Lucien Suel a souvent répondu favorablement aux revues qui, souhaitant 
le publier, le sollicitaient sur des sujets bien précis. Cela lui a 
permis de concevoir des textes qu’il n’aurait peut-être pas écrits 
autrement tout en l’aidant à explorer des thématiques et des formes à 
travers lesquelles il pouvait exprimer  son besoin d’écrire. Ce 
sont ces poèmes, parfois publiés de façon confidentielle, qu’il a 
réunis, y ajoutant des inédits, pour former un ensemble qui court sur 
une vingtaine d’années. On y retrouve ses thèmes de prédilection. Il y a
 là le Nord et ses paysages miniers, l’attention  portée à ses morts, 
l’attrait exercé sur son écriture par les auteurs de la Beat Generation,
 la présence constante du rock, du blues, du jazz, la nécessité de se 
réserver des moments de répit, de retrait, au milieu des fruits et 
légumes de son jardin tout en préparant la prochaine escapade. Chaque 
chose est vécue avec simplicité et intensité.
« Je suis debout devant le vieux terril dans l’air humide d’une 
matinée d’automne. Je m’ouvre à son histoire. Je tourne les pages du 
paysage dans ma tête. Je pivote, m’enfonce dans le temps, je remonte, 
imagine la suite. J’ai le cœur qui bat et les yeux qui se mouillent. »
Souffle ici un grand vent de liberté. La poésie de Lucien Suel est 
indéfectiblement liée au monde. Elle est sans frontières. Elle passe en 
un éclair de Mexico-City à Loos-en-Gohelle (Pas de Calais). Elle saisit 
avec bonheur l’entrée en scène de Patti Smith à Dranouter (Belgique) 
avec en main un exemplaire du Howl de Ginsberg provenant de chez "
City Lights" à San Francisco. Elle fait se télescoper des lieux et des 
auditeurs venus la rencontrer sur le marché du Blosne à Rennes ou près 
des murs de briques des anciennes filatures de Lille Fives. Elle suit le
 périple sinueux d’une tourterelle turque en train de fendre la couche 
d’ozone en se demandant si la mer de Marmara (où elle a ses attaches) 
existe encore. Elle court sur des chemins balayés par une brise chaude 
en saluant d’une main leste quelques adeptes de la grand route 
entraperçus dans des brumes lointaines.
« Je m’autorise la liberté. Je suis boderline sans frontière. De 
nouveau, je danse : je suis debout, je respire, j’essaie un costume. »
Pas de frontière non plus entre les anciens et les modernes. Tous 
pétrissent la même pâte. À chacun d’y graver ensuite sa différence. Suel
 y inscrit la sienne en jouant sur les leviers de la mémoire, du voyage,
 de l’imaginaire et du présent. Il  multiplie, pour ce faire, les 
formes, sautant du sonnet aux vers justifiés en se réservant également 
des haltes du côté des  calligrammes, des haïkus et de la prose 
poétique.
« Je capte les pensées fugitives, la prose bop spontanée, le cut-up des langues, sans hiérarchie ni sélection. »
De temps à autre, il bifurque, s’amuse. Se poste dans une cabine de 
photomaton. S’attarde sur les yeux globuleux de Paul Préboist. Aperçoit 
« l’ombre déhanchée » de Mauricette Beaussart passant à vélo sur une 
route départementale. Circule Chaussée Brunehaut avec un casier de 
Hommel Bier et un autre de Westmalle Tripel dans le coffre de sa 
voiture. Il a hâte de rentrer. L’envie de bière le force à appuyer sur 
le champignon. 
C’est en réalité la vie (son foisonnement, ses éparpillements plus ou 
moins conscients), la vie telle qu’il l’apprécie au quotidien, qu’il 
retranscrit de façon fragmentaire, en choisissant de s’émerveiller, par 
flashes, par à-coups, pour mieux résister.
Parallèlement, paraît aux éditions La Contre Allée un court roman qui
 fut préalablement publié (en 1998)  en feuilleton dans la revue 
lilloise "Le Dépli amoureux" qu’animait alors Guy Ferdinande. Clin d’œil
 au Latin mystique de Remy de Gourmont, on y suit les péripéties 
d’un narrateur qui fuit le quotidien aux côtés de deux personnages 
féminins (une jeune femme et une nonne) avec en tête l’idée de goûter 
aux délices d’une décadence fin de siècle. Il se réfugie d’abord dans 
une chapelle en ruine avant de se perdre sous les lumières tamisées 
d’une discothèque (Mystic Rabbit) pour finir, presque aussi dépiauté que l’animal aux longues oreilles, allongé sur un chariot d’hôpital.
Le lapin  facétieux (et majestueux, tout de fourrure soyeuse vêtu) 
qui  entre subrepticement dans le livre va grignoter de plus en plus de 
place. Il ne débarque pas seul. Il est accompagné par un corbeau plus 
noir que la suie et par un kangourou qui subtilise tout ce qui se trouve
 à sa portée pour le glisser dans sa poche. Tous trois forment  une 
intrigante trinité. Ils  fomentent leurs coups en douce. Battent la 
campagne et maintiennent un tempo d’enfer tout au long d’un histoire qui
 risque, on en a bien peur,  de s’achever derrière la grille d’un ancien
 garde-manger.
Le narrateur cavale dans un état second d’une fin de siècle à 
l’autre. Pas étonnant, dans ce contexte, entre monde crépusculaire et 
paradis artificiels, de voir Marianne Faithfull (en panne de voiture) 
venir lui rendre visite. Elle exécute quelques aller-retour très 
remarqués et finit par s’éclipser (sur la pointe de ses talons 
aiguilles) pour le laisser seul avec le mangeur de carottes.
« Mon éblouissement fut bref. Je vis, sur le sol, faisant face à 
Laure, un énorme lapin, assis sur son arrière-train, qui la dévorait de 
ses grands yeux roses et mouillés, tout en remuant le nez. »
La suite, vie et mort du Géant des Flandres en état de transe est à découvrir entre les pages de ce texte circulaire...


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