lundi 11 mars 2019

Antoine Emaz

Antoine Emaz est décédé. Voici le poème qu'il m'avait confié pour le numéro 8 de la revue Foldaan en 1987.  

"la nuit devant
sans faille et sans prise

fenêtre devenue plaque de nuit noire
devant
lisse
me renvoyant

un jour laisse si peu de temps
ouvert

maintenant
mat

cela qui nous pousse vers la fin
cela peut-être
l'accroissement du poids malgré les tentatives
vieillir

poème à tailler dans cette masse
pour exister même un peu
contre
une résistance inerte un poids une paroi

moments où on voudrait fuir
jusqu'à n'être plus rien
qu'un grain de sable
un givre

moments où ce qui obstrue
s'avance progressivement en dedans
bloquant le souffle

ainsi on vit bougeant
tant bien que mal
on sait qu'on ne s'éliminera plus
qu'il ne reste qu'une infinie fatigue
à accepter encore"


dimanche 3 mars 2019

Un cadenas sur le coeur

Claire Meunier est une femme prévenante. Elle ne veut nuire à personne et préfère, pour ne pas blesser, ronger son frein en silence. Quelque chose ne tourne pourtant pas rond dans sa famille et cela l’affecte. Elle éprouve des difficultés à trouver sa place entre un père attentif mais effacé, une mère imprévisible, jugée « folle » par son mari et un frère studieux qui ne songe surtout pas à s’émanciper. Elle s’accommode de cette situation, même si ça craque aux entournures, jusqu’au jour où elle apprend que celui qu’elle considère comme son père ne l’est sans doute pas. Celle qui le lui avoue est l’une des filles du patron de sa mère, un mythomane extravagant nommé Coquillaud. Les deux familles sont proches. Elles passent leurs vacances ensemble. Les enfants (six d’un côté, deux de l’autre) semblent parfois appartenir à la même fratrie. Leur ressemblance en intrigue même plus d’un. Cette nouvelle décontenance Claire Meunier. Qui n’a, dès lors, qu’une seule obsession en tête : connaître la vérité. En avoir le cœur net. Faire sauter ce cadenas qui la bloque. Qui lui empoissonne l’existence et fait ressurgir ses failles.

C’est cette quête – savoir qui on est, d’où l’on vient – qui est au centre du premier roman de Laurence Teper. La narratrice interroge d’abord sa mère. Qui enrage, s’emporte, invective, répond à côté. Quant à Coquillaud, le présumé père, il éructe plus encore, voit rouge, s’en prend au monde entier et raccroche en hurlant.

« La vérité ! La vérité ! Qu’est-ce que tu peux m’enquiquiner avec ce mot-là ! Tiens, tu veux que je te dise, tu n’es qu’une ayatollah de la vérité, voilà ce que tu es, ma pauvre fille, la voilà la vérité ! »

Elle ne lâche rien. S’active. Veut sortir de la nasse. Et parvient non seulement à découvrir qui est son géniteur mais aussi – en consultant les archives – à remonter le fil de ses origines familiales, mettant à jour, là encore, de piteux mensonges. Qui touchent à l’activité de ses grands-parents pendant la guerre.

Bâti en trois actes, allant de la légèreté (et même du comique de situation) au tragique avant de passer à la reconstruction, ce roman bénéficie d’une écriture alerte et efficace. Chaque chapitre (très court) se termine sur une phrase qui fait mouche et qui ouvre le suivant. La route pour percer le secret de famille s’avère sinueuse. D’autant que, pendant ce temps, la maladie – et la mort – frappent fort.

Chaque personnage a une personnalité bien tranchée. Certains, pas vraiment sympathiques, portent en eux une enfance qui, si elle n’excuse en rien leur comportement d’adultes, peut expliquer leur façon de fonctionner. Laurence Teper dresse ici des portraits psychologiques très fouillés. Elle reconstitue ce puzzle familial avec finesse, faisant intervenir tour à tour chacun des protagonistes. Elle déplie, pour cela, une belle palette d’émotions. Dialogues (beaucoup se font par téléphone) et narration s’épaulent parfaitement. Ce sont quelques unes des lignes de force de ce roman subtilement construit.

Laurence Teper : Un cadenas sur le cœur, Quidam éditeur.

samedi 23 février 2019

Devant la mer d'Okhotsk

Après un voyage en Alaska, qui était au centre de son précédent recueil, c’est au Japon que se rend Jean-Claude Caër. Il y va, dit-il, pour retrouver « le visage de sa mère », décédée peu avant. Il sait que sa perception des choses se modifiera là-bas, loin de Montmartre (où il vit) et de la Bretagne (où il est né) et que son séjour au pays du Soleil-Levant sera tout aussi intérieur que géographique. Cela n’est toutefois possible qu’à condition d’être réceptif aux autres, à leur histoire, à leurs morts, à leurs rites, à leurs paysages. C’est évidemment son cas. Le voyage, il l’a commencé bien avant son départ.
« Reverrai-je au printemps le visage de ma mère
Sous les pétales de fleurs de cerisiers
Jonchant les allées du parc d’Ueno ?
À cette pensée, mon cœur se serre. »

Sur place, de Tokyo à Kyoto puis dans le nord, à Sapporo ou sur l’île de Hokkaidô, sa curiosité est en émoi. Il préfère néanmoins le calme à l’agitation. Ne se laisse pas griser. Garde assez de recul pour bien appréhender ce qui se passe autour de lui. Les scènes saisies sont reconstituées en poèmes parfois brefs.

