mardi 29 janvier 2019

Tête en bas

Attentif aux autres (à leur précarité, aux aléas de la vie) et sensible aux mouvements inattendus, plus ou moins perceptibles, qui peuvent modifier le cours des choses, Étienne Faure saisit au vol quelques scènes ordinaires. Il les collecte, les mémorise en une page et un poème. Il ne se contente pas de regarder et de transcrire. Il entre également dans ces tableaux animés. Il y instille un peu (et parfois beaucoup, selon les circonstances) de lui, de sa mémoire, de sa mélancolie, de sa nostalgie et des émotions diverses qui affleurent et qu’il sait maîtriser. Il privilégie les moments simples. Ce sont eux qui lui permettent de prendre la mesure du temps.

« Puis l’aïeule au chignon serré,
lent chagrin noué à la gorge,
décidait de partir au motif
que la chair était triste, les livres lus,
poussant d’un geste unilatéral la chaise
dans un décor désormais inutile,
rideaux tirés par où la lumière
d’été filtrait, découpant la silhouette,
et sans la mise en scène au fond d’un jardin
expirait un dimanche dans le discret
contre-jour de la chambre,
à l’insu de tous alors peu éclairés
qu’après l’appel de l’aïeule un été haut et court
de sa monocorde voix étranglée,
seule une chaise allait survivre
à ce désastre.

la chaise où tu t’assois

Le titre s’inscrit en italique en fin de poème. Ce qu’il traduit – ou synthétise ou prolonge – est loin d’être anodin. Rien n’est dû au hasard. Chaque texte se construit au fil de la pensée. Dense et sinueux, il tient en une seule phrase, porté par un rythme lancinant, presque envoûtant.
Étienne Faure a élaboré son livre en assemblant douze sections. Toutes tournent autour d’un thème qu’il développe en le creusant mais sans jamais l’assécher. Il s’intéresse ainsi au « travail du sol », aux « réveils », « au musée des rictus », aux « poèmes d’appartement », aux « étreintes », « aux temps rassis » et à bien d’autres sujets encore qu’il aborde en les posant, poèmes à l’appui, telles des balises destinées à cerner de près les multiples facettes d’une vie (apparemment) ordinaire, régentée par la tristesse, les déplacements, le quotidien urbain, la mort des proches, le souvenir des ancêtres, le tronc écaillé de l’arbre généalogique « d’où nous aurons bientôt cessé de descendre ».

« Manger du pain noir fut longtemps craint
de tous ceux que la guerre asséna
sur tous les fronts de part et d’autre,
comme si ce froment allait faire revenir
les années noires de frêle constitution
quand il fallait à défaut de croître
escompter, surseoir, subsister
rassasié jamais en ces temps rassis,
en appeler aux mots, ces ersatz
dans la bouche et les os, les corps dans l’attente
étaient devenus friands, même à l’école,
à délier gravement à l’encre de sureau
sur des cahiers les lettres mauves, resserrées
- je déguste, il savoure, nous nous régalons -
longeant les jours de guerre en courant
dans des vêtements hérités des grands,
inaptes, avant longtemps, à les remplir.

aux mangeurs de pain noir

S’il est un sujet qui revient fréquemment, c’est bien celui qui touche à la mort et à ses environs. Çà et là, au plus froid de l’hiver, il arrive que des bandes de corbeaux planent au-dessus de la vaste plaine. Ils n’augurent rien de bon. Étienne Faure n’en dit pas plus. Il pense simplement à ceux qui ne sont plus, puis à ceux qui bientôt suivront. Avant de poser son regard ailleurs. Les tableaux des peintres, en particulier, l’attirent. Il les évoque fréquemment. Avec eux, il peut aisément croiser les époques. C’est également ce que fait son écriture. Inscrite dans une longue lignée poétique, elle s’attelle à des interrogations qui traversent les siècles tout en se nourrissant du contemporain.

Étienne Faure : Tête en bas, Gallimard.

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