samedi 24 avril 2021

Selfie lent

De mars 2016 à octobre 2017, Armand Dupuy a tenu une sorte de journal-poème qui prend ses aises avec le genre et sans doute aussi plaisir à s’en démarquer. Le titre qu’il donne à ce texte hybride, Selfie lent, est plutôt judicieux. Il y a en effet élaboration, lente, d’un autoportrait, non pas photographique mais écrit, celui d’un homme, peintre et poète, qui note ce qu’est son quotidien, ce que son regard capte, ce qui résonne en lui en procédant par collages successifs, de façon chronologique. Chaque jour (ou presque), quelque soit l’heure (précisée dans le texte), apporte sa touche au travail en cours. Cela durera un an et demi et aboutira à un ensemble nerveux, d’un seul tenant, les virgules marquant le tempo, qui court sur quatre-vingt pages très intenses.

« vingt-quatre avril, vingt heures dix-neuf, journée mangée
sans trace, un clou dans la main me dévisage, les semaines
claquent sans dire et me chassent, vingt-cinq avril, six
heures dix-neuf, à la fenêtre, passages rapides qu’on ne
sent plus, ciel bas plombe les branches, le bleu, les tôles
du Bon relais, cafetière vidée m’agace, sept heures
quarante-et-une, on dévale un degré, verts et blancs
soulevés moussent encore aux branches, le printemps
n’en finit de pousser pétales, paillettes et de toutes
petites sagaies, des fleurs ébouriffées par les passages »

Le temps s’égrène, ponctué d’instantanés que l’auteur happe au passage. Tous nourrissent un texte qui a également à voir avec sa façon de travailler dans l’atelier, patiemment, souffle tendu, le corps en alerte, face au blanc, au silence, à la toile. Il cadre un paysage, le décrit précisément, y ajoute ce qui bouge dedans, s’y inclut s’il le faut. Il ne recherche pas l’exceptionnel, c’est, au contraire, ce qui tient de l’ordinaire des jours (ses habitudes : se lever avant l’aube, aller s’approvisionner en bois, allumer le feu, regarder ce qui se passe au dehors, se mettre en route, s’activer jusqu’au soir) qui l’intéresse. Ces faits, apparemment anodins, se répètent, se renouvellent et s’emboîtent à d’autres, plus irréguliers. Parallèlement, s’ouvrent en lui des questionnements et des réflexions, nées en lecture d’un poète ou devant l’œuvre d’un peintre. Tout est collecté. Tout est bon (et probablement nécessaire) pour une mise à l’épreuve permanente de ce qu’il nomme ses « tentations de poète », tout, et surtout l’usage de la langue sur laquelle il travaille sans relâche, tirant ses vers au cordeau.

« H.L. se rappelle son fils porté dans un sac de toile bleue
("Le sac bleu sauve le sinistre retour bredouille")
comme si sa mémoire dans la mienne m’était sac à charrier
le bois, soir et matin, battant mon fémur sous les chairs
et les tissus, même battant tout court, frappant la cuisse
comme flatter l’encolure, comme s’il ne servait qu’à battre
et penser ce sac, et mes jambes, soudain mes jambes
deviennent membres ardents de la peinture mentale à présent »

Armand Dupuy déplie (mais resserre aussi) son texte au fil des jours et des mois. Il lui procure nervosité et densité, l’une étant due au rythme saccadé qui se met rapidement en place et l’autre à la multitude d’éléments de toutes sortes qui servent de matériau à l’ensemble. On le sent toujours en mouvement, curieux, étonné, actif du matin (très tôt) au soir (très tard), bien entouré, se déplaçant régulièrement, balayant du regard ce qui l’attire, rattrapé parfois même de nuit par des rêves qu’il lui faut, au réveil, filtrer et ciseler au plus juste pour les insérer dans son poème dynamique.

Armand Dupuy : Selfie lent, suivi de radiographies de Claire Combelles, éditions Faï fioc.

 

jeudi 15 avril 2021

Tétralogie des oiseaux de halage

C’est en observateur avisé et en poète attentif à son environnement immédiat que Marc Le Gros s’exprime dans sa Tétralogie des oiseaux du halage. Il s’est attelé à l’écriture de cet ouvrage dès 1989 et si chaque section du livre, qui en comporte quatre, a précédemment vu le jour dans des éditions à tirages limités, l’idée initiale était bien de regrouper en un seul volume les poèmes écrits en regardant vivre, à proximité de chez lui, à Quimper, sur les bords de l’Odet, les oiseaux qui accaparaient alors sa pensée.