« Je dîne seul dans une pièce un peu triste
Assis sur les nattes
Entouré d’oies sauvages
Vaguement peintes, à demi effacées,
Sur des panneaux qu’on a tirés.
On me laisse seul devant trois plateaux en laque posés sur le sol
En tête-à-tête avec moi-même. »

Il évoque fréquemment les poètes, écrivains et cinéastes qui l’ont aidé, avant qu’il n’y pose les pieds, à s’imprégner de ce territoire tout en contraste. Il note ce qu’il doit à Kurosawa, à Ozu, à Sôseki, à Bashô et à d’autres encore. Il va se recueillir sur de nombreuses tombes. C’est aussi pour cela qu’il a entrepris ce voyage. Pour se rapprocher de ceux qui sont, désormais, devenus cendres et poussière mais qui ont su, auparavant, offrir à qui le voulait, un savoir qui se transmet toujours, de génération en génération.

« Je regarde ces milliers de tombes
Là dressées sous la lune
Et les lettres japonaises gravées, les noms bouddhiques mêlés
Parfois aux lettres sanskrites.
Je ne sais qui je suis, ce que je fais là dans l’obscurité
Marchant parmi les stûpas, les mausolées.
Seulement un décor sublime
Où les corps souvent ne sont pas enterrés.
Un décor qui raconte
Le pauvre cœur des hommes comme disait Natsume Sôseki. »

Chemin faisant, s’arrêtant dans un monastère, mangeant « du crabe de Hokkaidô » dans un restaurant, participant à la cérémonie du thé, regardant le paysage ou la rue à la fenêtre de l’une ou l’autre de ses chambres d’hôtel, se promenant près d’un temple, « sur le Chemin de la philosophie », ou suivant le vol de l’un de ces oiseaux qui attirent son attention, il note ce qu’il voit, ce qui vit, ce qui bouge dans l’instant. Ce sont des faits ordinaires, décrits avec tact et concision dans ses poèmes. Certains, très courts, ne sont pas sans rappeler les haïkus. Il s’adresse régulièrement à sa mère. Lui parle des lieux où il se trouve, sa dernière escale étant pour l’extrême nord de l’île, devant la mer d’Okhotsk.

« Mère,
La mer d’Okhotsk est grise
La musique tiède de l’hôtel m’étourdit
Ma main a gonflé cette nuit.

Mère,
J’ai traversé des cercles de douleur
L’écriture et la vue de la mer me calment. »

Il est des livres dont on sort apaisé. Celui-ci, dans lequel, pourtant, « la douleur est présente », en fait partie.

Jean-Claude Caër : Devant la mer d’Okhotsk, Le Bruit du temps.

vendredi 15 février 2019

Cor

C’est dans le département de la Vienne, « aux confins de l’Indre et de la Haute-Vienne » que se trouve la ferme de Cor. Pour s’y rendre, il faut prendre la D121. Se méfier des virages et des intersections. Ne pas avoir peur de tressauter en empruntant des chemins de traverse. La maison est en bout de route, au lieu-dit Le Martreuil. C’est là que vit Cor, surnommé ainsi parce qu’il est corniste dans l’Harmonie municipale. Il est également éleveur de cochons noirs et ramasseur de glands. Ses parents l’étaient avant lui. Et ses ancêtres aussi.
Il est le dernier de sa lignée. C’est sans doute lui qui fermera définitivement la bicoque. Il est en retraite mais il engraisse encore quelques porcs et volailles. Son corps commence à lâcher prise. Il est temps de dire ce que fut sa vie. C’est ce que fait ici Lionel-Édouard Martin. Qui connaît bien le territoire et qui excelle dans l’art de donner un peu de lumière à ceux qui ont toujours vécu dans l’ombre.

L’existence de Cor n’a pas toujours été monotone. Elle s’est même illuminée, pendant presque une décennie, grâce à l’arrivée, dans une ferme voisine, d’une jeune femme qui avait dû quitter – avec son mari – l’Algérie en 1962. Un soir, peu après leur emménagement, le son d’une clarinette a subitement traversé les bois de chênes pour parvenir jusqu’à lui. Surpris, et excité à l’idée de découvrir un confrère ou une consœur à proximité, il a sauté sur sa mobylette et roulé en suivant le son. C’était elle, prénommée Claire, qui allait devenir Clarinette, qui jouait, debout face à son pupitre. Elle l’accompagnera bientôt aux répétitions hebdomadaires de l’Harmonie. Ils feront route ensemble, se rapprocheront de plus en plus et, fatalement, ne tarderont pas à interpréter d’autres partitions, bien plus intimes, dans la clandestinité d’une grange ou d’une baraque abandonnée, jusqu’à ce que le mari, qui paraissait aveugle, ne débarque, arme au poing.

