mardi 11 novembre 2014

L'affaire Verlaine

Bruxelles, jeudi 10 juillet 1873. Verlaine s’est levé de bon matin. Vers neuf heures, il est entré chez l’armurier Montigny, passage Saint-Hubert, où il s’est acheté un revolver de sept millimètres à six coups et une boîte de cartouches. Il a demandé au vendeur de lui expliquer comment fonctionnait l’arme puis il s’est rendu dans un estaminet de la rue des Chartreux où il a chargé son Lefaucheux, tout en buvant bon nombre d’absinthes. De retour à l’hôtel de Courtrai où il logeait en compagnie de Rimbaud (sa mère, veuve Verlaine occupait la chambre d’à côté), il montra son acquisition à ce dernier qui lui demanda ce qu’il comptait en faire. Depuis plusieurs jours, il menaçait de « se brûler la cervelle » si sa femme, qui avait décidé de le quitter, ne venait pas le rejoindre. Il lui avait fixé un ultimatum.

« Je vais me crever. Je voudrais seulement que personne ne sut cela avant la chose faite et qu’en outre il fût prouvé que ma femme (que j’attends encore jusqu’à demain après-midi) a été prévenue 3 fois, télégraphiquement et par la poste, que c’est donc son obstination qui aura fait le beau coup. »

Cette missive destinée à son fidèle ami Edmond Lepelletier a été rédigée le dimanche précédent. Il a également fait part de son désir d’en finir à sa mère (qui est venue le rejoindre illico) ainsi qu’à Rimbaud et à la mère de celui-ci.

Dans l’après-midi, tandis que, l’alcool aidant, le ton monte entre les deux amants, Verlaine ferme la porte de la chambre à double tour et braque le revolver sur Rimbaud à qui il reproche de vouloir rejoindre Paris le jour même. Il tire et le blesse légèrement au poignet. Plus tard, sur la route de l’hôpital, il met à nouveau la main à sa poche (où se trouve l’arme), faisant craindre un nouveau coup de folie au blessé qui court se réfugier près d’un policier qui arrête le tireur imbibé.

« Verlaine s’en fut couché à l’« Amigo » en compagnie d’un autre soiffard, cependant que sa mère et Rimbaud, le train manqué, s’acheminaient mélancoliquement ensemble vers l’hôtel de Courtrai. »

C’est cette affaire, celle du coup de feu, ses conséquences mais aussi ce qui précéda, que saisit avec finesse Maurice Dullaert, poète et critique littéraire belge (1865-1940) particulièrement attiré par la personnalité complexe de Verlaine. Il en brosse ici un portrait psychologique très documenté. Il remonte aux sources. Explique la rencontre entre les deux poètes, revient sur leur séjour à Londres, donne à lire les lettres qu’ils ont échangées et qui furent ensuite saisies par la justice. Il y ajoute des extraits succincts des divers interrogatoires et dépositions. Bref, il poursuit l’enquête et donne au lecteur tous les éléments du petit drame qui vit « la vierge folle » blesser « l’époux infernal », le premier écopant de deux ans de prison (durant lesquels il va se convertir et écrire Sagesse) et le second s’en retournant dans ses Ardennes natales mettre au propre Une saison en enfer.

Le livre, publié une première fois chez Albert Messein à Paris en 1930, et aujourd’hui réédité chez Obsidiane, ne vaut pas seulement par la lucidité affichée par l’auteur et par sa façon de tout dire, avec tact et humour. Il séduit tout autant par l’écriture suggestive et extrêmement narrative de Dullaert. En replaçant le fait-divers dans son contexte historique et en l’étirant de ses prémices (pendant la Commune de Paris) à ses suites imprévues (libéré des geôles belges, Verlaine ira retrouver Rimbaud à Stuttgart), il met en route un récit alerte et endiablé.

 Maurice Dullaert : L’affaire Verlaine, éditions Obsidiane.