Ils sont quatre, différents et familiers, qui apprécient le contact avec la terre ferme sans pour autant négliger les escapades qui les poussent à fendre l’air pour changer régulièrement de place. Il y a le corbeau, l’aigrette, le cormoran et le héron gris. Marc Le Gros les présente à tour de rôle en débutant par celui qu’il considère comme « un personnage réel », ce qu’il est assurément. Il se prénomme Gérard. C’est un authentique "grand corbeau". Il l’a reçu en cadeau et a vécu d’intenses moments de complicité en sa compagnie.

« Tu as pris l’habitude
De sauter
Sur mon épaule de faire
Le geste d’aiguiser le bec à mes cheveux
Juste derrière l’oreille
J’écoute au fond de toi très loin
Des bruits anciens des
Notes de jeunes noyés qu’on remue
Comme un pauvre sac à musique qu’on
Ressasse touillant longtemps falaise
Et vases et ces paquets tremblants de
Mousse sale que la vague abandonne
Au plus haut des rochers »

Paysage aux neuf corbeaux, la suite de poèmes qui ouvre le livre, dédié à celui qui doit son prénom à Nerval, plonge le lecteur dans un monde subtil et vivant où chaque détail compte. Sitôt terminé cette section, Marc Le Gros raconte, dans un beau texte en prose, l’histoire de l’animal, "le crâne enfoncé dans son caban de nuit", qui fut arraché aux falaises du Conquet alors qu’il n’était encore que oisillon, et auquel il se devait, après l’avoir nourri et hébergé durant deux mois, de rendre son bien le plus précieux : la liberté.

« Un peu maladroit d’abord, et même franchement grotesque alors qu’il sautillait en se dandinant parmi les fleurs, il prit vite ses premiers envols, un peu aidé, avouons-le, car je dois dire que devant son peu d’allant, son peu de goût pour l’aventure et les joies du grand dehors, j’avais dû le lancer, exactement comme on fait d’un javelot de trait ou encore de cette manière dont on jetait autrefois les avions de papier qu’on découpait dans le journal. »

Vient ensuite l’aigrette. Il la fixe, suit son manège, ses mouvements délicats, la regarde fouiller dans l’eau, parfois dans la vase, tout étonné de surprendre sa légèreté naturelle, sa façon de toucher à peine le sol mouvant et l’application qu’elle met à garder son plumage étonnamment blanc.

« L’aigrette ne chante pas
son cri ne lui ressemble pas
rauque mat
tout l’envers du décor
c’est un très vieux pays traversé
d’impatiences
une mémoire trouée de gares mortes
et de maisons d’arrêt »

Marc Le Gros, requis par ses longues observations, n’en éprouve pas moins le besoin de bouger intérieurement, de se réserver une escapade de temps en temps. Les oiseaux, qui ont le don d’ouvrir sa mémoire, l’aident, à l’occasion, à satisfaire son désir de mobilité. Le héron gris qui soulève lentement ses ailes au moment de prendre son envol l’embarque ainsi au quart de tour.

« C’est incroyable
La lune chaque fois passe dans l’œil de l’oiseau
Et nos signes à nouveau sont à vif
Nos sangs sont comme les petits vins de Crète
Pleins de lumière
Et la nuit même ne se referme pas tout à fait »

Le cormoran, autre invité du halage, l’attire tout particulièrement. C’est un expert en mets délicats. Il fouille sans relâche. Il joue au ventriloque près des berges, ce qui n’échappe pas au guetteur discret qui connaît ses habitudes, son habitat préféré, son cri de ralliement, la précision de son bec, la profondeur de son gosier, la force de propulsion de ses ailes. Il le respecte et lui réserve, comme aux autres volatiles qu’il met en scène, en mots et en poèmes, quelques pages de ce livre précieux et fascinant où chacun des intervenants, chaque oiseau saisi en situation, a également droit à son portrait peint par Vonnick Caroff.

 Marc Le Gros : Tétralogie des oiseaux du halage, peintures de Vonnick Caroff, EST (Samuel Tastet Éditeur).

dimanche 4 avril 2021

Finir les restes

Il aurait aimé les voir vieillir encore, les accompagner dans leur grand âge mais la mort, implacable, en a décidé autrement, les emportant l’un après l’autre, à peu près de la même façon, le père, la mère, le laissant démuni, orphelin sur le tard, avec ses mots, ses lectures, ses réflexions pour continuer sans eux.

« Il n’y a pas eu de colère, se dit l’orphelin. Pas tout de suite.
D’abord une sorte de nudité. Car ce que m’ont légué les miens en disparaissant, c’est avant tout ma propre mort. »

C’est un cheminement jalonné de moments contrastés, ceux, plutôt réconfortants, qui le ramènent à son enfance côtoyant ceux, douloureux, qui lui rappellent la souffrance et la maladie que les siens ont enduré avant de mourir, qu’entreprend ici Frédéric Fiolof. Il le fait en progressant pas à pas, presque en aveugle, en s’interrogeant et en questionnant les autres.

