lundi 10 août 2015

Marco Pantani

Rennes, dimanche 15 février 2004. Une pluie fine, portée par un vent de Nord, Nord-Ouest, tombait en formant une sorte de rideau serré à travers le halo de lumière projeté par le lampadaire d'en face. Il pouvait être 6 heures du matin. Je prenais mon petit-déjeuner en écoutant la radio dans la cuisine quand l'annonce de sa mort est soudain venue briser la lente mise en route d'une journée qui s'annonçait semblable aux autres. Le flash était brutal et forcément inattendu. Le corps sans vie du coureur cycliste Marco Pantani, vainqueur du Tour de France 1998, avait été découvert la veille au soir dans une chambre d'hôtel de Rimini, célèbre station balnéaire située sur la côte Adriatique. Il avait trente-quatre ans. Une voix lointaine évoquait son parcours en dents de scie et parlait de l'immense solitude dans laquelle il se trouvait depuis des mois. Ceux qui lui étaient proches rappelaient qu'il ne s'était jamais remis de sa mise hors-course la veille de l'arrivée du Giro d'Italia 1999, course qu'il venait de survoler et qu'il s'apprêtait à gagner. Ce fut là le coup de grâce, le début de la fin, l'amorce d'une rapide descente aux enfers, et ce à peine un an après la plus grande victoire de sa carrière.

L'après-midi même, je me souviens avoir griffonné quelques lignes à son sujet. Non pas sur sa trajectoire fulgurante (celle d'une étoile filante) mais sur les images précises qui me revenaient et qui touchaient toutes à des faits de course dominés par ses imparables démarrages en montagne. Le spectacle qu'il offrait à ceux qui le voyaient progresser dans les lacets tressés des Dolomites, des Alpes ou des Pyrénées ne pouvait s'oublier. C'était un escaladeur hors-pair. Un solitaire qui savait dompter la montagne et enflammer ceux qui suivaient ses incroyables chevauchées à la télévision. Ce poids plume hissait avec maestria sa frêle carcasse sur des sommets où d'ordinaire seuls les chamois, les aigles et les marmottes se sentent à leur aise.

Si l'envie de lui consacrer un livre m'est venue assez vite, ne serait-ce que pour tenter de restituer les séquences les plus visibles de son parcours éclair (et souvent lumineux), cela s'est pourtant réalisé bien plus lentement que je ne le pensais alors. Il m'aura fallu dix ans pour y parvenir. Tout simplement parce que mon histoire personnelle s'est trouvée, durant la dernière décennie, jalonnée de morts. Que j'ai dû honorer. En restant d'ailleurs un temps silencieux puis en balbutiant avant de récupérer assez d'énergie pour revenir sur les destinées de mes père, mère, frère et sœur disparus. Chacun d'entre eux avait un rythme de vie particulier. C'est ce tempo que chaque texte dédié se devait d'acquérir. Pour Marco Pantani, il ne pouvait être qu'effréné, ponctué de séquences vives et avérées. Si j'ai tant tardé, c'est également par peur de trahir la personnalité de celui que l'on surnommait le Pirate. Avec un tel personnage, impossible de biaiser. Il fallait se documenter et bâtir un scénario qui n'ait pas l'air d'en être un. Puis suivre la chronologie des faits et avancer crescendo en suivant de près l'ascension – puis la descente vertigineuse – du petit grimpeur de Cesenatico. Pour cela, il était nécessaire d'aller voir comment s'en étaient sortis les écrivains qui avaient, un jour ou l'autre, choisi de créer en s'emparant d'un phénomène du même acabit. Quelques romans ou récits m'ont ainsi aidé (par leur unité, leur structure, leur élan narratif) à entrer dans ce monde (celui de l'écriture se frottant à une légende du sport) où je ne m'étais jusqu'alors jamais aventuré. Trois d'entre eux m'ont notamment permis de sauter le pas. Il s'agit de Courir de Jean Echenoz (conçu autour de l'athlète tchécoslovaque Émile Zatopek, éditions de Minuit), de L'échappée de Lionel Bourg (évoquant le cycliste luxembourgeois Charly Gaul, « l'ange de la montagne », éditions L'escampette) et de Tombeau pour Luis Ocaña d'Hervé Bougel qui capte les mots du vainqueur du Tour de France 1973 in extremis, au moment où il est en train de retracer, juste avant d'en finir, seul dans sa vigne, un fusil à la main, son parcours en 71 fragments incandescents (éditions La Table Ronde).

