vendredi 1 septembre 2017

Où j'apprends à ma mère à donner naissance

Née en 1988 au Kenya, Warsan Shire, a grandi à Londres. Les sujets brûlants qu’elle aborde ici touchent à l’identité, aux migrations, aux traumatismes liés à toutes sortes de violences, notamment celles subies par les femmes, et au poids grandissant de la religion, en l’occurrence l’Islam. Elle avance, avec des poèmes très narratifs, chacun décrivant une scène particulière, en s’immergeant dans un monde qu’elle connaît bien. Se sert tout à la fois de faits vécus par ses proches et de son propre parcours, dépassant sa mémoire pour s’ouvrir à celle des autres.

« Sofia la nuit de ses noces a pris du sang de pigeon.
Le jour d’après, au téléphone, elle m’a raconté
comme son mari a souri à la vue de ces draps,

comme il les a rassemblés pour les porter à son nez
fermant les yeux et passant sa langue sur la tache. »

La caisse de résonance qu’elle crée est polyphonique. Ancrée dans le monde contemporain, elle n’en oublie pas pour autant ses racines antérieures. Ses poèmes, simples et cinglants, font mouche en peu de mots.

« Certaines nuits je l’entends dans sa chambre qui hurle.
Pour étouffer sa voix on passe la Surah Al-Baqarah.
Tout ce qui sort de sa bouche ressemble à du sexe.
Notre mère lui a interdit de prononcer le nom de Dieu. »

L’intimité, le désir et la sensualité sont vécues avec fougue ou discrétion, selon le degré d’intensité qui s’empare des corps. La souffrance n’est jamais loin. Pas plus que la mort, qui rôde à proximité des chambres ou des camps (ceux des migrants) qui restent les lieux où se situent nombre des poèmes de Warsan Shire.

« Ils demandent comment vous êtes arrivée ici ? Tu ne le vois pas sur mon corps ? Le désert libyen rouge des corps de migrants, le golfe d’Aden ballonné, la ville de Rome sans veste. J’espère que ce voyage signifie plus que ces kilomètres, parce que tous mes enfants sont au fond de l’eau. »
Où j’apprends à ma mère à donner naissance, est le premier livre de Warsan Shire traduit en Français. Ce bref ensemble (40 pages) est extrêmement percutant. D’une limpidité et d’une force éclatante.

Warsan Shire : où j’apprends à ma mère à donner naissance, traduit de l’anglais par Sika Fakambi, éditions Isabelle Sauvage.

mercredi 23 août 2017

Voltige !

Ses mots s’offrent à l’air libre. Au vent, à la luminosité ambiante, aux tremblements des blés et des feuillages. Aux bruits qui disent les vies presque invisibles qui respirent tout autour. Ils se donnent aux pétales, à la craie, au silex et à la poussière. Et n’hésitent pas à se frotter, instinctivement, syllabes contre syllabes, pour produire des associations (sonores et sensuelles) capables d’exprimer par touches, par éclats, ce que ressent celle qui s’exprime ici.

« Petites entailles, sol sec,
fines poussières collées à nos rires.
L’aurore est arrivée.

Retard, toute la nuit passée,
chant (coq ivre), sais-tu
remonter l’aiguille des pentes vives ?

Veux-tu, pour un coquelicot,
remonter le jour ? »

Le coquelicot qu’Isabelle Lévesque évoque régulièrement dans ses poèmes est bien plus que la fleur sauvage et fragile dont la couleur rouge éclate sur champ doré. Son symbole est plus secret. Et touche à l’intime effleuré, défloré qui ne parle qu’à demi-mots.

« J’ignorais caresse boutons d’or
pudeur -. Tu pris mes lèvres fleurs,
cueillis ma vie passée. Simple.

Caresse du jour. Le sol tremblait,
Chaleur été canicule allongés.
La pente, gouttes perlées
sueur abreuve. »

Ce qui s’invente (et vole, voltige), suivant page à page "l’arc des mots", est subtil, ciselé, suggéré. Il y a clarté, légèreté mais aussi passion, amour, tourments. C’est la mémoire, elle qui relie si bien sensualité et instants troublés dans un décor bruissant de vie, qui assemble ces bribes et ces scènes qui furent haletantes et intenses. Cela se passe dans le secret d’un livre lumineux qui étonne, détonne. Un livre où l’on peut, comme le dit très justement Françoise Ascal dans sa postface, « accepter l’inévitable sans renoncer à frôler l’extase ».

Isabelle Lévesque : Voltige !, peintures de Colette Deblé, postface de Françoise Ascal, éditions L’herbe qui tremble.

samedi 12 août 2017

Un souffle sauvage

Si Jérôme Lafargue excelle dans la fiction, il n’en reste pas moins, comme tout un chacun, relié – par son vécu, ses racines, sa mémoire – à une réalité qui parfois le rattrape, demandant elle aussi sa part d’écriture. C’est celle-ci qui le guide ici, faisant resurgir une histoire personnelle qui se passe dans un coin secret des Landes, entre pins maritimes, dunes mouvantes et océan Atlantique.

