samedi 23 février 2019

Devant la mer d'Okhotsk

Après un voyage en Alaska, qui était au centre de son précédent recueil, c’est au Japon que se rend Jean-Claude Caër. Il y va, dit-il, pour retrouver « le visage de sa mère », décédée peu avant. Il sait que sa perception des choses se modifiera là-bas, loin de Montmartre (où il vit) et de la Bretagne (où il est né) et que son séjour au pays du Soleil-Levant sera tout aussi intérieur que géographique. Cela n’est toutefois possible qu’à condition d’être réceptif aux autres, à leur histoire, à leurs morts, à leurs rites, à leurs paysages. C’est évidemment son cas. Le voyage, il l’a commencé bien avant son départ.
« Reverrai-je au printemps le visage de ma mère
Sous les pétales de fleurs de cerisiers
Jonchant les allées du parc d’Ueno ?
À cette pensée, mon cœur se serre. »

Sur place, de Tokyo à Kyoto puis dans le nord, à Sapporo ou sur l’île de Hokkaidô, sa curiosité est en émoi. Il préfère néanmoins le calme à l’agitation. Ne se laisse pas griser. Garde assez de recul pour bien appréhender ce qui se passe autour de lui. Les scènes saisies sont reconstituées en poèmes parfois brefs.

« Je dîne seul dans une pièce un peu triste
Assis sur les nattes
Entouré d’oies sauvages
Vaguement peintes, à demi effacées,
Sur des panneaux qu’on a tirés.
On me laisse seul devant trois plateaux en laque posés sur le sol
En tête-à-tête avec moi-même. »

Il évoque fréquemment les poètes, écrivains et cinéastes qui l’ont aidé, avant qu’il n’y pose les pieds, à s’imprégner de ce territoire tout en contraste. Il note ce qu’il doit à Kurosawa, à Ozu, à Sôseki, à Bashô et à d’autres encore. Il va se recueillir sur de nombreuses tombes. C’est aussi pour cela qu’il a entrepris ce voyage. Pour se rapprocher de ceux qui sont, désormais, devenus cendres et poussière mais qui ont su, auparavant, offrir à qui le voulait, un savoir qui se transmet toujours, de génération en génération.

« Je regarde ces milliers de tombes
Là dressées sous la lune
Et les lettres japonaises gravées, les noms bouddhiques mêlés
Parfois aux lettres sanskrites.
Je ne sais qui je suis, ce que je fais là dans l’obscurité
Marchant parmi les stûpas, les mausolées.
Seulement un décor sublime
Où les corps souvent ne sont pas enterrés.
Un décor qui raconte
Le pauvre cœur des hommes comme disait Natsume Sôseki. »

Chemin faisant, s’arrêtant dans un monastère, mangeant « du crabe de Hokkaidô » dans un restaurant, participant à la cérémonie du thé, regardant le paysage ou la rue à la fenêtre de l’une ou l’autre de ses chambres d’hôtel, se promenant près d’un temple, « sur le Chemin de la philosophie », ou suivant le vol de l’un de ces oiseaux qui attirent son attention, il note ce qu’il voit, ce qui vit, ce qui bouge dans l’instant. Ce sont des faits ordinaires, décrits avec tact et concision dans ses poèmes. Certains, très courts, ne sont pas sans rappeler les haïkus. Il s’adresse régulièrement à sa mère. Lui parle des lieux où il se trouve, sa dernière escale étant pour l’extrême nord de l’île, devant la mer d’Okhotsk.

« Mère,
La mer d’Okhotsk est grise
La musique tiède de l’hôtel m’étourdit
Ma main a gonflé cette nuit.

Mère,
J’ai traversé des cercles de douleur
L’écriture et la vue de la mer me calment. »

Il est des livres dont on sort apaisé. Celui-ci, dans lequel, pourtant, « la douleur est présente », en fait partie.