Aujourd'hui, onze ans après sa mort, je revois toujours Marco Pantani escalader la montagne avec cette souplesse de chamois qui était la sienne. L'homme secret, peu bavard, socialement peu habitué à la lumière, au point d'en être facilement aveuglé, n'aura cessé de me fasciner. Autant par sa volonté de dur au mal que par sa fragilité de jeune cycliste doué lancé dans le grand cirque d'un sport-spectacle qui aura fini par le broyer. Je n'ai aucun mal à le voir à nouveau secouer la meute pour se positionner loin devant. Il disparaît dans les virages, mangé par la foule qui s'écarte à peine pour le laisser passer, avant de resurgir peu après, arc-bouté sur sa machine, le visage ruisselant de sueur. C'est ainsi qu'il se présentait de temps à autre, sur des pentes très abruptes, seul à l'entrée de la dernière ligne droite. Il y avait en lui un magnétisme qui en a subjugué plus d'un. Je fus l'un de ceux-là. Spectateur ébahi. Bien obligé, comme tous les autres, de reprendre pied sur la terre ferme, celle de la dure réalité, un jour pluvieux du mois de février 2004. Mais heureux, tout de même, d'avoir pris le temps de feuilleter en sa compagnie quelques unes des pages de son livre de bord.

Vient de paraître : Marco Pantani a débranché la prise, éditions La Contre-Allée (en librairie depuis le 20 août).

dimanche 2 août 2015

Tête-Dure

Belgique, 27 octobre 1962. Tête-Dure joue sous la table dans l’appartement deux pièces où il vit avec ses parents. Il sait que le Peau Rouge en plastique qu’il essaie de planquer derrière un pied de chaise n’en a plus pour longtemps. Le soldat (tunique bleue) qui le traque depuis quelques instants se rapproche et va finir par avoir le dernier mot. S’amuser de la sorte l’aide à se détacher d’un quotidien peu reluisant qui est d’abord celui des adultes qui l’entourent mais aussi, par inévitables ricochets, de plus en plus le sien.

« Tête-Dure attend l’inattendu.
Il pense à contrecarrer le destin, mais il sent confusément que ce n’est pas bien, qu’il faut laisser le ruisseau couler dans son sens naturel. »

Sa famille n’est pas au mieux. Le monde non plus. À la radio, Kennedy vient de rappeler que l’ultimatum fixé aux soviétiques pour qu’ils évacuent les missiles installés à Cuba – et pointés sur la Floride – expire demain. La situation énerve le père qui boit de la bière en compagnie du voisin. Tous deux commentent l’état de la planète. Les analyses volent à ras de terre. Tête-Dure en reçoit quelques bribes. Ne comprend pas tout mais sent qu’il vaut mieux rester à l’écart. Garder cette position de repli qui est habituellement la sienne, surtout quand le père sort de ses gonds, ce qui lui arrive fréquemment. Ce jour-là, après le départ du voisin, furieux du repas qui tarde à venir, il s’excite, gueule, tourne comme un fauve dans la pièce et se met tout à coup à frapper sa femme.

« Tête-Dure ne voit pas l’instant où la main de Papa touche Maman. Il est incapable de dire à quel endroit elle a été touchée, mais il entend un bruit sec et terrible. Un bruit terrifiant de joue qui claque.
Et lorsque Tête-Dure desserre les paupières, il constate que Maman est assise sur le balatum, la jupe remontée jusqu’en haut des cuisses, et qu’elle pleure. »

C’est un microcosme en proie à de multiples déconvenues humaines et sociales, avec au centre des individus aux nerfs à fleur de peau qui dérapent à tour de rôle, faisant parfois valoir leur force physique, que Francesco Pittau ausculte dans un roman où la narration ramassée et les dialogues incisifs sont très percutants. Ce monde, composé de gens venus d’ailleurs (en l’occurrence d’Italie), est vu à travers le regard atterré d’un enfant qui encaisse tout sans rien dire. Ce qu’il perçoit de l’attitude des adultes (entre eux mais aussi à son égard) le persuade de se maintenir en retrait. Devenir presque invisible, parler le moins possible et avaler la boule qu’il a en travers de la gorge sont quelques uns des actes de résistance qu’il s’impose pour pouvoir continuer à rêver en gardant la tête hors de l’eau.

