C’est dans le département de la
Vienne, « aux confins de l’Indre et de la Haute-Vienne »
que se trouve la ferme de Cor. Pour s’y rendre, il faut prendre la
D121. Se méfier des virages et des intersections. Ne pas avoir peur
de tressauter en empruntant des chemins de traverse. La maison est en
bout de route, au lieu-dit Le Martreuil. C’est là que vit Cor,
surnommé ainsi parce qu’il est corniste dans l’Harmonie
municipale. Il est également éleveur de cochons noirs et ramasseur
de glands. Ses parents l’étaient avant lui. Et ses ancêtres
aussi.
Il est le dernier de sa lignée. C’est sans doute lui qui
fermera définitivement la bicoque. Il est en retraite mais il
engraisse encore quelques porcs et volailles. Son corps commence à
lâcher prise. Il est temps de dire ce que fut sa vie. C’est ce que
fait ici Lionel-Édouard Martin. Qui connaît bien le territoire et
qui excelle dans l’art de donner un peu de lumière à ceux qui ont
toujours vécu dans l’ombre.
L’existence de Cor n’a pas toujours été monotone. Elle s’est
même illuminée, pendant presque une décennie, grâce à l’arrivée,
dans une ferme voisine, d’une jeune femme qui avait dû quitter –
avec son mari – l’Algérie en 1962. Un soir, peu après leur
emménagement, le son d’une clarinette a subitement traversé les
bois de chênes pour parvenir jusqu’à lui. Surpris, et excité à
l’idée de découvrir un confrère ou une consœur à proximité,
il a sauté sur sa mobylette et roulé en suivant le son. C’était
elle, prénommée Claire, qui allait devenir Clarinette, qui jouait,
debout face à son pupitre. Elle l’accompagnera bientôt aux
répétitions hebdomadaires de l’Harmonie. Ils feront route
ensemble, se rapprocheront de plus en plus et, fatalement, ne
tarderont pas à interpréter d’autres partitions, bien plus
intimes, dans la clandestinité d’une grange ou d’une baraque
abandonnée, jusqu’à ce que le mari, qui paraissait aveugle, ne
débarque, arme au poing.
« C’est alors qu’il est entré, brutalisant la porte
d’un coup de brodequin, dans les poignes il avait son fusil. La
femme s’est levée d’un bond, dans la pénombre on voyait mal. »
La scène a maintenant trente ans d’âge. Cor, qui, depuis, n’a
plus jamais revu Clarinette, se la repasse tandis que celle-ci,
dit-on, est en train de mourir du cancer dans une ville voisine. Il
ne va pas fort, lui non plus. Ses lèvres gercées, crevassées,
saignent dès qu’il embouche son cor. Ne peut plus vraiment jouer.
Le temps l’a tout simplement usé. C’est son parcours d’homme
discret et effacé – qui circule dans le canton au volant d’une
Estafette – que raconte Lionel-Édouard Martin. Il adopte, pour
cela, ce phrasé très particulier que l’on reconnaît de livre en
livre et qui a beaucoup à voir avec l’oralité. Sons et sens, très
liés, s’emboîtent, soutenus par une langue riche, rugueuse,
gorgée de sève et d’humus, idéale pour percer la part d’ombre
de ceux qui lui sont proches, des êtres ordinaires qu’il va
rencontrer là où ils sont. Là où, pourtant, personne ne semble
les voir.
« On n’est pas des cochons.
Pas des cochons.
Même qu’on a tort, d’ailleurs, de ne pas en être.
À cause que les cochons, quand même, ils peuvent bouffer des glands, ça leur sort des tripes comme ça y est entré, nourrissant au passage la viande qui s’en trouve plus savoureuse de fines marbrures, chair et graisse formant un tout mal dissociable. »
Pas des cochons.
Même qu’on a tort, d’ailleurs, de ne pas en être.
À cause que les cochons, quand même, ils peuvent bouffer des glands, ça leur sort des tripes comme ça y est entré, nourrissant au passage la viande qui s’en trouve plus savoureuse de fines marbrures, chair et graisse formant un tout mal dissociable. »
Lionel-Édouard Martin : Cor, Publie.net.
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