jeudi 18 septembre 2014

La ligne des glaces

Samuel, le narrateur du troisième roman d’Emmanuel Ruben est un jeune diplomate qui a déjà beaucoup bourlingué. À la fin de l’été, il quitte le soleil et la chaleur d’Istanbul pour rejoindre le poste qu’il vient d’accepter, tout au nord de l’Europe, dans un pays qui lui est totalement inconnu et où il va devoir vivre durant plusieurs mois. À peine arrivé dans la capitale, située quelque part au bord de la Baltique, dans une contrée jamais nommée, qui pourrait bien être la Lettonie, l’Ambassade de France le charge de délimiter les frontières maritimes du pays. Il sait que celui-ci touche la Russie, s’étale sur la mer et apprend qu’il a, par ailleurs, la particularité de se trouver là où se termine (et où commence) la moitié du continent européen.

« Pour la première fois, je prends pleinement conscience de ceci : à savoir qu’il y a, vingt ans après la chute du Mur, encore deux Europe, équivalentes par leur superficie. La première Europe, c’est l’Union. La majeure partie de l’autre Europe se situe toujours en Russie. »

Il ne lui faudra que quelques jours de travail, quelques recherches sur de vieux atlas puis une série de déplacements sur place, pour comprendre que la mission qui lui a été confiée est irréalisable. Il s’y attelle donc mollement et finit par s’y désintéresser pour consacrer son temps à une exploration plus personnelle. Curieux et attentif, il a à cœur de découvrir le monde inconnu qui l’entoure. Accompagné d’un ami linguiste d’origine suisse, il passe des soirées animées au bar, y rencontre une jeune femme, débute une relation amoureuse, multiplie les virées alentour, se cogne au froid glacial, à l’interminable hiver local, à la non moins longue nuit qui enveloppe les terres et mers glacées de ce territoire aux frontières floues et indéfinies où la loi exige l’arrêt de toute activité dès que le thermomètre passe sous la barre fatidique des moins vingt-cinq degrés.

« Imaginez tout un pays qui ne travaille plus, ne se lève plus, ne prend plus sa bagnole, le taxi, le bus, le trolley, le tramway, n’entend plus de klaxons, ne connaît plus de bouchons ! Imaginez le rêve de tous les peuples, de toutes les nations, de toutes les sociétés, de toutes les civilisations : trêve générale ! »
L’étonnant, et inquiétant paradoxe, en ce bout de terre apparemment préservé, est de se rendre très vite compte qu’ici aussi, bien accrochés dans les mémoires, et réactivés en un éclair, sévissent nationalisme, querelles linguistiques, racisme, menaces et intrigues géopolitiques. Autant de réalités notées au jour le jour dans les carnets que Samuel ne cesse d’alimenter. Il y écrit en détails tout ce qui nourrit sa présence au cœur de la Baltique orientale. Le cercle fermé des diplomates (qui surestiment leur mission et ont tendance à prendre les locaux pour des demeurés) est griffé à coups de traits vifs et percutants, exemples et propos à l’appui. L’idée des frontières – et en particulier de celles qui s’érigent dans les têtes – est lentement démontée.

« Tu cherches une frontière extérieure, alors tu crois la trouver au bout de tes forces. Mais il n’y a pas de frontière extérieure. Crois-moi, la vraie frontière est à l’intérieur. Elle est infiniment plus proche que tu l’imagines. »

Elle s’ouvre, en l’occurrence, et Emmanuel Ruben, qui n’a d’autre passeport que son écriture pour la franchir, excelle à le démontrer, sur un imaginaire en verve, un monde en expansion où paysages et personnages se façonnent les uns les autres pour vivre avec intensité. La fin du livre est en ce sens superbe. Après le gel et le dégel survient l’été qui voit les corps sortir enfin de leur léthargie pour s’unir en quête de sensations extrêmes. L’auteur de Kaddish pour un orphelin célèbre et un matelot inconnu a patiemment préparé cette apothéose. En auscultant les lieux deux saisons durant. En brossant les portraits des différents protagonistes de son roman. En décrivant au mieux les décors glacés, enneigés ou simplement recouverts d’une pellicule de givre qui vont bientôt éclater en s’offrant à la lumière. En rappelant ici une anecdote, là un fragment extrait de l’histoire récente du pays, ailleurs un drame survenu durant l’occupation allemande ou une légende sortie des confins. En plaçant enfin, et constamment, son narrateur en position de témoin surpris, effaré, rassuré ou troublé par ce qu’il découvre au fil de son séjour. Le roman qu’il construit, courant sur plus de trois cents pages, se densifie de plus en plus et emporte le lecteur dans une aventure qui déborde de vitalité.

