dimanche 2 novembre 2014

Seconde solitude

C’est un étrange territoire qu’arpente ici Éric Ferrari. Il s’y promène au fil des saisons, en toute discrétion, par la pensée, marchant d’un bon pas en ses nuits blanches, attentif aux traces laissées au sol par ceux qui l’ont précédé et qui appartiennent, toutes ou presque, aux animaux familiers des lieux et aux chasseurs qui les traquent.

« Chasseurs pouilleux, royalement souples, au cœur de l’unique brûlure, on maîtrise les forces d’inertie, et lorsque nous croisons nos traces dans cet espace qui a perdu les noms, il souffle un air de terreau frais, de proies débarbouillées. »

Les terres traversées sont rudes. Entrecoupées de pentes raides, de vallées en friche et de points d’eau difficiles d’accès. On y enterre la foudre et on sait que celle-ci ne dort jamais tout à fait. L’homme, s’il veut devenir un peu plus que cet être de passage dont l’ombre disparaît avant même de s’être posée sur une surface plane, devra se plier à quelques règles de précarité et d’humilité qui le feront, peu à peu, devenir (un) résistant.

« Remue beaucoup. Arrache-toi. Enfouis ce manque nouveau dans tes pensées fugitives. Demande que l’on marque ton visage d’une pierre blanche. »

Ce monde âpre, sauvage, intérieur et parallèle qu’il installe lentement dans son livre n’empêche pas l’auteur de faire de brefs retours dans un monde plus proche, ne serait-ce que pour retoucher quelques fragments liés à l’enfance et susceptibles de raviver d’anciennes émotions, telle la peur, qui reste intacte, en embuscade, lui demandant de se cacher, de retenir son souffle et de regarder (écouter) à nouveau sans être vu.

« Quelquefois, je m’accroupis au fond d’une penderie. Le vide éprouvé à l’intérieur des vêtements accrochés prolonge l’impression d’être pris dans l’immobilité d’une nasse liquide. »

Ce qui happe le lecteur, dans Seconde solitude, comme dans les précédents recueils d’Éric Ferrari, c’est cette écriture simple, concise, coupante, efficace. Reliée aux paysages (qu’elle ne décrit que par touches), elle s’imprime en proses courtes et concrètes. Ce sont des brèches, des entailles, des points de contact précis qui marquent les contours d’une contrée extrême et austère où vaque celui qui l’a conçue.

 Éric Ferrari : Seconde solitude, Cheyne éditeur.


vendredi 24 octobre 2014

Sahara Iroise

 
« Lumières attardées / dans quelques maisons // dernières braises / dans l'âtre des rires // qui déroutent la solitude »
                                                                                 Alain Le Beuze, Ouessant

C'est l'heure où les phares du Stiff, de la Jument, de Nividic, de Kereon et du Créac'h s'assemblent et broient tout le noir alentour pour traverser puis cisailler d'une simple lame rouge, jaune ou blanche des murs de brumes ou de pluies serrées. Ils jettent les feux de leur lanterne au-delà de la ligne d'horizon, loin, de part et d'autre de ce rail invisible conçu pour guider les cargos, pétroliers et porte-conteneurs qui viennent ou s'en retournent, certains du Panama ou de mer de Chine, d'autres de New York ou de Singapour. Tous ont coché sur leur feuille de route une escale rapide (chargement / déchargement) dans les parages, près des docks illuminés de Rotterdam, de Hambourg ou de Valence …
C'est aussi l'heure où d'autres lumières clignotent au ras de l'eau, ricochant sur les premières vagues avant de se perdre dans des rouleaux d'écume. Certains disent que ces petits braseros à la mèche si vite éteinte sortent des amas de bois et de ferraille rongés qui jalonnent le pourtour de l'île. Il y a dans leurs mots, entrecoupés de longs silences, durant lesquels ils boivent un dernier verre ou rallument un mégot qui dure, des noms de disparus, proches ou lointains qui, selon eux, reviennent du fond des mers vriller à leur façon la mémoire poreuse de ceux qui ont failli en ne prenant pas la peine de détacher un canot pour descendre, en leur honneur, un casier lesté, comprenant une bourriche d'huîtres accompagnée d'un litre de muscadet de Sèvres et Maine, à l'endroit même où, dans les remous et les courants contraires, leur bateau a chaviré puis coulé, par gros temps, il y a dix, vingt ou cent ans. 
 