« Il n’y a que l’eau et les arbres, et partout autour de soi, cette immense pinède qui virevolte le long de collines dunaires, abritant de minuscules étangs, des chênaies, des aulnaies pour qui sait se perdre et accepter l’embuscade de vénérables dont le tronc s’est raviné, torsadé sous le feu des âges. »

Il prend son temps. Suit ce chemin qu’il connaît bien et qu’il a jadis arpenté en compagnie de son chien. Il s’arrête sur le décor et sur l’étrangeté des lieux avant d’entrer dans le vif du sujet. Ce qu’il a à dire n’est pas simple. Cela est enfoui en lui depuis longtemps et lui rappelle inévitablement son père, puisque c’est là, dans une clairière, qu’il a, en compagnie de sa mère, répandu ses cendres.

« Pourquoi cet endroit ? Parce qu’il aimait s’y attarder, même s’y asseoir quelques instants. Et parce qu’à ma gauche en regardant l’océan, à quelques mètres vers le sud, s’est tenu un événement qui, sans aucun doute, a modifié ma perception de moi-même et des autres. »

Ce qu’il tient à souligner, c’est le désarroi qui fut le sien quand il dut courir dans les bois, un soir entre chien et loup, à la recherche de ce père en cavale, en se demandant s’il le retrouverait vivant ou mort. Celui-ci souffrait de dépression chronique et avait, après une énième dispute, brusquement quitté la maison en emportant un vieux pistolet.

« Je partis bille en tête et rejoignis le chemin. Je ne voyais pas d’autre possibilité. Nous prenions toujours par là. À mesure que je gravissais la première pente qui conduisait au pare-feu, je maudissais mon père d’avoir choisi de se donner la mort dans notre forêt. Ma forêt. »

Il le retrouvera, vivant mais secoué, planqué derrière un buisson de genêts, l’arme pendant au bout de son bras. Ce qu’il ne fit pas ce soir-là, il le fera – exténué, vaincu par l’insidieuse maladie – quinze ans plus tard. C’est ce parcours ardu, ce retour sur des faits lourds de conséquence, avec en toile de fond un paysage qui hante la plupart de ses romans, que Jérôme Lafargue retrace dans ce récit. Il le fait sans pathos. Ouvrant son texte sur la mémoire d’un lieu détenteur de nombreuses histoires. Dont la sienne. Qui y est désormais gravée.

Jérôme Lafargue : Un souffle sauvage, préface de Martine Laval, les éditions du Sonneur.
Jérôme Lafargue vient de publier Au centuple, éditions de L’Attente, cent textes composés de cent mots chacun.

vendredi 4 août 2017

Mangés par la terre

Il y a beaucoup à dire de Copiteau. Le village n’est pas grand mais il s’y déroule des choses étranges. D’abord, il y a les trois frères Goussaint (deux petites frappes et un apprenti poète) qui, non contents de laisser leur père mourir allongé sur une botte de paille dans l’étable, – ils étaient ce jour-là préoccupés par le sort d’une vache qui devait vêler – passent leur temps libre à tendre un filin d’acier sur la route en espérant provoquer un accident. Après chaque mauvais coup, on les embarque à l’asile, où ils s’amusent comme des fous, profitant de la torpeur de Caroline, une autre patiente, placée là par sa mère (qui ne peut plus la voir), pour satisfaire leurs envies sexuelles.

« Les soirs où Patrick et Robert s’occupent d’elle, ils volent des cachets et les lui font avaler de force pour la calmer. Ils aiment bien qu’elle se débatte, mais pour la travailler mieux ils préfèrent qu’elle soit abandonnée. »

Ensuite, il y a Puiseux, le notaire. Il vit seul avec sa servante, lit Chateaubriand, caresse une statue en bronze, s’envoie en l’air de temps à autre avec la femme d’un vieux médecin (la mère de Caroline) avant de reprendre sa lecture là où il l’avait laissée.

« Édouard s’approche d’Agathe, ose cette expérience nouvelle, lire du Chateaubriand en bandant. La cerise sur le gâteau, la poire pour la soif, le spasme retardé de la jouissance. Mais auparavant il plonge ses yeux noirs dans ceux d’Agathe, à travers les verres sales de ses lunettes. »

Et puis il y a Jeanne qui rêve d’Amérique, le maire qui boit beaucoup et qui ne se remet pas de la mort accidentelle de son frère jumeau, la veuve Goussaint qui fait du camping dans un abri-bus, Constant qui s’habille en shérif et quelques autres qui tentent de détourner leur ennui et leur misère affective comme ils peuvent.

Tous forment une petite communauté bien frappée que Clotilde Escalle détaille avec finesse. Son sens de la narration, sa façon de concevoir de redoutables portraits et son écriture, rapide et incisive, y sont pour beaucoup. Ces êtres en marge, qu’elle suit à la trace, sont inextricablement liés les uns aux autres. Leurs rapports ambigus sont rarement désintéressés. Ils fonctionnent à l’instinct, sans affects apparents, guidés d’abord par des pulsions qui les prennent au corps.