 Emmanuel Ruben : La ligne des glaces, éditions Rivages.


mardi 9 septembre 2014

L'échappée

On le surnommait l’Ange de la montagne. Roland Barthes, dans ses Mythologies, le voyait en "Rimbaud du Tour" . Il était frêle, taciturne, solitaire. Il appréciait tout particulièrement la pluie et parvenait, dès qu’une route en lacets atteignait des pourcentages respectables, à créer de grands écarts dans les étapes de montagne. Charly Gaul gagna ainsi le tour de France en 1958 et s’imposa dans le tour d’Italie en 1956 et en 1959.

« Quand il domine un Tour de France d’anthologie, en 1958, le champion luxembourgeois est déjà mon héros.
Je ne jure, ne respire que par lui, qui rougit, bredouille au micro lorsque l’un des reporters des actualités cinématographiques l’abreuve de compliments. »

Lionel Bourg n’a pas dix ans quand il reconnaît en ce coureur cycliste un être capable de donner, à distance, un peu plus de fierté, de couleurs et d’optimisme à son quotidien d’enfant vivant dans une famille en souffrance. Comme dans presque tous ses textes, la part autobiographique est ici la matière même du récit. La présence de Charly Gaul, et ses exploits, sa fougue, son panache, viennent opportunément rétablir l’équilibre dans un univers plombé par la tristesse, le mal être et les visites hebdomadaires au cimetière sur la tombe du frère aîné (mort noyé) en compagnie de la mère qui pleure, fond, psalmodie, se révolte.

« Maman, qui, jusqu’à l’effondrement dont elle allait mourir, ne sut qu’avec outrance et comme gonflée de colère porter un deuil infiniment destructeur. »

C’est dans ces moments de douleur, vécus au cœur d’une ville ouvrière où la plupart des hommes bossent à la mine ou aux aciéries, que la présence virevoltante du cycliste en démonstration dans les cols mythiques des Abruzzes, des Alpes, des Dolomites et des Pyrénées devient réconfortante. Le fabuleux grimpeur rétablit, sans le savoir, un point d’équilibre qui permet à celui qui en a fait son idole de supporter l’insupportable.

« Un soir, à l’étape, il me semble que tu parlas du ciel et des hérons, des grues occupées à cisailler les bancs de brume. J’écoutais. Engrangeais tes paroles ou celle que j’entendais en secret dans ma tête. L’enfance n’a de recours qu’en elle-même. »

Gaul était un rêveur. Il aimait vivre à l’écart, loin des convenances sociales et autres obligations d’usage. Sitôt sa carrière terminée, il se retira dans les bois et s’arrangea pour qu’on ne vienne pas le déranger. Il s’effaça, coupa les ponts, se réserva une vie intérieure et la préserva jusqu’à sa mort en 2005. C’est à cet homme taciturne et secret, grâce auquel il a pu s’échapper et vibrer, que Lionel Bourg rend hommage en le suivant tout particulièrement de la fin des années cinquante au début des années soixante.

Lionel Bourg : L’échappée, éditions L’escampette.
Logo : Charly Gaul en 1957.

* Lionel Bourg publie parallèlement Ce serait du moins quelque chose, récit où l'on retrouve ces balises autobiographiques qu'il pose, comme autant  de passerelles sensibles, entre l'enfant qu'il fut et l'écrivain qu'il est devenu. Elles  jalonnent une œuvre de plus en plus dense. Le livre, superbe, est l'un de ceux que concoctent les belles éditions Le Réalgar, avec des dessins de Christine Guinamand.

mardi 2 septembre 2014

Tant de larmes ont coulé depuis

Chez Alfons Cervera, la mémoire se conjugue au présent. Celui qui s’y réfère doit la réactiver en permanence en la frottant à la réalité en cours. Elle se rattache à des lieux précis, en l’occurrence, ici, à Los Yesares, en Espagne, où le narrateur, installé à Orange depuis longtemps, se rend pour assister aux obsèques de Teresa. Il est lui-même originaire de cette localité et y revient en tant qu’ami de la famille. La vieille femme qui est décédée était, par ailleurs, la figure centrale de Ces Vies-là, le précédent livre du romancier.

