est avant tout un écrivain du dehors. Son aventure intérieure, il la porte en plein vent. Il la cisèle, la construit et l’enrichit en convoquant Pétrarque en déséquilibre sur les pentes du Ventoux, Saint Pol Roux penché côté mer sur son bout de lande à Camaret ou Roger Vitrac, l’auteur du Faune noir, enfoui et presque oublié sous l’écorce et « la rudesse du causse ».
Les lettres vagabondes de Lionel Bourg ne visitent pas seulement la mémoire lointaine. Le passé immédiat s’y inscrit en filigrane dès qu’il s’adresse à sa fille ou à ses petits-enfants. Il le fait (« Grand père. Une espèce de vieux gamin. Ou cet enfant rêvé dont je ne fus qu’à peine ») pour toucher aux origines et pour donner, mine de rien, en plus de sa mythologie personnelle, beaucoup de tendresse, de hargne, de rage, d’espoir à partager à ceux qui, un jour, poursuivront la route sans lui.
« Si demain, après demain, cela viendra, quelqu’un – quelqu’une – vous incite à mêler mes cendres au terreau du Crêt de la Perdrix ou à la steppe autour de Pierre-sur-Haute, que cela s’accomplisse avec les mêmes rires, les mêmes larmes qui m’agitaient, adolescent, quand je courais comme un nigaud sur la lande. »

Lionel Bourg : L'Horizon partagé, Quidam éditeur.

vendredi 21 mai 2010

La Persistance du froid


À Chicago, rue Michigan, un homme joue de la batterie. Il brasse l’air à coups de gestes vifs et répétitifs. À proximité, un autre, un « prédicateur enroué », s’adresse au bitume et à ceux qui le foulent en leur conseillant de laisser, sur la route de leur vie, « Jésus conduire la voiture » à leur place. Un peu plus loin, derrière les arbres, on entend, par intermittences, les mélopées un rien disloquées d’un orchestre de jazz. Plus loin encore, mais il faut bouger, emprunter de nouvelles rues et s’ancrer au cœur du quartier résidentiel de Lincoln Park pour saisir sa présence, un autre personnage, officiant lui aussi en plein air, « déploie les mouvements d’une gymnastique étrange. »
« Pour les automobilistes et les passants lointains, il figure la persévérance extasié du pêcheur pauvre ramenant de grands filets vides, l’imprécation du chaman indien s’opposant au flux de voitures ou la séquence d’arrêts sur image des dernières terreurs du soldat qui meurt en pleine course. »
En réalité, cet homme – qui se nomme Gery Snider – exécute ces gestes, ces rites taoïstes parce qu’il a décidé de « redistribuer les énergies » à Résa Weiner, une ancienne actrice de télévision qui vit dans ce quartier huppé. Il se trouve, mais cela on le découvrira beaucoup plus tard, que durant son service en tant que cameraman dans l’armée américaine au Viêt-nam, il fit, un temps, équipe avec le jeune Jerzy Weiner, (fils de l’actrice en question) qui repose désormais dans un cimetière du sud-ouest de la France sous une feuille de marbre où deux dates sèches (18.7.1952 - 21.9.1974) disent la brièveté de son parcours terrestre.
Ce qui rattache cet homme et cette femme (qui ne se rencontrent jamais) exprime assez bien la façon de procéder de Denis Decourchelle. Des fils plus ou moins visibles relient ainsi les nombreux personnages qui traversent son livre. Certains restent très fugaces. D’autres réapparaissent à intervalles réguliers. Presque tous entrent, à un moment donné, en contact (direct ou indirect) avec Résa Weiner, l’actrice, d’origine polonaise, qui devient peu à peu la figure centrale du roman. Chaque itinéraire retracé prend l’apparence d’une biographie imaginaire et néanmoins documentée. Des faits réels peuvent également s’y emboîter.
La Persistance du froid est un récit subtil. Il est construit de façon circulaire et non linéaire. Parvenu à la fin du livre, le lecteur a en sa possession pratiquement tous les éléments du puzzle. Chacun peut ensuite le reconstituer à sa façon. On songe un instant à la malice du Godard des années 60, 70… Denis Decourchelle enroule ses phrases longues. Il les déplace – sur fond de jazz et de blues – en leur octroyant un peu de la langueur de ces voitures américaines (ici une Lincoln Continental, là un vieux cabriolet Mustang Shelby, ailleurs une Dodge noire ou une Cadillac blanche) qui roulent dans ses pages pour aller de Chicago à Chicago où, boucle bouclée, le périple se termine.

Denis Decourchelle : La Persistance du froid, Quidam éditeur