"Sahara Iroise est un livre où les voix se mêlent mais surtout se répondent. Quand j'ai soumis le projet à Jacques Josse (poète et prosateur), Alain Le Beuze (poète) et Maya Mémin (artiste), l'idée s'imposa que les trois voix devaient créer leur ligne en co-résonance, en tout cas jaillir ensemble. Chacun joue et écrit sa partie, et le but est cette friction d'imaginaires, sorte de cadavre exquis à trois têtes, de marée à trois mouvements." Alain Le Saux
 
Sahara Iroise, Alain Le Beuze, Jacques Josse, Maya Mémin, éditions S'emmêler, 17 € l'exemplaire (chèque à libeller au nom de l'association Verticale, 137 rue Robespierre, 29200 Brest. Contact : diascorn.kathy9@gmail.com ou ale-saux@orange.fr


dimanche 19 octobre 2014

Marie,

« Votre voix a été entendue par une voix en moi, qui aujourd’hui vous parle. »

C’est à Marie Depussé que s’adresse ainsi Angela Lugrin. Elle se donne une nuit d’été (ou plus) pour lui écrire cette longue lettre qui va lui permettre de remonter le temps en revenant d’abord sur leur première rencontre.

« Au mois de mai, j’entre dans le dernier cours de l’année de Marie Depussé auquel je suis inscrite depuis septembre, pour comprendre en quoi consiste l’examen. »

Ce qui la fascine alors, elle qui considérait « l’université comme la chambre mortuaire de la pensée », ce sont, pêle-mêle, le visage avenant, la grande liberté qui se dégage du corps de celle qui donne le cours et surtout sa voix et ce qu’elle transmet, avec sensualité et simplicité, en incitant à la réflexion.

« Ce jour-là, je vous rencontre et je vous aime. »

L’attrait est discret et réciproque. Quand Angela Lugrin travaille sur Bonnefoy et sur le Quattrocento, puis sur les figures maternelles chez Duras, c’est Marie Depussé qui devient sa directrice de mémoire. Plus tard, celle-ci lui proposera un poste de chargé de cours à Paris VII, en complément de celui qu’elle exerce en tant que professeur en collège.

Elle avance dans sa lettre et dans le temps en parvenant à dessiner le portrait de celle qui, outre l’enseignement de la littérature à l’université et en milieu carcéral, est également psychanalyste à la clinique de La Borde et auteur de six livres chez P.O.L. Un parcours à l’écoute des autres. Un itinéraire où la parole juste, précise, apaisée, s’avère nécessaire. C’est cela qu’elle saisit, dans un texte qui se promène, par petites touches, dans la vie et l’œuvre d’une femme en qui elle reconnaît avoir cherché la mère qu’elle aurait aimé avoir.

« Chez ma mère, la parole est inévitablement du côté du meurtre, et la vôtre du côté de l’assassin. Ce qui n’est pas la même chose. Votre parole est combative, elle se manifeste auprès des êtres abîmés mais vous ne prêchez pas l’assassinat. »

La réflexion est en permanence au centre de cette lettre qui se transforme en premier livre. Elle invite au dialogue, y compris avec soi-même. Angela Lugrin dit, au fil des pages, qui elle est, sans jamais s’appesantir. Il y a ses joies, ses échecs, son travail, la musique punk, ses filles mais surtout cette quête d’un bien-être qui passe par la relation aux autres et dans laquelle la présence rassurante de Marie Depussé est essentielle.

« Il y a quelque chose d’ininterrompu en vous. Il me semble que vous n’avez jamais renoncé à votre beauté et que celle-ci s’accorde parfaitement à votre décision. Des larmes ont peut-être été versées. Vous avez épousé la solitude et le déchirement des fous. »

 Angela Lugrin, Marie, post-scriptum de Marie Depussé, éditions Isabelle Sauvage.