« Tête-Dure se rencogne dans le canapé. S’il le pouvait, il s’enfoncerait dans l’épaisseur des coussins jusqu’à disparaître et se mêler au rembourrage. »

Francesco Pittau : Tête-Dure, éditions Les Carnets du dessert de Lune.

jeudi 23 juillet 2015

Vie des hauts plateaux

La vie n’est pas simple sur les hauts plateaux. Le feu et l’eau s’affrontent. Et parfois brûle au milieu un être dont il faudra récupérer les cendres au plus vite. Le vent souffle fort. Il s’engouffre dans les têtes. Il y a de l’agitation dans l’air et du remue-ménage dans les couples. Ceux-ci se forment et se défont selon d’étranges tribulations et combinaisons qui visent à susciter des rencontres définitives entre deux personnes (peu importe leur sexe) qui semblent devoir s’accorder et dont on se demande bien pourquoi ils ne sont pas déjà ensemble. De telles modifications dans les habitudes des uns et des autres se préparent ardemment et demandent toujours quelques petits aménagements préalables, d’autant que les habitants du lieu vivent pratiquement tous deux par deux et qu’une place ne peut souvent se libérer qu’avec la mort d’un personnage. Celle-ci coule d’ailleurs de source. On meurt beaucoup sur les hauteurs. Rarement de vieillesse ou de maladie mais plutôt de rire, de peur ou de faim. Ce n’est pas le narrateur qui s’exprime en ouverture du livre qui dira le contraire.

« Comme c’était le dernier jour de ma vie, pendant que notre fils déjà adolescent était à l’école, je suis allé à la pêche avec ma femme. Elle avait pris sa retraite de la police pour l’occasion. Elle enchaînait les belles prises pendant que je m’emmêlais dans ma ligne. »

Quand un narrateur quitte la scène, un autre (ou une autre) le remplace au pied levé, pris lui (ou elle) aussi dans les innombrables bizarreries et absurdités d’un quotidien qu’il faut, vaille que vaille, assumer. En contournant la normalité et en respectant les nombreux dysfonctionnements en cours.
« La maison, quant à elle, attendait que je m’approche – qui que je fusse – pour prendre sa place définitive au jardin. »

Philippe Annocque aime chambouler les codes établis. Il s’en donne ici à cœur joie, fonce, cavale, multiplie les prises, s’offre de précieux interludes et repart de plus belle, à l’aventure, tenant son texte d’une main légère en laissant ses personnages libres de mourir ou de renaître à leur guise. Selon le bon vouloir de ceux qui s’amusent à les guider à distance, sans doute des marionnettistes, illusionnistes et virtuoses en train d’inventer, en compagnie de l’écrivain, des péripéties hautement saisies et décalées.


 Philippe Annocque : Vie des hauts plateaux, fiction assistée, éditions Louise Bottu.


mardi 14 juillet 2015

Quelques femmes

Il lui suffit de surprendre un geste, un regard, un mot, un sourire, une attitude, pour que naisse en lui l’envie d’esquisser le portrait de celle qu’il vient d’observer. Ceci se reproduit à seize reprises, dans un livre que Mihàlis Ganas dédie à quelques unes des femmes qu’il lui arrive de croiser au hasard de ses flâneries ou de ses rêves. Il avance tout en douceur, de façon concise, se tenant à l’ébauche, au croquis, pour saisir l’une ou l’autre lors d’une scène de vie ordinaire dont il découpe certains mouvements en pratiquant tout à la fois l’ellipse et la suggestion.