Logo : Paul Verlaine par Domac, ©   Musée Carnavalet, Paris.

dimanche 2 novembre 2014

Seconde solitude

C’est un étrange territoire qu’arpente ici Éric Ferrari. Il s’y promène au fil des saisons, en toute discrétion, par la pensée, marchant d’un bon pas en ses nuits blanches, attentif aux traces laissées au sol par ceux qui l’ont précédé et qui appartiennent, toutes ou presque, aux animaux familiers des lieux et aux chasseurs qui les traquent.

« Chasseurs pouilleux, royalement souples, au cœur de l’unique brûlure, on maîtrise les forces d’inertie, et lorsque nous croisons nos traces dans cet espace qui a perdu les noms, il souffle un air de terreau frais, de proies débarbouillées. »

Les terres traversées sont rudes. Entrecoupées de pentes raides, de vallées en friche et de points d’eau difficiles d’accès. On y enterre la foudre et on sait que celle-ci ne dort jamais tout à fait. L’homme, s’il veut devenir un peu plus que cet être de passage dont l’ombre disparaît avant même de s’être posée sur une surface plane, devra se plier à quelques règles de précarité et d’humilité qui le feront, peu à peu, devenir (un) résistant.

« Remue beaucoup. Arrache-toi. Enfouis ce manque nouveau dans tes pensées fugitives. Demande que l’on marque ton visage d’une pierre blanche. »

Ce monde âpre, sauvage, intérieur et parallèle qu’il installe lentement dans son livre n’empêche pas l’auteur de faire de brefs retours dans un monde plus proche, ne serait-ce que pour retoucher quelques fragments liés à l’enfance et susceptibles de raviver d’anciennes émotions, telle la peur, qui reste intacte, en embuscade, lui demandant de se cacher, de retenir son souffle et de regarder (écouter) à nouveau sans être vu.

« Quelquefois, je m’accroupis au fond d’une penderie. Le vide éprouvé à l’intérieur des vêtements accrochés prolonge l’impression d’être pris dans l’immobilité d’une nasse liquide. »

Ce qui happe le lecteur, dans Seconde solitude, comme dans les précédents recueils d’Éric Ferrari, c’est cette écriture simple, concise, coupante, efficace. Reliée aux paysages (qu’elle ne décrit que par touches), elle s’imprime en proses courtes et concrètes. Ce sont des brèches, des entailles, des points de contact précis qui marquent les contours d’une contrée extrême et austère où vaque celui qui l’a conçue.

 Éric Ferrari : Seconde solitude, Cheyne éditeur.


vendredi 24 octobre 2014

Sahara Iroise

 
« Lumières attardées / dans quelques maisons // dernières braises / dans l'âtre des rires // qui déroutent la solitude »
                                                                                 Alain Le Beuze, Ouessant

C'est l'heure où les phares du Stiff, de la Jument, de Nividic, de Kereon et du Créac'h s'assemblent et broient tout le noir alentour pour traverser puis cisailler d'une simple lame rouge, jaune ou blanche des murs de brumes ou de pluies serrées. Ils jettent les feux de leur lanterne au-delà de la ligne d'horizon, loin, de part et d'autre de ce rail invisible conçu pour guider les cargos, pétroliers et porte-conteneurs qui viennent ou s'en retournent, certains du Panama ou de mer de Chine, d'autres de New York ou de Singapour. Tous ont coché sur leur feuille de route une escale rapide (chargement / déchargement) dans les parages, près des docks illuminés de Rotterdam, de Hambourg ou de Valence …
C'est aussi l'heure où d'autres lumières clignotent au ras de l'eau, ricochant sur les premières vagues avant de se perdre dans des rouleaux d'écume. Certains disent que ces petits braseros à la mèche si vite éteinte sortent des amas de bois et de ferraille rongés qui jalonnent le pourtour de l'île. Il y a dans leurs mots, entrecoupés de longs silences, durant lesquels ils boivent un dernier verre ou rallument un mégot qui dure, des noms de disparus, proches ou lointains qui, selon eux, reviennent du fond des mers vriller à leur façon la mémoire poreuse de ceux qui ont failli en ne prenant pas la peine de détacher un canot pour descendre, en leur honneur, un casier lesté, comprenant une bourriche d'huîtres accompagnée d'un litre de muscadet de Sèvres et Maine, à l'endroit même où, dans les remous et les courants contraires, leur bateau a chaviré puis coulé, par gros temps, il y a dix, vingt ou cent ans. 
 