dimanche 12 octobre 2014

Le ciel & autres contes

Il faudrait dénouer ces liens serrés qui nous font trop souvent tourner autour d’une réalité appauvrie. Tenter de retrouver nombre d’automatismes d’enfance largués en cours de route. Oser les dévoiler et les revivifier. Pour ce faire, pour réparer ces instincts qui tardent à répondre, pour les inciter à jouer de nouveau avec le corps et la pensée, il y a la poésie d’Anne-Marie Beeckman. La simplicité ardente qui l’habite ouvre des espaces de liberté. Chaînes, frontières et parti-pris volent en éclats en une fraction de seconde. Elle nous embarque d’Afrique en Laponie avec légèreté. Elle arpente les couloirs du vent. Sait que le ciel peut se refléter au fond d’un puits mais que cela ne suffit pas pour que les étoiles s’y noient. Elle se place du côté de la vie. Reste aux aguets, attentive aux moindres frémissements. Ceux-ci peuvent venir de l’herbe, d’un arbre, d’un insecte, du ciel, d’un oiseau, d’un cheval. Il faut capter et noter ce qu’ils suscitent en touchant l’émotion, la sensualité, le désir.

« Elle et toi. Je pourrais étoiler de sang vos deux chairs. La ronce se fourre dans mon ventre. Je veux dire fourrure, gant de velours qui me ferre le cœur. »

On détecte griffures et traces de sang. Règles animales. Mais aussi pollen et douceur. Mise en adéquation du regard et du geste. Glissements dans un corps léger. Mouvements agréables entre des eaux claires, au début de l’aube ou sur le versant le plus lumineux du soir, quand elle s’approche (de page en page) de ce lieu transparent, de cette faille qui donne sur un monde qui est là (avec ses loups, ses rivières, ses tanières) et que nous ne voyons pourtant pas.

« Un tigre passe dans le rire de l’herbe
qui secoue ses plumes vertes,
ses cargaisons d’oiseaux.
La paupière retombe et c’est minuit dans l’os. »

Il y a chez Anne-Marie Beeckman une grande capacité à s’émouvoir et à s’émerveiller en assumant pleinement ces morceaux d’irréalité qui font briller sa rétine. Son écriture est inventive. Et son imaginaire sous tension. Elle le nourrit parfois aux contacts de certains artistes. Ainsi sa rencontre avec Louis Pons. Qui débouche sur un triptyque poétique en ouverture duquel elle dit (usant de cette langue sereine et stimulante qui est sienne) combien les différentes compositions du plasticien deviennent pour elle « source perpétuelle de réenchantement ».

« Je vous suis redevable de beaucoup d’émotions et de contradictions, ce qui est très agréable. Je savoure dans tout ce que vous faites la mise en images des glissements continuels des catégories. Mise en images des mirages vrais, de l’absence des frontières, de l’unicité du monde, bref, du territoire de la poésie. »

Elle lui offre lettre, poèmes et fragments dans un second livre, superbe, rehaussé d’une dizaine de reproductions, qui paraît en même temps que Le ciel & autres contes.

 Anne-Marie Beeckman : Le Ciel & autres contes, Pierre Mainard éditeur, 11 Boulevard de Gaujac, 47600 Nérac et Louis Pons / Rat club / Section autonome, éditions des deux corps, 35 rue François-Charles Oberthür, 35000 Rennes.


samedi 4 octobre 2014

Je suis debout / Le lapin mystique

Lucien Suel a souvent répondu favorablement aux revues qui, souhaitant le publier, le sollicitaient sur des sujets bien précis. Cela lui a permis de concevoir des textes qu’il n’aurait peut-être pas écrits autrement tout en l’aidant à explorer des thématiques et des formes à travers lesquelles il pouvait exprimer  son besoin d’écrire. Ce sont ces poèmes, parfois publiés de façon confidentielle, qu’il a réunis, y ajoutant des inédits, pour former un ensemble qui court sur une vingtaine d’années. On y retrouve ses thèmes de prédilection. Il y a là le Nord et ses paysages miniers, l’attention portée à ses morts, l’attrait exercé sur son écriture par les auteurs de la Beat Generation, la présence constante du rock, du blues, du jazz, la nécessité de se réserver des moments de répit, de retrait, au milieu des fruits et légumes de son jardin tout en préparant la prochaine escapade. Chaque chose est vécue avec simplicité et intensité.