« C’est alors qu’il est entré, brutalisant la porte d’un coup de brodequin, dans les poignes il avait son fusil. La femme s’est levée d’un bond, dans la pénombre on voyait mal. »

La scène a maintenant trente ans d’âge. Cor, qui, depuis, n’a plus jamais revu Clarinette, se la repasse tandis que celle-ci, dit-on, est en train de mourir du cancer dans une ville voisine. Il ne va pas fort, lui non plus. Ses lèvres gercées, crevassées, saignent dès qu’il embouche son cor. Ne peut plus vraiment jouer. Le temps l’a tout simplement usé. C’est son parcours d’homme discret et effacé – qui circule dans le canton au volant d’une Estafette – que raconte Lionel-Édouard Martin. Il adopte, pour cela, ce phrasé très particulier que l’on reconnaît de livre en livre et qui a beaucoup à voir avec l’oralité. Sons et sens, très liés, s’emboîtent, soutenus par une langue riche, rugueuse, gorgée de sève et d’humus, idéale pour percer la part d’ombre de ceux qui lui sont proches, des êtres ordinaires qu’il va rencontrer là où ils sont. Là où, pourtant, personne ne semble les voir.

« On n’est pas des cochons.
Pas des cochons.
Même qu’on a tort, d’ailleurs, de ne pas en être.
À cause que les cochons, quand même, ils peuvent bouffer des glands, ça leur sort des tripes comme ça y est entré, nourrissant au passage la viande qui s’en trouve plus savoureuse de fines marbrures, chair et graisse formant un tout mal dissociable. »

 Lionel-Édouard Martin : Cor, Publie.net.



mardi 5 février 2019

Un écart

C’est dans un lieu isolé, au creux des Ardennes, à la frontière entre la France et la Belgique, que Françoise Louise Demorgny situe son nouveau récit. Elle effectue un retour en arrière. Elle s’arrête sur quelques uns de ceux qui vivaient là, disséminés dans les hameaux, cultivant la terre, circulant entre les champs, les cours de ferme, les berges d’un l’étang et le poste de douane. Tous subsistaient sans faire de bruit et se retrouvaient le dimanche à l’église où chaque famille avait un banc à son nom. C’est là que l’on partageait les nouvelles. Là aussi que naissaient de précoces attirances. Celles-ci ne débouchaient la plupart du temps sur rien mais s’imprimaient dans la mémoire et y restaient longtemps.

C’est l’un de ces élans d’enfance, inexplicable, qu’évoque ici la narratrice. Elle le fait en trois temps, qui correspondent à trois périodes de sa vie. D’abord au début des années cinquante, puis à la fin de cette même décennie et, enfin, quarante ans plus tard, au moment où elle revient visiter ce territoire qu’elle a quitté.

« J’arrête mon pas à chaque maison. Je nomme tout bas chacune par son petit nom, celui de son propriétaire d’autrefois. »

Tous les anciens ont fini par lever l’ancre. Ils sont allés rejoindre celui qu’elle ne cessait jadis de dévisager, mais qui ne répondait guère à ses regards et que l’on disait prêt à s’engager dans la prêtrise, ce qu’il aurait peut-être fait si la guerre d’Algérie n’avait pas brisé sa trajectoire. C’est autour de lui, Jean-Baptiste, pulvérisé par une mine en 1959, que tourne ce récit elliptique et habité. Autour de sa présence et de son absence

« Thérèse, la mère de Jean-Baptiste, se tenait debout. Droite et sans larmes, elle tenait son mari par la main comme on promène un petit enfant et il la suivait sagement. C’est lui, Pierre Louviers, qui me faisait pleurer.
Jean-Baptiste repose ce soir en terre natale, comme a dit Monsieur le Curé. À deux pas du Grand Dhuy. »

Ciselant son texte avec une rare économie de mots, elle parvient, en retraçant le cheminement de quelques villageois et le destin cruel de l’un des leurs, à faire revivre une poignée d’habitants, et particulièrement une famille, les Louviers, qui s’est désormais presque éteinte et dont la dernière flamme, en réalité une frêle lueur qui vacille à l’intérieur d’une ferme isolée, n’est plus tenue que par l’ultime fils, devenu éleveur d’une ancienne race de moutons, les Roux d’Ardenne.

« Il s’en est fait une famille qui peuple tous les instants de sa vie d’ermite et la beauté ambrée de son troupeau lui est consolation. »

L’esprit des lieux perdure. Dans les mémoires et au cimetière. À travers le paysage, dans les joncs près de l’étang ou porté par le vent qui s’engouffre entre les rangées de peupliers. Et ce grâce à l’écriture plutôt apaisante de celle qui effectue ce retour aux origines en invitant ceux qu’elle côtoyait autrefois à l’accompagner le temps d’un récit.

Françoise Louise Demorgny : Un écart, éditions Isabelle Sauvage.