Jean-Claude Caër : Devant la mer d’Okhotsk, Le Bruit du temps.

vendredi 15 février 2019

Cor

C’est dans le département de la Vienne, « aux confins de l’Indre et de la Haute-Vienne » que se trouve la ferme de Cor. Pour s’y rendre, il faut prendre la D121. Se méfier des virages et des intersections. Ne pas avoir peur de tressauter en empruntant des chemins de traverse. La maison est en bout de route, au lieu-dit Le Martreuil. C’est là que vit Cor, surnommé ainsi parce qu’il est corniste dans l’Harmonie municipale. Il est également éleveur de cochons noirs et ramasseur de glands. Ses parents l’étaient avant lui. Et ses ancêtres aussi.
Il est le dernier de sa lignée. C’est sans doute lui qui fermera définitivement la bicoque. Il est en retraite mais il engraisse encore quelques porcs et volailles. Son corps commence à lâcher prise. Il est temps de dire ce que fut sa vie. C’est ce que fait ici Lionel-Édouard Martin. Qui connaît bien le territoire et qui excelle dans l’art de donner un peu de lumière à ceux qui ont toujours vécu dans l’ombre.

L’existence de Cor n’a pas toujours été monotone. Elle s’est même illuminée, pendant presque une décennie, grâce à l’arrivée, dans une ferme voisine, d’une jeune femme qui avait dû quitter – avec son mari – l’Algérie en 1962. Un soir, peu après leur emménagement, le son d’une clarinette a subitement traversé les bois de chênes pour parvenir jusqu’à lui. Surpris, et excité à l’idée de découvrir un confrère ou une consœur à proximité, il a sauté sur sa mobylette et roulé en suivant le son. C’était elle, prénommée Claire, qui allait devenir Clarinette, qui jouait, debout face à son pupitre. Elle l’accompagnera bientôt aux répétitions hebdomadaires de l’Harmonie. Ils feront route ensemble, se rapprocheront de plus en plus et, fatalement, ne tarderont pas à interpréter d’autres partitions, bien plus intimes, dans la clandestinité d’une grange ou d’une baraque abandonnée, jusqu’à ce que le mari, qui paraissait aveugle, ne débarque, arme au poing.

« C’est alors qu’il est entré, brutalisant la porte d’un coup de brodequin, dans les poignes il avait son fusil. La femme s’est levée d’un bond, dans la pénombre on voyait mal. »

La scène a maintenant trente ans d’âge. Cor, qui, depuis, n’a plus jamais revu Clarinette, se la repasse tandis que celle-ci, dit-on, est en train de mourir du cancer dans une ville voisine. Il ne va pas fort, lui non plus. Ses lèvres gercées, crevassées, saignent dès qu’il embouche son cor. Ne peut plus vraiment jouer. Le temps l’a tout simplement usé. C’est son parcours d’homme discret et effacé – qui circule dans le canton au volant d’une Estafette – que raconte Lionel-Édouard Martin. Il adopte, pour cela, ce phrasé très particulier que l’on reconnaît de livre en livre et qui a beaucoup à voir avec l’oralité. Sons et sens, très liés, s’emboîtent, soutenus par une langue riche, rugueuse, gorgée de sève et d’humus, idéale pour percer la part d’ombre de ceux qui lui sont proches, des êtres ordinaires qu’il va rencontrer là où ils sont. Là où, pourtant, personne ne semble les voir.

« On n’est pas des cochons.
Pas des cochons.
Même qu’on a tort, d’ailleurs, de ne pas en être.
À cause que les cochons, quand même, ils peuvent bouffer des glands, ça leur sort des tripes comme ça y est entré, nourrissant au passage la viande qui s’en trouve plus savoureuse de fines marbrures, chair et graisse formant un tout mal dissociable. »

 Lionel-Édouard Martin : Cor, Publie.net.



mardi 5 février 2019

Un écart

C’est dans un lieu isolé, au creux des Ardennes, à la frontière entre la France et la Belgique, que Françoise Louise Demorgny situe son nouveau récit. Elle effectue un retour en arrière. Elle s’arrête sur quelques uns de ceux qui vivaient là, disséminés dans les hameaux, cultivant la terre, circulant entre les champs, les cours de ferme, les berges d’un l’étang et le poste de douane. Tous subsistaient sans faire de bruit et se retrouvaient le dimanche à l’église où chaque famille avait un banc à son nom. C’est là que l’on partageait les nouvelles. Là aussi que naissaient de précoces attirances. Celles-ci ne débouchaient la plupart du temps sur rien mais s’imprimaient dans la mémoire et y restaient longtemps.