"Sahara Iroise est un livre où les voix se mêlent mais surtout se répondent. Quand j'ai soumis le projet à Jacques Josse (poète et prosateur), Alain Le Beuze (poète) et Maya Mémin (artiste), l'idée s'imposa que les trois voix devaient créer leur ligne en co-résonance, en tout cas jaillir ensemble. Chacun joue et écrit sa partie, et le but est cette friction d'imaginaires, sorte de cadavre exquis à trois têtes, de marée à trois mouvements." Alain Le Saux
 
Sahara Iroise, Alain Le Beuze, Jacques Josse, Maya Mémin, éditions S'emmêler, 17 € l'exemplaire (chèque à libeller au nom de l'association Verticale, 137 rue Robespierre, 29200 Brest. Contact : diascorn.kathy9@gmail.com ou ale-saux@orange.fr


dimanche 19 octobre 2014

Marie,

« Votre voix a été entendue par une voix en moi, qui aujourd’hui vous parle. »

C’est à Marie Depussé que s’adresse ainsi Angela Lugrin. Elle se donne une nuit d’été (ou plus) pour lui écrire cette longue lettre qui va lui permettre de remonter le temps en revenant d’abord sur leur première rencontre.

« Au mois de mai, j’entre dans le dernier cours de l’année de Marie Depussé auquel je suis inscrite depuis septembre, pour comprendre en quoi consiste l’examen. »

Ce qui la fascine alors, elle qui considérait « l’université comme la chambre mortuaire de la pensée », ce sont, pêle-mêle, le visage avenant, la grande liberté qui se dégage du corps de celle qui donne le cours et surtout sa voix et ce qu’elle transmet, avec sensualité et simplicité, en incitant à la réflexion.

« Ce jour-là, je vous rencontre et je vous aime. »

L’attrait est discret et réciproque. Quand Angela Lugrin travaille sur Bonnefoy et sur le Quattrocento, puis sur les figures maternelles chez Duras, c’est Marie Depussé qui devient sa directrice de mémoire. Plus tard, celle-ci lui proposera un poste de chargé de cours à Paris VII, en complément de celui qu’elle exerce en tant que professeur en collège.

Elle avance dans sa lettre et dans le temps en parvenant à dessiner le portrait de celle qui, outre l’enseignement de la littérature à l’université et en milieu carcéral, est également psychanalyste à la clinique de La Borde et auteur de six livres chez P.O.L. Un parcours à l’écoute des autres. Un itinéraire où la parole juste, précise, apaisée, s’avère nécessaire. C’est cela qu’elle saisit, dans un texte qui se promène, par petites touches, dans la vie et l’œuvre d’une femme en qui elle reconnaît avoir cherché la mère qu’elle aurait aimé avoir.

« Chez ma mère, la parole est inévitablement du côté du meurtre, et la vôtre du côté de l’assassin. Ce qui n’est pas la même chose. Votre parole est combative, elle se manifeste auprès des êtres abîmés mais vous ne prêchez pas l’assassinat. »

La réflexion est en permanence au centre de cette lettre qui se transforme en premier livre. Elle invite au dialogue, y compris avec soi-même. Angela Lugrin dit, au fil des pages, qui elle est, sans jamais s’appesantir. Il y a ses joies, ses échecs, son travail, la musique punk, ses filles mais surtout cette quête d’un bien-être qui passe par la relation aux autres et dans laquelle la présence rassurante de Marie Depussé est essentielle.