« Je suis debout devant le vieux terril dans l’air humide d’une matinée d’automne. Je m’ouvre à son histoire. Je tourne les pages du paysage dans ma tête. Je pivote, m’enfonce dans le temps, je remonte, imagine la suite. J’ai le cœur qui bat et les yeux qui se mouillent. »

Souffle ici un grand vent de liberté. La poésie de Lucien Suel est indéfectiblement liée au monde. Elle est sans frontières. Elle passe en un éclair de Mexico-City à Loos-en-Gohelle (Pas de Calais). Elle saisit avec bonheur l’entrée en scène de Patti Smith à Dranouter (Belgique) avec en main un exemplaire du Howl de Ginsberg provenant de chez " City Lights" à San Francisco. Elle fait se télescoper des lieux et des auditeurs venus la rencontrer sur le marché du Blosne à Rennes ou près des murs de briques des anciennes filatures de Lille Fives. Elle suit le périple sinueux d’une tourterelle turque en train de fendre la couche d’ozone en se demandant si la mer de Marmara (où elle a ses attaches) existe encore. Elle court sur des chemins balayés par une brise chaude en saluant d’une main leste quelques adeptes de la grand route entraperçus dans des brumes lointaines.

« Je m’autorise la liberté. Je suis boderline sans frontière. De nouveau, je danse : je suis debout, je respire, j’essaie un costume. »

Pas de frontière non plus entre les anciens et les modernes. Tous pétrissent la même pâte. À chacun d’y graver ensuite sa différence. Suel y inscrit la sienne en jouant sur les leviers de la mémoire, du voyage, de l’imaginaire et du présent. Il multiplie, pour ce faire, les formes, sautant du sonnet aux vers justifiés en se réservant également des haltes du côté des calligrammes, des haïkus et de la prose poétique.

« Je capte les pensées fugitives, la prose bop spontanée, le cut-up des langues, sans hiérarchie ni sélection. »

De temps à autre, il bifurque, s’amuse. Se poste dans une cabine de photomaton. S’attarde sur les yeux globuleux de Paul Préboist. Aperçoit « l’ombre déhanchée » de Mauricette Beaussart passant à vélo sur une route départementale. Circule Chaussée Brunehaut avec un casier de Hommel Bier et un autre de Westmalle Tripel dans le coffre de sa voiture. Il a hâte de rentrer. L’envie de bière le force à appuyer sur le champignon. C’est en réalité la vie (son foisonnement, ses éparpillements plus ou moins conscients), la vie telle qu’il l’apprécie au quotidien, qu’il retranscrit de façon fragmentaire, en choisissant de s’émerveiller, par flashes, par à-coups, pour mieux résister.

Parallèlement, paraît aux éditions La Contre Allée un court roman qui fut préalablement publié (en 1998) en feuilleton dans la revue lilloise "Le Dépli amoureux" qu’animait alors Guy Ferdinande. Clin d’œil au Latin mystique de Remy de Gourmont, on y suit les péripéties d’un narrateur qui fuit le quotidien aux côtés de deux personnages féminins (une jeune femme et une nonne) avec en tête l’idée de goûter aux délices d’une décadence fin de siècle. Il se réfugie d’abord dans une chapelle en ruine avant de se perdre sous les lumières tamisées d’une discothèque (Mystic Rabbit) pour finir, presque aussi dépiauté que l’animal aux longues oreilles, allongé sur un chariot d’hôpital.

Le lapin facétieux (et majestueux, tout de fourrure soyeuse vêtu) qui entre subrepticement dans le livre va grignoter de plus en plus de place. Il ne débarque pas seul. Il est accompagné par un corbeau plus noir que la suie et par un kangourou qui subtilise tout ce qui se trouve à sa portée pour le glisser dans sa poche. Tous trois forment une intrigante trinité. Ils fomentent leurs coups en douce. Battent la campagne et maintiennent un tempo d’enfer tout au long d’un histoire qui risque, on en a bien peur, de s’achever derrière la grille d’un ancien garde-manger.

Le narrateur cavale dans un état second d’une fin de siècle à l’autre. Pas étonnant, dans ce contexte, entre monde crépusculaire et paradis artificiels, de voir Marianne Faithfull (en panne de voiture) venir lui rendre visite. Elle exécute quelques aller-retour très remarqués et finit par s’éclipser (sur la pointe de ses talons aiguilles) pour le laisser seul avec le mangeur de carottes.

« Mon éblouissement fut bref. Je vis, sur le sol, faisant face à Laure, un énorme lapin, assis sur son arrière-train, qui la dévorait de ses grands yeux roses et mouillés, tout en remuant le nez. »

La suite, vie et mort du Géant des Flandres en état de transe est à découvrir entre les pages de ce texte circulaire...

Lucien Suel : Je suis debout (La Table ronde) et Le Lapin mystique (La Contre Allée).