jeudi 14 août 2014

Rien (qu'une affaire de regard)

Si l’introspection aboutit souvent à un mélange de silence, de peur et de paralysie chez celui qui la porte, tel n’est pas le cas pour Herbert, le personnage central du roman de Philippe Annocque. Le jeune homme est plein d’entrain. Il écrit une fiction, tâte également du théâtre, multiplie les approches amoureuses. Il navigue entre bien-être et tristesse, s’écharpe volontiers quand tout va bien et relative dès qu’il perd pied. Il se regarde en intérieur ou de biais, observe son comportement, semble vivre à côté de lui-même, analyse ses paroles, ses faits, ses gestes, des plus anodins aux plus intimes. Choisir reste pour lui une chose très délicate. Il peut se tromper ou pas, être à la hauteur ou à côté de la plaque. D’où le pare-feu, imparable, qu’il s’invente et qui consiste à équilibrer, en toutes occasions, et par la réflexion, la balance entre ce qui est à priori bien et ce qui paraît de prime abord mal. Cet entre-deux lui convient et lui permet de passer de nombreux obstacles (ramassant tout de même çà et là quelques claques, qu’il juge d’ailleurs salvatrices) sans perdre en cours de route cet allant naturel qui ne le fait reculer devant rien.

« Après tout, il faut bien se mouiller un peu, si on veut avoir une chance de faire quelque chose ; même s’il s’illusionne sur la qualité de sa pièce, c’est qu’au moins elle aura existé. »

Vu ainsi, la vie roule et réserve peu de mauvaises surprises (d’autant qu’il repère en une seconde les aspects positifs de ces dernières). Même au lit, en compagnie, quand son inexpérience le place dans des situations scabreuses, Herbert ne désespère pas. Fidèle à son principe, il se regarde. Et parfois se regarde se regardant, s’étonnant d’être cet homme (à première vue semblable aux autres) qui embrasse, caresse, s’allonge sur le corps d’une femme. "Je" est bien "un autre", en l’occurrence celui qui prend l’eau sous ses yeux, autrement dit l’ombre de lui-même, une part infime de son être tout entier.

« Il modifie sa position sur le lit. L’autre lui-même, qui le regarde, ressent comme une démangeaison désagréable, se dit-il. Pourquoi la pensée ne suit-elle pas le cours prévu par le programme. »

Plutôt que de se laisser porter par les événements, il préfère les précipiter. S’il arrive qu’une rencontre tourne mal, ou qu’un projet ne se réalise pas, il a instantanément recours à ce petit parachute mental qui ne le quitte jamais. Herbert s’aime bien. Il est assez optimiste. Il s’est construit un être intérieur. Il le trimballe en secret, au hasard de ses déambulations, de stations de métro en gares de banlieue avec arrêt au café ou dans tel ou tel appartement où cet apprenti en rodage espère enfin vivre sa première vraie relation sexuelle.

Philippe Annocque tient le fil du roman avec dextérité. Il avance à coups de phrases nerveuses et de paragraphes courts. Il jette un regard espiègle sur celui qui, hésitant entre humilité et fierté, est montré en train de s’extraire, tout ébouriffé, un rien désemparé, gaffeur et maladroit, d’une longue adolescence.

Philippe Annocque : Rien (qu’une affaire de regard), Quidam éditeur.


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