« Il y a quelque chose d’ininterrompu en vous. Il me semble que vous n’avez jamais renoncé à votre beauté et que celle-ci s’accorde parfaitement à votre décision. Des larmes ont peut-être été versées. Vous avez épousé la solitude et le déchirement des fous. »

 Angela Lugrin, Marie, post-scriptum de Marie Depussé, éditions Isabelle Sauvage.


dimanche 12 octobre 2014

Le ciel & autres contes

Il faudrait dénouer ces liens serrés qui nous font trop souvent tourner autour d’une réalité appauvrie. Tenter de retrouver nombre d’automatismes d’enfance largués en cours de route. Oser les dévoiler et les revivifier. Pour ce faire, pour réparer ces instincts qui tardent à répondre, pour les inciter à jouer de nouveau avec le corps et la pensée, il y a la poésie d’Anne-Marie Beeckman. La simplicité ardente qui l’habite ouvre des espaces de liberté. Chaînes, frontières et parti-pris volent en éclats en une fraction de seconde. Elle nous embarque d’Afrique en Laponie avec légèreté. Elle arpente les couloirs du vent. Sait que le ciel peut se refléter au fond d’un puits mais que cela ne suffit pas pour que les étoiles s’y noient. Elle se place du côté de la vie. Reste aux aguets, attentive aux moindres frémissements. Ceux-ci peuvent venir de l’herbe, d’un arbre, d’un insecte, du ciel, d’un oiseau, d’un cheval. Il faut capter et noter ce qu’ils suscitent en touchant l’émotion, la sensualité, le désir.

« Elle et toi. Je pourrais étoiler de sang vos deux chairs. La ronce se fourre dans mon ventre. Je veux dire fourrure, gant de velours qui me ferre le cœur. »

On détecte griffures et traces de sang. Règles animales. Mais aussi pollen et douceur. Mise en adéquation du regard et du geste. Glissements dans un corps léger. Mouvements agréables entre des eaux claires, au début de l’aube ou sur le versant le plus lumineux du soir, quand elle s’approche (de page en page) de ce lieu transparent, de cette faille qui donne sur un monde qui est là (avec ses loups, ses rivières, ses tanières) et que nous ne voyons pourtant pas.

« Un tigre passe dans le rire de l’herbe
qui secoue ses plumes vertes,
ses cargaisons d’oiseaux.
La paupière retombe et c’est minuit dans l’os. »

Il y a chez Anne-Marie Beeckman une grande capacité à s’émouvoir et à s’émerveiller en assumant pleinement ces morceaux d’irréalité qui font briller sa rétine. Son écriture est inventive. Et son imaginaire sous tension. Elle le nourrit parfois aux contacts de certains artistes. Ainsi sa rencontre avec Louis Pons. Qui débouche sur un triptyque poétique en ouverture duquel elle dit (usant de cette langue sereine et stimulante qui est sienne) combien les différentes compositions du plasticien deviennent pour elle « source perpétuelle de réenchantement ».

« Je vous suis redevable de beaucoup d’émotions et de contradictions, ce qui est très agréable. Je savoure dans tout ce que vous faites la mise en images des glissements continuels des catégories. Mise en images des mirages vrais, de l’absence des frontières, de l’unicité du monde, bref, du territoire de la poésie. »

Elle lui offre lettre, poèmes et fragments dans un second livre, superbe, rehaussé d’une dizaine de reproductions, qui paraît en même temps que Le ciel & autres contes.

 Anne-Marie Beeckman : Le Ciel & autres contes, Pierre Mainard éditeur, 11 Boulevard de Gaujac, 47600 Nérac et Louis Pons / Rat club / Section autonome, éditions des deux corps, 35 rue François-Charles Oberthür, 35000 Rennes.