« Soudain elle soulève d’une main le livre ouvert à hauteur de poitrine et brusquement le referme comme un piège à mouches. Puis le rouvre avec précaution, souffle sur la page et me fixe droit dans les yeux. Je souris bêtement. »

Happé par ce qu’il voit, il ne peut s’empêcher d’imaginer certains traits de la personnalité de ces femmes. Il le fait en restant à distance, avec délicatesse et sobriété, ne se risquant jamais à s’immiscer dans une intimité dont il se sait exclu. Il ne joue pas non plus au voyeur. Il est simplement curieux et sujet au perpétuel étonnement. Fasciné également par un monde qui recèle, à ses yeux, des secrets qu’il ne peut qu’effleurer, y compris quand ce sont ceux de ses proches. C’est cela que son écriture, toute en retenue et pourtant dense, transmet avec une limpidité extrême, celle du poète qu’il est, et qu’il reste, jusque dans sa prose.


Mihàlis Ganas : Quelques femmes, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.
On peut retrouver le poète Mihàlis Ganas sur le site de son traducteur.

lundi 6 juillet 2015

Terre de colère

La colère, on le sait, est rarement salvatrice. Elle déstabilise autant celui qui l’exprime que celui (ou celle) à qui elle s’adresse, et ce quelle que soit la raison (bonne ou mauvaise) de son déclenchement. Les éclats qui sortent sans crier gare de ce volcan intérieur constamment mis sous tension sentent assez souvent le soufre. C’est ce que montre Christos Chryssopoulos dans ce court récit.

Il marche dans la rue, entre dans un atelier, pénètre dans une pièce (où un couple s’écharpe), glane des bribes de conversation, ne garde que l’essentiel, des dialogues qui n’en sont pas vraiment, pour pointer ici le mépris, là l’intolérance, ailleurs la haine de l’autre (qui culmine quand celui-ci est jeune, manifestant, étranger ou sans abri). Il guette la montée d’adrénaline infondée, le dérapage incontrôlé, le pétage de plomb gratuit.

« C’est une colère sans but précis. Pas une colère d’espoir. Ni une colère utile. C’est une colère aveugle, paroxystique, et lâche. »

Elle se déverse au quotidien. Au bureau, à l’école, à la gare ou sur le trottoir. Deux êtres suffisent pour qu’elle explose. Si d’aventure, l’un d’entre eux affiche un complexe de supériorité, s’autorisant dès lors à rabaisser quiconque oserait le contredire, elle peut jaillir assez vite. Il en va de même quand la paranoïa s’en mêle.

« CRS n° 1 : Je vais te buter, je vais te buter, je te dis.
CRS n° 2 : Mais range ça, t’es devenu dingue.
CRS n° 1 : Je vais le cogner, cet enfoiré, il va arrêter de se foutre de ma gueule, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais t’es malade ?
CRS n° 1 : Ouais, ils se foutent de notre gueule, tous ces cocos de merde, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Range ce flingue
CRS n° 1 : Regarde-le, ce connard... je vais t’en coller une dans le cul, ouais. »

Christos Chryssopoulos entrecoupe son texte (porté par la déambulation et la réflexion) de scènes fugaces au centre desquelles ne se trouvent que deux ou trois personnages. Généralement, un seul hausse le ton. C’est celui qui est le plus remonté. C’est également le plus désaxé, le plus méprisant. Il provoque les autres. Qui préfèrent la plupart du temps rester silencieux ou s’esquiver plutôt que de répondre aux invectives. Ne pas s’emparer de la perche tendue par l’excité de service devient pour eux un premier acte de résistance. Une prise de conscience qui renvoie, avec perte et fracas, la colère à son envoyeur. Qui devra s’en dépêtrer tout seul.

« Nous vivons dans un territoire clos et soumis à une surveillance sévère. Sur un continent pour ainsi dire cerné de tous côtés par des barrières. Voilà pourquoi aujourd’hui nous finissons par être en colère en permanence. Mais nous vivons seuls les uns avec les autres, nous ne voulons personne à nos côtés, et notre colère se retourne inévitablement contre nous-mêmes. »


 Christos Chryssopoulos : Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions La Contre-Allée.

lundi 29 juin 2015

En territoire Auriaba

La famille Auriaba n’est pas née de la dernière pluie. Le premier à se faire connaître (un certain Ulysse Isidore Bioulbex) a vu le jour à Oualidia, sur la côte marocaine, le 20 octobre 1854. À la même date, Alphonse Allais et Arthur Rimbaud poussaient en France leurs premiers cris. L’histoire de ces trois-là va d’ailleurs, un temps, s’entremêler mais ce n’est pas vraiment sur elle que repose le roman de Jérôme Lafargue. Ce sont les descendants du dénommé Bouilbex qui se retrouvent sur le devant de la scène. Et ce d’autant qu’ils doivent affronter, à l’automne 2014, un épisode de vie très agité.