C’est l’un de ces élans d’enfance, inexplicable, qu’évoque ici la narratrice. Elle le fait en trois temps, qui correspondent à trois périodes de sa vie. D’abord au début des années cinquante, puis à la fin de cette même décennie et, enfin, quarante ans plus tard, au moment où elle revient visiter ce territoire qu’elle a quitté.

« J’arrête mon pas à chaque maison. Je nomme tout bas chacune par son petit nom, celui de son propriétaire d’autrefois. »

Tous les anciens ont fini par lever l’ancre. Ils sont allés rejoindre celui qu’elle ne cessait jadis de dévisager, mais qui ne répondait guère à ses regards et que l’on disait prêt à s’engager dans la prêtrise, ce qu’il aurait peut-être fait si la guerre d’Algérie n’avait pas brisé sa trajectoire. C’est autour de lui, Jean-Baptiste, pulvérisé par une mine en 1959, que tourne ce récit elliptique et habité. Autour de sa présence et de son absence

« Thérèse, la mère de Jean-Baptiste, se tenait debout. Droite et sans larmes, elle tenait son mari par la main comme on promène un petit enfant et il la suivait sagement. C’est lui, Pierre Louviers, qui me faisait pleurer.
Jean-Baptiste repose ce soir en terre natale, comme a dit Monsieur le Curé. À deux pas du Grand Dhuy. »

Ciselant son texte avec une rare économie de mots, elle parvient, en retraçant le cheminement de quelques villageois et le destin cruel de l’un des leurs, à faire revivre une poignée d’habitants, et particulièrement une famille, les Louviers, qui s’est désormais presque éteinte et dont la dernière flamme, en réalité une frêle lueur qui vacille à l’intérieur d’une ferme isolée, n’est plus tenue que par l’ultime fils, devenu éleveur d’une ancienne race de moutons, les Roux d’Ardenne.

« Il s’en est fait une famille qui peuple tous les instants de sa vie d’ermite et la beauté ambrée de son troupeau lui est consolation. »

L’esprit des lieux perdure. Dans les mémoires et au cimetière. À travers le paysage, dans les joncs près de l’étang ou porté par le vent qui s’engouffre entre les rangées de peupliers. Et ce grâce à l’écriture plutôt apaisante de celle qui effectue ce retour aux origines en invitant ceux qu’elle côtoyait autrefois à l’accompagner le temps d’un récit.

Françoise Louise Demorgny : Un écart, éditions Isabelle Sauvage.

mardi 29 janvier 2019

Tête en bas

Attentif aux autres (à leur précarité, aux aléas de la vie) et sensible aux mouvements inattendus, plus ou moins perceptibles, qui peuvent modifier le cours des choses, Étienne Faure saisit au vol quelques scènes ordinaires. Il les collecte, les mémorise en une page et un poème. Il ne se contente pas de regarder et de transcrire. Il entre également dans ces tableaux animés. Il y instille un peu (et parfois beaucoup, selon les circonstances) de lui, de sa mémoire, de sa mélancolie, de sa nostalgie et des émotions diverses qui affleurent et qu’il sait maîtriser. Il privilégie les moments simples. Ce sont eux qui lui permettent de prendre la mesure du temps.

« Puis l’aïeule au chignon serré,
lent chagrin noué à la gorge,
décidait de partir au motif
que la chair était triste, les livres lus,
poussant d’un geste unilatéral la chaise
dans un décor désormais inutile,
rideaux tirés par où la lumière
d’été filtrait, découpant la silhouette,
et sans la mise en scène au fond d’un jardin
expirait un dimanche dans le discret
contre-jour de la chambre,
à l’insu de tous alors peu éclairés
qu’après l’appel de l’aïeule un été haut et court
de sa monocorde voix étranglée,
seule une chaise allait survivre
à ce désastre.

la chaise où tu t’assois

Le titre s’inscrit en italique en fin de poème. Ce qu’il traduit – ou synthétise ou prolonge – est loin d’être anodin. Rien n’est dû au hasard. Chaque texte se construit au fil de la pensée. Dense et sinueux, il tient en une seule phrase, porté par un rythme lancinant, presque envoûtant.
Étienne Faure a élaboré son livre en assemblant douze sections. Toutes tournent autour d’un thème qu’il développe en le creusant mais sans jamais l’assécher. Il s’intéresse ainsi au « travail du sol », aux « réveils », « au musée des rictus », aux « poèmes d’appartement », aux « étreintes », « aux temps rassis » et à bien d’autres sujets encore qu’il aborde en les posant, poèmes à l’appui, telles des balises destinées à cerner de près les multiples facettes d’une vie (apparemment) ordinaire, régentée par la tristesse, les déplacements, le quotidien urbain, la mort des proches, le souvenir des ancêtres, le tronc écaillé de l’arbre généalogique « d’où nous aurons bientôt cessé de descendre ».