« Je suis de ceux qui sont restés en France, bien que de temps en temps, comme c’est le cas aujourd’hui même, je revienne à Los Yesares, et c’est comme si je n’avais jamais quitté cet endroit, comme si une étrange sensation de permanence s’inscrivait dans tous les retours. »

En arrière-plan se dessine l’histoire d’une ville marqué par l’exil des nombreux habitants qui ont dû fuir d’abord la guerre civile et l’instauration du Franquisme et ensuite la crise économique des années soixante. Tous ceux qui se réunissent pour la cérémonie ont vécu ce déracinement. Certains ont réussi à rentrer au pays. D’autres n’y reviennent que ponctuellement. Tous ont néanmoins en commun une mémoire collective qui se revivifie dès qu’ils se retrouvent ensemble. Celle-ci bouge en eux. Elle travaille. Elle s’ouvre à la fiction. Elle se nourrit d’événements précis, d’itinéraires cabossés, de disparitions tragiques, d’absences inexpliquées, de personnages attachants, d’anecdotes revenant à la surface ou de scènes de la vie quotidienne survenues tant à Orange qu’à Los Yesares.

« Le souvenir n’est pas ce qui s’est passé vraiment mais ce que nous inventons pour ne pas rester vides au-dedans de nous-mêmes. »

Alfons Cervera, en de brefs chapitres, très ciselés, très vifs, fait en sorte que d’autres voix viennent se mêler à celle du narrateur. Cela lui permet de multiplier les points de vue et de mieux cerner différentes personnalités. On saisit d’emblée de belles complicités. La figure de l’écrivain y est convoquée. Il sort subrepticement de l’ombre. Puis y retourne. Un autre prend sa place. Chacun apporte sa voix (et son regard) à un roman polyphonique dans lequel le temps ne s’arrête pas. Il pose simplement des jalons. Qu’il est bon de revisiter de temps à autre. Si la défunte est à peine évoquée, c’est parce que son parcours est déjà en train de s’inscrire dans leur propre mémoire.

« A pas lents, nous portons sur les épaules le cercueil avec le corps de Teresa. Un enterrement a quelque chose d’une inquiète temporisation, d’un deuil élémentaire, d’un équilibre calculé dans cette effervescence d’oiseaux muets qu’est la mort. »

Procédant de façon presque cinématographique, à coups de plans-séquences bien ciblés, restituant un à un plusieurs fragments de l’existence des hommes et des femmes réunis pour les funérailles, Alfons Cervera offre une chronique sensible et vivante d’une petite communauté consciente que la route qui s’ouvre devant tous, avec ses virages, ses guet-apens, ses coups du sort, ne peut s’envisager sans qu’ils soient, infiniment, humainement, et toujours, reliés  les uns aux autres.

 Alfons Cervera : Tant de larmes ont coulé depuis, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée.

lundi 25 août 2014

Sur les pas de Georges Le Bayon

Tout se passe en rupture de rêve. Nous sommes à Lorient. Georges Le Bayon s'écarte un peu de ceux qui l'entourent pour aller se poster devant l'une de ses toiles. Il a les yeux fixés sur une balafre bleue qui simule un sentier sous la mer. Cela tient de la faille, de la fente. Une anfractuosité qui attire le regard et qui permet de pénétrer à l'intérieur des vagues, au cœur des éléments, dans un flux incessant qui gicle sur les parois rocheuses en suggérant des formes féminines à même la pierre. Personne n'ose, à cet instant, le déranger. Ce retrait momentané (capté en une seconde) me sert aujourd'hui d'appui pour évoquer le peintre que j'avais rencontré grâce à Alain Jégou quelques années auparavant et que je n'ai, depuis, jamais perdu de vue, l'amitié s'arrangeant par ailleurs pour venir tisser à son rythme des liens indéfectibles entre nous.