Le plus jeune d’entre eux, le petit Aupwean, dix ans, dont le père militaire est mort il y a peu (il a sauté sur une mine), a fugué et a été retrouvé inanimé au cœur de la forêt landaise. Tandis qu’il se remet lentement, son oncle Archibald, le narrateur de ce texte, accompagné d’un robuste taiseux, un franco-colombien surnommé La Serpe, bat la campagne pour tenter de capturer un énigmatique coureur de fond (à deux ou quatre pattes : on ne le saura que plus tard) sur la piste duquel sont également lancées police et milice locales.

Ce qui est sûr, c’est que l’escapade inattendue du dernier des Auriaba a ouvert une brèche dans la vie et l’imaginaire de ses proches. Qui s’y sont engouffrés avec avidité. Elle ravive de vieilles tensions. Ramène en surface des événements plus ou moins récents. Réactive des rêves qui circulent et passent d’un membre à l’autre de la famille (où tous les hommes ont un prénom qui débute par la lettre a) en enjambant l’espace et le temps en un clin d’œil.

« Le rêve appartient avant tout à la nuit, certaines communautés le considèrent comme un élément déterminant dans la conduite de leur bonne fortune. Il devient une manière d’accéder à des sujets humains, à des animaux ou à des esprits, et bien sûr aux multiples facettes de soi. »

Jérôme Lafargue mène son roman en jouant sur la force du rêve et sur les multiples possibilités qu’il offre à ses personnages. Il n’est pas rare de surprendre morts et vivants se rabibochant lors de nuits plus ou moins tourmentées. Il s’appuie sur eux tout en avançant sur trois fronts à la fois. L’un a trait à la traque en cours. Le deuxième tourne autour de la généalogie très décimée d’Archibald et le dernier met en place la personnalité en devenir du gamin de dix ans qui semble avoir reçu en héritage les fragments d’une histoire particulièrement chargée. Transmises par ses ancêtres, solitaires, rebelles, surfant sur terre ou sur mer, tutoyant le chamanisme, s’acoquinant volontiers avec les loups, il lui faudra bientôt composer avec les rudesses du passé en prenant garde de ne pas s’y laisser happer. Cela ne se fera pas sans obstacles. De nouvelles aventures et épreuves l’attendent. L’étonnante fin du roman précise qu’elles ne seront dévoilées que dans un livre à venir. Et concoctées, à n’en pas douter, de main de maître par un Jérôme Lafargue (toujours aussi affûté et en forme) qui n’hésite pas à sortir des sentiers battus pour donner libre cours à un imaginaire virevoltant.


 Jérôme Lafargue : En territoire Auriaba, Quidam éditeur.



vendredi 19 juin 2015

Va où

Publié une première fois par les éditions Le Temps qu’il fait en 2002, Va où sort aujourd’hui en poche. Belle opportunité pour s’attarder à nouveau sur une œuvre qui étonne (par sa fraîcheur, sa spontanéité, sa fantaisie) et qui a le don d’embarquer le lecteur au quart de tour. Valérie Rouzeau adopte comme toujours un rythme soutenu. Tout va très vite. Les émotions affleurent. L’auteure ne s’y laisse pas happer. Le fil sur lequel elle évolue est fin. Il demande une prise de risques permanente. Elle joue avec l’air, le vent, la vitesse, l’inconnu mais n’oublie pas le terre à terre et ses retours de bâton. Ses mots virevoltent, ne tombent jamais à plat, profitent de leurs sonorités et s’accordent pour bousculer les lieux communs en déviant légèrement de leur trajectoire initiale pour se retrouver là où on ne les attendait pas.