« Gabrielle rajuste ses bas. Ils grimpent haut sur la cuisse, bien trop haut, elle s’est trompée de taille. Aujourd’hui, elle ne porte pas de culotte. Quarante-cinq ans, amoureuse du notaire, son Maître, elle sa bonne à tout faire, on appelle ça plutôt gouvernante. Quarante-cinq ans. Le désir ruisselle sur ses cuisses tandis que le civet de lapin mijote. »

Les personnages de Clotilde Escalle ne sont pas nécessairement sympathiques. Dépourvus de générosité, ils restent prisonniers de leurs faits et gestes, condamnés à les répéter et à demeurer insatisfaits. Mais pas question pour elle de s’apitoyer sur leur sort, ce qui leur arrive résultant presque toujours de leur caractère impulsif.


 Clotilde Escalle : Mangés par la terre, Les éditions du Sonneur.


mardi 25 juillet 2017

Ville-songe / Poèmes après les poèmes

Viktor Krivouline est l’un des auteurs les plus importants de ce que l’on nomme la génération des années 1970, celle de l’underground, libre et décomplexée, qui s’exprimait depuis Saint-Pétersbourg et qui n’a cessé, en des temps sombres et difficiles, de faire bouger les lignes à travers revues, éditions, lectures publiques, conférences, séminaires et interventions intempestives.

« Chacun de leurs mots meurt !
Aux fourrés des bibliothèques
l’ivresse des temps révolus
alourdit mes paupières.
Qui a dit : « catacombes ? » -
Nous traînons dans les tripots, les pharmacies !
Et nos destins dans le sous-sol
sont noirs comme des fleuves sous la terre. »

Krivouline décoche dans ses différents textes des flèches subtiles et ciblées. La réalité, l’imaginaire et la réflexion y cohabitent. Son œuvre est vaste et multiforme. Il est à la fois poète et essayiste mais aussi ce chroniqueur au regard acéré que l’on découvre dans Ville-songe. Cet ouvrage, qui regroupe dix essais des années 1990, révèle une écriture minutieuse et un auteur qui connaît remarquablement l’histoire et la mémoire poétique de sa ville. On le suit dans ses déambulations nocturnes. Il embrasse tout ce qui met ses sens en ébullition, saisit ici deux ou trois détails au vol, brosse un peu plus loin quelques portraits de proches en situations parfois burlesques, capte ailleurs des bribes d’un dialogue impromptu. Il sonde les tourments et les espoirs du temps présent. L’érudit qu’il est n’en rajoute jamais. Sa prose faite de méandres, de retours en arrière et d’arrêts instantanés en divers lieux de la cité embarque le lecteur et permet de sauter aisément du passé à l’instant T en compagnie de tous ceux qui – vivants ou morts – lui sont proches. Ce sont des peintres, des metteurs en scène ou des poètes, tous issus de la même génération, tel Léonide Aronzon (1939-1970).

« C’est aujourd’hui l’un des rares poètes de l’underground qui conserve une chance de ne pas sombrer dans le néant avec toute notre époque de temps arrêté. Une chance d’avoir une seconde vie, quand notre morne saison culturelle fera place à des temps fertiles. »

Le second livre publié par les Hauts-fonds est une très riche anthologie des poèmes de Viktor Krivouline. S’y côtoient plusieurs périodes. Les textes amples et parfois élégiaques des premières années (qui se déploient en milieu urbain avec en toile de fond de nombreuses angoisses et déconvenues) laissent peu à peu place à des poèmes tout aussi intenses et habités mais plus brefs, plus concis, plus visuels.

« Il fait noir. Les corbeaux ont lancé
leur adieu. Et tout s’est tu. Le soufflet
de la porte a soupiré, et le tramway
s’éloigne dans les arbres. Si un visage au moins,
un seul, avait prolongé son voyage
jusque dans ces banlieues ! Ou si ces immeubles-dortoirs,
à gauche, là... Il fait noir. J’entends mieux
le prurit du silence – enflammé, brutal...
Mais on allume la télé, c’est bien !
Oui, ces voix sont salvatrices comme un rêve
répété mille fois. »

Né en 1944, Viktor Krivouline est décédé en 2001. Il lui a fallu attendre les années 1990 et la fin du régime soviétique pour être enfin publié dans son pays. On retrouve à ses côtés, parmi les plus connus dans cette génération dont le lien organique est Saint-Pétersbourg, Elena Schwarz, Sergeï Stratanovski, Léonide Aronzon, Oleg Okhapkine. À peine plus âgé, Joseph Brodsky a été, quant à lui, expulsé d’URSS en 1972.

Viktor Krivouline : Ville-songe (168 pages) et Poèmes après les poèmes (144 pages), traduits du russe et présentés par Hélène Henry, couvertures de Valéri Michine Les Hauts-Fonds.