Il présentait ce soir-là quelques fragments d'un itinéraire presque sauvage, tout entier voué aux murmures du vent et aux roulements des paquets d'écume. L'intimité de la petite salle des Beaux-Arts se laminait sous la pupille lactée des projecteurs. Le rouge montait aux joues des murs. Il y avait là, saisis dans une tension précise, des brins d'eau, des embruns, des rocs roses ou roux, des rouleaux retournés, du sable en fusion, des bris de soleil couchant à fleur de ressac et dix ou vingt nuances de bleu en train de dialoguer entre elles en se glissant entre les verres des convives et les bruissements de voix.

La mer était (et est toujours) omniprésente. Elle est essentielle dans son parcours, dès l'origine. Elle affleure d'abord dans des pastels chiffonnés par le flux des lames en transe. Ose le contact avec les crocs des roches noires. Le Bayon tangue, s'en approche, tourne autour et, brusquement, lâche la bride, libérant du même coup une force, une énergie très communicative. Il sait répondre du tac au tac à l'urgence. Son geste est bref, sûr, incisif. Il lacère, étire, griffe, retient. Il y a entre lui et l'océan une lutte physique. Les morceaux d'un Atlantique clairsemé, piqué au vif dans une crique à Belle-Ile voisinent avec des flaques éparses, travaillées au point de croix à marée basse. L'ondulation de la houle l'attire irrémédiablement vers le large. Il s'y rend en solitude. Aime se débattre dans un décor d'irréalité sublime et dangereuse. Ses surfaces recèlent une profondeur inattendue. Et le vide, l'absence, l'envie de disparaître ne proviennent pas seulement d'une illusion d'optique. L'attirance vers le bas provoque des réflexes de survie.

Je me souviens d'une autre rencontre qui eut lieu dans son appartement d'alors, rue de Merville, à Lorient, en février 1989. Il nous faisait découvrir ses récentes réalisations. Assis près de Georges, Alain fumait et se taisait, surpris lui aussi par les zones rouges, noires et cuivrées qui servaient de buttoir à la danse incessante de l'eau. D'étranges ballets se touchaient, avec en miroir la lune ou le soleil. Les crevasses happaient les ultimes rendez-vous de la douceur et de la sérénité. On n'éprouvait pas le besoin de parler. On devinait le lien qui reliait la mer et le corps féminin. Celui-ci glissait, à peine dissimulé, sous un manteau de débris caillouteux au bas des falaises. La pierre ne se faisait évidemment pas chair mais la main du peintre, en se posant sur elle, disait l'ardeur qui pouvait se cacher derrière l'apparente rugosité.

L'approche sensuelle de la matière reste chez lui très vive. La hanche d'un récif ou les cuisses d'un îlot léché par l'écume s'offre ponctuellement à nos regards. L'univers palpable qui apparaît permet de repérer çà et là les éléments qui fondent l'unité de son parcours. On reconnaît les reflets verts des algues sous les vagues, la boule orange d'un feu enveloppé de brume, les nuages cotonneux d'un ciel qui se renverse, touchant, sans le vouloir, des hauts-fonds escarpés. Sans oublier les bleus. Le bleu blanchi par le sel, le bleu presque noir passé à la bouse des prairies de varech, le bleu qui rouille à cause de la ferraille provenant des épaves, le bleu transparent de la nuit, le bleu lavé au fond des puits creusés à hauteur de Port-Coton, le bleu torride des voyages sur le dos d'un béluga, d'un narval, le bleu tuméfié des lèvres en mal de mots... Dix, vingt, cent bleus entrelacés qui ont aujourd'hui tendance à s'estomper un peu. Ils laissent place à des teintes plus contrastées que tourmente la vivacité des liquides en fusion. La lande pelée, rabotée, expose ses pans d'herbe rase sur les hauteurs. La falaise, abrupte, affronte les incessants coups de boutoir de celle, qui, insatiable, se creuse en dedans pour mieux mordre ces pics déchiquetés qui ne lui résistent pas. Le décor date de quelques millénaires mais chaque instant et chaque scène de cet immense théâtre perpétuel deviennent uniques, saisis par un même regard : celui d'un peintre qui sait sortir de sa propre intériorité pour se propulser au cœur du grand tumulte élémentaire.