« Je pars le cœur tapant prendre le train en marche

Pile au signal sonore monterai mon bagage avec ma vie entière

Sur les rails je penserai à toute vitesse au bonheur étrange de sentir mon poids de chagrin lancé par des plaines jamais vues

J’apercevrai peut-être un vrai oiseau dont on me dira plus tard que c’était un hiatus »

La langue, inventive, aime s’appuyer sur les syllabes. Elle y trouve des relais, assemble des mots qui ont peu l’habitude de se toucher ainsi et crée instantanément des raccourcis qui apportent leur pierre au chant tout en influant gaiement sur le sens (voire le double sens) de la phrase. Elle imagine, elle évoque, elle pense à ses proches et aux autres, elle s’adresse à Desnos ou à Apollinaire, elle dit ce qu’elle doit, ce qu’elle espère, ce qui revivifie constamment son allant, son énergie, son besoin de vivre avec intensité.

« Je pense aux personnes à merveille dans ma vie mes frères loin mes potes en allés mes jamais rencontrés je pense au cœur de ma mère solitaire je pense sur la tête de mon père je pense à mes aïeux en rangs d’oignons dessous la terre je pense à ma grandmère sempiternelle qui avait le blues toujours dans sa vieille blouse »

Elle va où tous les autres inévitablement vont mais n’emprunte, pour s’y rendre, que des chemins détournés, un peu sinueux, qu’elle invente au fil du poème, y glissant tristesse, douceur, tendresse et beaucoup de sentiments contradictoires qu’elle associe à sa manière. Si elle s’arrête en chemin, ce n’est jamais pour très longtemps, et uniquement pour mieux repartir, sûre d’avoir pu saisir en un temps très bref ce qui foisonne en elle (et autour d’elle) au quotidien, désireuse, quoiqu’il arrive, de poursuivre sa quête en réactivant cet étonnement qui la porte et qui maintient, intact, le fil qui la lie à son enfance.

« Me revoilà en train de plus belle sur les rails
J’aurai roulé ma vie
Foncé dans ma charrette songé dans mon tonneau
Tracé mes cartes de tendre
Et mon esprit de ciel si j’en ai ira bien jusqu’au bout de sa peine jusqu’au bout de sa joie partante à vos marques prête »

 Valérie Rouzeau, Va où, collection la petite vermillon, La Table Ronde.

jeudi 11 juin 2015

Ma mort, reconnaîtra

La mort dure longtemps. Et quand elle débarque, emportant tout, il est déjà trop tard pour savoir de quel bois elle se chauffe, et vers quelle étoile elle s’en va, et qui sont les oiseaux qui l’accompagnent, et que sont devenus entre ses doigts ces 21 grammes qui manquent au corps au moment du pesage final.

« j’invoque un droit
d’asile

faute de savoir »

Il est préférable, afin de mieux la connaître, d’improviser au préalable un bout de chemin à ses côtés. Ceci est rendu d’autant plus facile qu’il lui arrive fréquemment de rôder dans les parages de toute vie, émettant çà et et là des signes concrets, délivrant quelques messages cousus de fil blanc, passant de l’ombre à la lumière en adressant un clin d’œil à celui à qui elle n’accorde d’abord que de courtes visites de courtoisie.

À lui de saisir le sens de ces approches, de s’en imprégner, de se préparer. C’est ce que fait patiemment Guy Benoit. Il sait qu’il faut « mourir à point ». Ni trop tôt, ni trop tard. Avec en tête l’idée que « les morts continuent de mourir ».

« l’incertain
ne s’arrête jamais

subtil

vaporeux

derrière le voile
des absents »

C’est là qu’il aime se tenir. Debout. À l’affût. Regardant la faucheuse vaquer avec méthode tout autour. Elle le frôle. Elle passe d’un versant à l’autre. Elle s’apprête à jeter un pont entre les deux rives. Il la voit, la sent, l’interroge. Il en parle avec calme. Avec des mots simples, légers et flexibles. Ne cachant pas la tension qui monte en lui et qui s’échappe parfois de son corps pour s’en aller jouer avec l’apesanteur, là-haut, entre les bruissements des fauvettes en balade et le crépitement des étoiles qui « brûlent les morts ».


Guy Benoit : Ma mort reconnaîtra (sans qu’on sache le versant), fusains de Marc Girard, Les Hauts-Fonds.

Né en 1941 à Laval, Guy Benoit a publié une quinzaine de livres en un peu plus de quatre décennies. Il est le créateur de la revue et des éditions Mai Hors saison où se retrouvent, entre autres, Francis Giauque, Théo Lesoualc’h et Paul Valet.