« Je fais beaucoup de bruit, mes morts, avec tout ça. Je fais beaucoup de bruit ces derniers temps, avec ce grand trou que vous avez laissé en moi. »

Il ne s’agit pas pour lui de "faire" son deuil. D’autant que c’est plutôt celui-ci qui, désormais, le guide et le façonne. Il lui faut vivre avec. Et, à défaut de combler un vide, s’en accommoder. Il procède par étapes. D’abord comprendre ce qui lui arrive et l’écrire en ne sachant trop vers où aller mais y aller tout de même, se lâcher, dérouler ses pensées, noter ses sentiments (la colère succédant à la sidération), chercher à conjurer la mort, convoquer quelques auteurs, voir comment ils s’y sont pris pour naviguer sans dommages dans "cette zone de disparition". Il se remémore, pêle-mêle, une scène de La chambre du fils de Nanni Moretti, une séquence du livre L’or des rivières du poète Nimrod se rendant sur la tombe de son père au nord du Tchad, le silence d’Albert Camus devant la sépulture de son jeune père à Saint-Brieuc. Il se repasse des citations de Kafka, de Barthes, de Stendhal, de Rouaud, de Bobin, bercé par le roulement lancinant d’un train qui le mène de Paris à Nîmes. Il voyage en compagnie de l’urne rouge dans laquelle se trouvent les cendres de son père.

« Lorsqu’il arrive en gare, l’homme en colère sent sa gorge et ses poings se serrer. Il n’y a personne sur le quai de la gare. Il devait s’y attendre, pourtant. On ne peut pas être à la fois dans une urne funéraire et sur le quai de la gare de Nîmes. »

Ayant pris place à l’arrière d’un taxi, il poursuit sa route vers le village. En chemin, il glisse le long des vignes rases, dompte sa colère, modère ses plaintes, pense à sa mère. Qui, ayant passer sa vie à nourrir les autres, disait qu’il fallait toujours finir les restes, ne rien gaspiller, songer à ceux qui meurent de faim. Des fragments épars reviennent en désordre. Des voix à l’accent méridional se font entendre entre les pages. Signe que les disparus ne le sont pas totalement. Ils sont là, en pointillés, fragiles et présents, avec leur vie, leur mort, leurs peurs, leurs souvenirs finement entremêlés au cœur d’un récit nerveux et poignant qui leur est offert et qui n’existerait pas sans eux.

Frédéric Fiolof : Finir les restes, Quidam éditeur.

 

vendredi 26 mars 2021

La boîte à écriture

On appelait boîte marine le coffret dans lequel les marins rangeaient autrefois les objets précieux et les carnets qu’ils emportaient avec eux à bord. La boîte dont il est ici question est l’une d’entre elles. Elle est passée entre de nombreuses mains et a été achetée par le narrateur dans un restaurant de Budva en 1998. C’est le contenu de ce bel objet en acajou – pesant environ quatre kilos (« autant qu’un petit chien », avait précisé le vendeur) – qu’il se propose de répertorier. Dedans, au hasard des tiroirs et des compartiments, il découvre divers documents qui aident à connaître l’identité et l’itinéraire des personnes qui ont précédemment possédé la boîte.

« Au moment où la boîte à écriture s’est retrouvée entre mes mains, elle n’était pas vide. Elle contenait divers objets sans grande valeur qui appartenaient en partie à son premier propriétaire au dix-neuvième siècle, et en partie, de toute évidence, à celui qui l’avait emportée au large vers la fin du vingtième siècle. »

C’est la vie de ce dernier qu’il va mettre à jour. Mais il lui faut, auparavant, extraire toutes les pièces de leur cache étanche et les relier les unes aux autres. Il y a là quarante-huit cartes postales, un manuscrit de Paris enveloppé dans une bande dessinée anglaise, une bande magnétique, cinquante-trois pages arrachées d’un livre, une photographie, un journal de bord et quelques autres documents où apparaissent de plus en plus clairement les protagonistes d’une histoire qui, en plus de les lier intimement, les fait voyager dans une Europe qui ne se porte pas au mieux.

