Chez Alfons Cervera, la mémoire se conjugue au présent. Celui qui s’y
réfère doit la réactiver en permanence en la frottant à la réalité en
cours. Elle se rattache à des lieux précis, en l’occurrence, ici, à Los
Yesares, en Espagne, où le narrateur, installé à Orange depuis
longtemps, se rend pour assister aux obsèques de Teresa. Il est lui-même
originaire de cette localité et y revient en tant qu’ami de la famille.
La vieille femme qui est décédée était, par ailleurs, la figure
centrale de Ces Vies-là, le précédent livre du romancier.
« Je suis de ceux qui sont restés en France, bien que de temps en
temps, comme c’est le cas aujourd’hui même, je revienne à Los Yesares,
et c’est comme si je n’avais jamais quitté cet endroit, comme si une
étrange sensation de permanence s’inscrivait dans tous les retours. »
En arrière-plan se dessine l’histoire d’une ville marqué par l’exil
des nombreux habitants qui ont dû fuir d’abord la guerre civile et
l’instauration du Franquisme et ensuite la crise économique des années
soixante. Tous ceux qui se réunissent pour la cérémonie ont vécu ce
déracinement. Certains ont réussi à rentrer au pays. D’autres n’y
reviennent que ponctuellement. Tous ont néanmoins en commun une mémoire
collective qui se revivifie dès qu’ils se retrouvent ensemble. Celle-ci
bouge en eux. Elle travaille. Elle s’ouvre à la fiction. Elle se
nourrit d’événements précis, d’itinéraires cabossés, de disparitions
tragiques, d’absences inexpliquées, de personnages attachants,
d’anecdotes revenant à la surface ou de scènes de la vie quotidienne
survenues tant à Orange qu’à Los Yesares.
« Le souvenir n’est pas ce qui s’est passé vraiment mais ce que nous
inventons pour ne pas rester vides au-dedans de nous-mêmes. »
Alfons Cervera, en de brefs chapitres, très ciselés, très vifs, fait
en sorte que d’autres voix viennent se mêler à celle du narrateur. Cela
lui permet de multiplier les points de vue et de mieux cerner
différentes personnalités. On saisit d’emblée de belles complicités. La
figure de l’écrivain y est convoquée. Il sort subrepticement de l’ombre.
Puis y retourne. Un autre prend sa place. Chacun apporte sa voix (et
son regard) à un roman polyphonique dans lequel le temps ne s’arrête
pas. Il pose simplement des jalons. Qu’il est bon de revisiter de temps
à autre. Si la défunte est à peine évoquée, c’est parce que son
parcours est déjà en train de s’inscrire dans leur propre
mémoire.
« A pas lents, nous portons sur les épaules le cercueil avec le corps
de Teresa. Un enterrement a quelque chose d’une inquiète temporisation,
d’un deuil élémentaire, d’un équilibre calculé dans cette effervescence
d’oiseaux muets qu’est la mort. »
Procédant de façon presque cinématographique, à coups de
plans-séquences bien ciblés, restituant un à un plusieurs fragments de
l’existence des hommes et des femmes réunis pour les funérailles,
Alfons Cervera offre une chronique sensible et vivante d’une petite
communauté consciente que la route qui s’ouvre devant tous, avec ses
virages, ses guet-apens, ses coups du sort, ne peut s’envisager sans
qu’ils soient, infiniment, humainement, et toujours, reliés les uns aux autres.
Alfons Cervera : Tant de larmes ont coulé depuis, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée.
Alfons Cervera : Tant de larmes ont coulé depuis, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, éditions La Contre Allée.
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