Le Bayon nous donne, avec ses marelles en mouvement, ses fragments tourmentés sous le ciel, les esquisses fureteuses d'une œuvre de plus en plus imposante dans laquelle rien n'est jamais figé. Il faut le voir en plein travail, y mettant son corps, ses nerfs, son souffle, dans l'atelier qu'il s'est aménagé à Belle-Ile, pour comprendre combien ce lieu isolé, qui reçoit la force des courants marins et des vents contraires, lui importe. Il lui offre, outre une mer âpre, ruisselante et lumineuse qu'il ne cesse de sonder, strate après strate, ces fractures géologiques qui l'aident à toucher de près des vallons, sédiments, crevasses, éboulis où se répercute le flux incessant des vagues en train de rouler au loin.

Georges Le Bayon expose au Centre Culturel Passe Ouest à Ploemeur (56) du 26 août au 17 septembre.




jeudi 14 août 2014

Rien (qu'une affaire de regard)

Si l’introspection aboutit souvent à un mélange de silence, de peur et de paralysie chez celui qui la porte, tel n’est pas le cas pour Herbert, le personnage central du roman de Philippe Annocque. Le jeune homme est plein d’entrain. Il écrit une fiction, tâte également du théâtre, multiplie les approches amoureuses. Il navigue entre bien-être et tristesse, s’écharpe volontiers quand tout va bien et relative dès qu’il perd pied. Il se regarde en intérieur ou de biais, observe son comportement, semble vivre à côté de lui-même, analyse ses paroles, ses faits, ses gestes, des plus anodins aux plus intimes. Choisir reste pour lui une chose très délicate. Il peut se tromper ou pas, être à la hauteur ou à côté de la plaque. D’où le pare-feu, imparable, qu’il s’invente et qui consiste à équilibrer, en toutes occasions, et par la réflexion, la balance entre ce qui est à priori bien et ce qui paraît de prime abord mal. Cet entre-deux lui convient et lui permet de passer de nombreux obstacles (ramassant tout de même çà et là quelques claques, qu’il juge d’ailleurs salvatrices) sans perdre en cours de route cet allant naturel qui ne le fait reculer devant rien.

« Après tout, il faut bien se mouiller un peu, si on veut avoir une chance de faire quelque chose ; même s’il s’illusionne sur la qualité de sa pièce, c’est qu’au moins elle aura existé. »

Vu ainsi, la vie roule et réserve peu de mauvaises surprises (d’autant qu’il repère en une seconde les aspects positifs de ces dernières). Même au lit, en compagnie, quand son inexpérience le place dans des situations scabreuses, Herbert ne désespère pas. Fidèle à son principe, il se regarde. Et parfois se regarde se regardant, s’étonnant d’être cet homme (à première vue semblable aux autres) qui embrasse, caresse, s’allonge sur le corps d’une femme. "Je" est bien "un autre", en l’occurrence celui qui prend l’eau sous ses yeux, autrement dit l’ombre de lui-même, une part infime de son être tout entier.

« Il modifie sa position sur le lit. L’autre lui-même, qui le regarde, ressent comme une démangeaison désagréable, se dit-il. Pourquoi la pensée ne suit-elle pas le cours prévu par le programme. »

Plutôt que de se laisser porter par les événements, il préfère les précipiter. S’il arrive qu’une rencontre tourne mal, ou qu’un projet ne se réalise pas, il a instantanément recours à ce petit parachute mental qui ne le quitte jamais. Herbert s’aime bien. Il est assez optimiste. Il s’est construit un être intérieur. Il le trimballe en secret, au hasard de ses déambulations, de stations de métro en gares de banlieue avec arrêt au café ou dans tel ou tel appartement où cet apprenti en rodage espère enfin vivre sa première vraie relation sexuelle.

Philippe Annocque tient le fil du roman avec dextérité. Il avance à coups de phrases nerveuses et de paragraphes courts. Il jette un regard espiègle sur celui qui, hésitant entre humilité et fierté, est montré en train de s’extraire, tout ébouriffé, un rien désemparé, gaffeur et maladroit, d’une longue adolescence.

Philippe Annocque : Rien (qu’une affaire de regard), Quidam éditeur.