« Chaque fois que l’Europe tombe malade, elle cherche à soigner les Balkans. »

Le couple qui se déplace dans le livre, construit de main de maître par Milorad Pavić (1928-2009), l’auteur du célèbre Dictionnaire Khazar, circule entre Paris et Kotor avec escale à Budapest, Salonique ou Trieste en passant par la Yougoslavie en guerre. En chaque lieu de villégiature se déroule une histoire apparemment autonome avec, sur le devant de la scène, l’un ou l’autre des deux personnages principaux. Peu à peu, la boîte à écriture infuse sa magie. Elle regorge de malices, d’aventures entraînantes, d’odeurs enivrantes, de jeux, de désirs, de duels amoureux. C’est ce que son détenteur découvre au fil de ses investigations. Tous les documents qu’il consulte s’emboîtent et finissent par former bloc.

Le livre conçu par Le Nouvel Attila est un objet superbe. Ses variations de couleurs et de caractères et sa judicieuse mise en page s’adaptent parfaitement aux différents registres d’écriture que déploie, avec une assurance tranquille, et non sans humour, le fabuleux inventeur (et raconteur) d’histoires qu’était Milorad Pavić.

 Milorad Pavić : La boîte à écriture, traduit du serbe par Maria Bejanovska, Le Nouvel Attila.

lundi 15 mars 2021

Une ronde de nuit

Contraint, à cause d’une panne de voiture, de passer la nuit dans une ville qu’il voulait à tout prix éviter, parce qu’il l’avait trop arpentée, qu’il y avait effectué ses études, vingt-cinq ans plus tôt et qu’elle ne lui laissait pas de très bons souvenirs, le narrateur, en quête d’une chambre d’hôtel puis d’un restaurant, croise en route quelques fantômes avant de rencontrer un étudiant aux Beaux-Arts en qui il reconnaît, étrangement, celui qu’il était jadis.

« Je me demande au passage si je ne serais pas doté d’un télescope intégré, car à présent je distingue mieux ses yeux (…) dont je réalise que tout comme moi il les a étroits et enfoncés (et ce détail, loin d’être anodin, achève de me convaincre que c’est bien moi). »

D’autres détails, dans la physionomie, les gestes et la façon d’être de celui qui dîne seul à quelques tables de la sienne, aimantent son regard. Cela attise l’attention de l’autre. Qui prend l’initiative de le rejoindre et de se présenter. Il s’appelle Simon et, malgré son jeune âge, porte lui aussi quelques blessures qui ne sont pas encore cicatrisées mais qui le seront peut-être s’il parvient enfin à les partager. Tous deux, sitôt le repas terminé, sillonnent les rues et entreprennent une balade. Après une brève incursion dans la cathédrale, ils changent de registre et s’engouffrent dans une cave bien animée qu’ils ne quitteront qu’à la fermeture pour se diriger vers le fleuve.

« On s’est arrêté au milieu du pont afin d’admirer les reflets des réverbères et leurs tremblantes verticales en formes de tuyaux d’orgues quand il me demande si je connais les casemates du Bois d’Argent, d’autant que la plus proche se trouve à moins d’une demi-heure de marche. »

Le narrateur se souvient en silence de ses années de jeunesse tandis que son compagnon s’exprime en privilégiant les monologues. La nuit leur insuffle une sorte de mélancolie teintée de regrets. L’un et l’autre se remémorent des faits peu flatteurs pour leur amour propre. Le plus jeune n’a pas matière à longuement ruminer alors que son compagnon de hasard, embarqué dans une déambulation qu’il ne maîtrise pas, va voir s’ouvrir, au bout de la nuit, une route étroite sur laquelle il pourra peut-être cheminer plus sereinement, en commençant par se rabibocher avec un ami nommé Berg. Qui s’est suicidé ici, en se jetant dans le fleuve. Et qui s’invite, du fond de sa mort, à la mystérieuse promenade.

« Sa mort a produit en moi l’effet d’une déflagration, dont j’ai commencé par le rendre entièrement responsable. Car bien sûr c’était par vice, c’était pour de mauvaises raisons qu’il agissait ainsi. Tel un enfant capricieux il jouait avec sa vie comme avec un jouet auquel il aurait brusquement cessé de trouver le moindre attrait, un objet déchu tout juste bon à jeter. »

Raymond Penblanc ancre son roman dans le monde fascinant de la nuit urbaine et tamisée. Il avance entre ombre et lumière, entre rêve et réalité, entre passé et présent, y associant de temps à autre ceux (poètes et peintres) qui, avant lui, ont arpenté ces territoires propices au dédoublement, à l’onirisme et aux rencontres imprévues. Affleurent, dans la tiédeur floue de la nuit, situations et états d’âme qu’il développe à coups de phrases amples et sinueuses, créant une ambiance particulière (enivrante et prenante) avec, embusqués sur le chemin de ronde emprunté par les deux esseulés, quelques esprits malins experts en souvenirs cinglants.

 Raymond Penblanc : Une ronde de nuit, éditions Le Réalgar.