« Je me demande au passage si je ne serais pas doté d’un télescope intégré, car à présent je distingue mieux ses yeux (…) dont je réalise que tout comme moi il les a étroits et enfoncés (et ce détail, loin d’être anodin, achève de me convaincre que c’est bien moi). »
D’autres détails, dans la physionomie, les gestes et la façon d’être de celui qui dîne seul à quelques tables de la sienne, aimantent son regard. Cela attise l’attention de l’autre. Qui prend l’initiative de le rejoindre et de se présenter. Il s’appelle Simon et, malgré son jeune âge, porte lui aussi quelques blessures qui ne sont pas encore cicatrisées mais qui le seront peut-être s’il parvient enfin à les partager. Tous deux, sitôt le repas terminé, sillonnent les rues et entreprennent une balade. Après une brève incursion dans la cathédrale, ils changent de registre et s’engouffrent dans une cave bien animée qu’ils ne quitteront qu’à la fermeture pour se diriger vers le fleuve.
« On s’est arrêté au milieu du pont afin d’admirer les reflets des réverbères et leurs tremblantes verticales en formes de tuyaux d’orgues quand il me demande si je connais les casemates du Bois d’Argent, d’autant que la plus proche se trouve à moins d’une demi-heure de marche. »
Le narrateur se souvient en silence de ses années de jeunesse tandis que son compagnon s’exprime en privilégiant les monologues. La nuit leur insuffle une sorte de mélancolie teintée de regrets. L’un et l’autre se remémorent des faits peu flatteurs pour leur amour propre. Le plus jeune n’a pas matière à longuement ruminer alors que son compagnon de hasard, embarqué dans une déambulation qu’il ne maîtrise pas, va voir s’ouvrir, au bout de la nuit, une route étroite sur laquelle il pourra peut-être cheminer plus sereinement, en commençant par se rabibocher avec un ami nommé Berg. Qui s’est suicidé ici, en se jetant dans le fleuve. Et qui s’invite, du fond de sa mort, à la mystérieuse promenade.
« Sa mort a produit en moi l’effet d’une déflagration, dont j’ai commencé par le rendre entièrement responsable. Car bien sûr c’était par vice, c’était pour de mauvaises raisons qu’il agissait ainsi. Tel un enfant capricieux il jouait avec sa vie comme avec un jouet auquel il aurait brusquement cessé de trouver le moindre attrait, un objet déchu tout juste bon à jeter. »
Raymond Penblanc ancre son roman dans le monde fascinant de la nuit urbaine et tamisée. Il avance entre ombre et lumière, entre rêve et réalité, entre passé et présent, y associant de temps à autre ceux (poètes et peintres) qui, avant lui, ont arpenté ces territoires propices au dédoublement, à l’onirisme et aux rencontres imprévues. Affleurent, dans la tiédeur floue de la nuit, situations et états d’âme qu’il développe à coups de phrases amples et sinueuses, créant une ambiance particulière (enivrante et prenante) avec, embusqués sur le chemin de ronde emprunté par les deux esseulés, quelques esprits malins experts en souvenirs cinglants.
Raymond Penblanc : Une ronde de nuit, éditions Le Réalgar.
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