« Manger du pain noir fut longtemps craint
de tous ceux que la guerre asséna
sur tous les fronts de part et d’autre,
comme si ce froment allait faire revenir
les années noires de frêle constitution
quand il fallait à défaut de croître
escompter, surseoir, subsister
rassasié jamais en ces temps rassis,
en appeler aux mots, ces ersatz
dans la bouche et les os, les corps dans l’attente
étaient devenus friands, même à l’école,
à délier gravement à l’encre de sureau
sur des cahiers les lettres mauves, resserrées
- je déguste, il savoure, nous nous régalons -
longeant les jours de guerre en courant
dans des vêtements hérités des grands,
inaptes, avant longtemps, à les remplir.

aux mangeurs de pain noir

S’il est un sujet qui revient fréquemment, c’est bien celui qui touche à la mort et à ses environs. Çà et là, au plus froid de l’hiver, il arrive que des bandes de corbeaux planent au-dessus de la vaste plaine. Ils n’augurent rien de bon. Étienne Faure n’en dit pas plus. Il pense simplement à ceux qui ne sont plus, puis à ceux qui bientôt suivront. Avant de poser son regard ailleurs. Les tableaux des peintres, en particulier, l’attirent. Il les évoque fréquemment. Avec eux, il peut aisément croiser les époques. C’est également ce que fait son écriture. Inscrite dans une longue lignée poétique, elle s’attelle à des interrogations qui traversent les siècles tout en se nourrissant du contemporain.

Étienne Faure : Tête en bas, Gallimard.

lundi 21 janvier 2019

[carnets de murs]

Les photos et les vidéos défilent. Emmanuèle Jawad les observe, les détaille, écrit ce qu’elle voit. Son regard s’arrête sur les murs de séparation qui prolifèrent d’année en année et qui visent à barrer l’accès à de nombreux territoires. Elle se tient à cette réalité. Se poste devant. Pas de pas de côté possible.

« Il est interdit de sortir il est interdit de rentrer une logique unilatérale sécuritaire et renforcée de nouveaux murs un renforcement de l’ensemble tout un système de murs existants en projet des plans officiels il fabrique des passeports clandestins sans visage par la frontière les collines des zones désertiques une construction unilatérale un renforcement sécuritaire »

Ces blocs parfois surmontés de barbelés, de fils électriques ou de morceaux de verre fichés à même le béton et dotés de caméras thermiques ne peuvent être décrits que de façon clinique, avec des mots rudimentaires, issus d’un lexique restreint, des mots fonctionnels et interchangeables qui disent une réalité brute et glaçante.

« la caméra fixe un personnage en hors-champ plans larges véhicules traversant le champ un à un montagnes climats pierreux filmer ne pas filmer un mur métallique parois à stries métal bords plans lents de circulation intérieure mouvements et déplacements »

Emmanuèle Jawad a conçu son livre en s’appuyant sur des documents visuels (photographies de Bruno Boudjelal et de Josef Schultz, installations plastiques, vidéos, films) . Elle transmet, à l’aide de courts collages, ce que l’image déclenche en elle. Le cadrage est strict. Le béton mange la lumière. Des fragments purement descriptifs s’assemblent. Ils auscultent un paysage obstrué. Une zone de non-droit. Le montage qui intervient ensuite fait apparaître (tout au moins dans la première partie du livre) un texte court en haut de page et en bas l’implacable liste des murs de séparation dressés un peu partout sur la planète, avec les dates de construction et les longueurs.

Ce qui se passe de part et d’autre de ces murs n’est pas dit mais cela est évidemment bien plus que suggéré. Il en va de même pour les photos. Au lecteur de les imaginer.

« le mur n’est pas filmé on enregistre les visages on écrit le mur de longs mouvements sur les dispositifs de surveillance les récits anonymes les forces répressives »

Emmanuèle Jawad : [carnets de murs], Lanskine