mercredi 3 mai 2017

Le Temps des immortelles

C’est une redoutable immersion dans le monde glacé et glaçant de l’ex-RDA que nous propose Karsten Dümmel dans ce nouveau roman. L’auteur sait de quoi il parle. Il a , à l’époque, été l’un des prisonniers politiques rachetés par l’Allemagne de l’Ouest. Ce qu’il décrit ici, c’est l’entreprise de déstabilisation mise en œuvre par la police politique (la Stasi) à l’encontre d’un individu jugé hostile, rebelle, déviant. C’est ce qui arrive à Arno K., qui habite à Berlin-Est, dans les années soixante-dix. Il travaille à l’usine. Écrit poèmes et nouvelles. Qui ne peuvent être publiés qu’après lecture attentive par la censure qui y trouve, presque toujours, matière à exercer une surveillance accrue de l’auteur en question.

« D’après les données opérationnelles, le sujet de processus avait montré dès 1968 un comportement hostile et négatif par son positionnement négatif en relation avec les mesures prises par les États membres du Pacte de Varsovie en U.R.S.S. »

La façon de « désintégrer » celui que la Stasi appelle le sujet ou la cible est particulièrement efficace. Les revues qui reçoivent ses textes doivent lui répondre que ceux-ci sont médiocres. Ses voisins et ses amis sont priés de s’éloigner de lui et de l’isoler le plus possible. Il est assigné à résidence et à un travail obligatoire. Ses courriers sont contrôlés. Sa ligne téléphonique est sur écoute. Sa petite amie (fille d’un attaché militaire Français) recevra un certain nombre de lettres, venant de différentes sources, annonçant que « le dit sujet est un espion et un traître ». On adressera également plusieurs missives au père de celle-ci. L’objectif est de sortir Arno K. de la société, de l’inciter à lâcher prise, de l’anesthésier, de le rendre inoffensif, de le tuer à petit feu, voire de le pousser au suicide.

Ce sont les étapes successives de cette lente et insidieuse procédure policière que met à jour Karsten Dümmel. Il le fait en adoptant une forme narrative a minima, qui joue sur différentes strates, détachant une à une les principales pièces du funeste puzzle. S’y intercalent les souvenirs plutôt agréables d’Arno chez sa grand-mère, son présent plus que compliqué, des extraits du journal qu’il tenait (et qu’il finira par brûler) et la quête, bien des années plus tard, d’une jeune fille qui traverse la France pour se rendre en Allemagne dans l’espoir de retrouver quelques traces d’un père qu’elle n’a jamais vu et qui ne l’a jamais vue non plus.

« Me gagne la peur de découvrir un parfait inconnu dans tous ces cartons de documents jaunis – trois mille cinq cents pages. De ne rien comprendre de sa vie – loin de nous, de ma mère et de moi, autrefois, à cette époque, dans cet autre monde. »

L’ensemble est entrecoupé des divers procès verbaux établis par les membres de la Stasi.

« Les mesures de désintégration que nous avons engagé ont permis d’atteindre un haut niveau de déstabilisation qui a débouché sur l’internement de l’objet à la clinique neuropsychiatrique de Stadtroda. »

Tout, dans ce roman où l’issue ne peut être que fatale, est dit de façon lapidaire, avec précision, sans jamais s’appesantir, à coups de séquences ciselées, axées autour de trois périodes différentes (hier, aujourd’hui, demain) dans une tension permanente et saisissante.

Karsten Dümmel : Le Temps des immortelles, traduit par Martine Rémon, Quidam éditeur.

lundi 24 avril 2017

La boussole aux dires de l'éclair

Jean-Paul Bota peut se promener avec la même aisance, la même ardeur, heureux d’y passer des heures, dans un paysage comme dans un tableau. Ce poète curieux, jamais rassasié, ne se déplace pas sans avoir un carnet à portée de main. Il y note ce que son regard lui dicte mais également ce que sa sensibilité, alliée à une mémoire en éveil, lui transmet. Quand il n’arpente pas musées ou galeries, il sillonne les rues des villes qui lui sont chères ou s’immerge dans des livres qui comptent également beaucoup pour lui. Ce sont des centaines de fragments extraits de cette grande déambulation à la rencontre des autres, ou tout au moins de leurs œuvres, qu’il donne à partager dans ce nouveau livre.

On le suit de Londres à Lisbonne en passant par Nantes, Chartres ou Venise. Partout, il trouve ce qu’il cherche. Des pépites qui ne sont parfois que des détails qu’il capte dans une toile et qui, instantanément, lui rappelle une scène antérieure ou un épisode de la vie d’un peintre. Se créent ainsi des liens entre ce qu’il voit, ce qu’il ressent et ce qu’il sait. Sa connaissance des uns, des autres, n’est jamais étalée mais au contraire discrètement distillée dans des séries de proses ou (plus rarement) de courts poèmes qui emportent le lecteur là où il n’a, la plupart du temps, jamais mis les pieds.

« L’enterrement de Soutine, parmi les rares personnes qui accompagnent Marie-Berthe Aurenche (elle dit) accompagnant le cortège funèbre, parmi les rares personnes, Max Jacob, lequel sera arrêté quelques mois plus tard et mourra à Drancy, et Picasso. D’après Mlle Garde présence de Picasso Cocteau et Michonze »

Le livre devient au fil des pages une mosaïque qui s’agrandit démesurément, attirant le regard, lui demandant d’exercer son acuité tout en lui permettant de se reposer. De nombreux extraits de textes introduisent la lecture de ces « exercices sur des lieux » qui ouvrent une multitude de fenêtres. Toutes donnent sur des espaces de vies, de paysages, de lumières. Jean-Paul Bota, qui les entrouvre délicatement, y met également un peu de son être intérieur et, secrètement, quelques bribes d’un passé qui se revivifie en se frottant au présent.

« Les bulletins de salaire auréolés de Vieux Papes
Sur la toile cirée
La lumière comme envieillie
De l’ampoule
Quelqu’un referme les volets
Dans la cuisine humide
C’est proche un poêle à charbon
Avec une odeur de peau d’orange brûlée
Et le chahut d’un couvercle dessus la casserole »

Les suggestions sont omniprésentes et les passerelles entre littérature et peinture multiples. Le lecteur y chemine à son rythme. Souvent avec lenteur. En faisant, à l’instar de l’auteur, de fréquents retours en arrière. Pour revoir, ajouter, préciser. Toucher avec tact ce qui parfois (dans un tableau, un livre) semble se dérober pour mieux nous interpeller.

Jean-Paul Bota : La boussole aux dires de l’éclair, éditions Tarabuste.

mercredi 12 avril 2017

Légende de Zakhor

La légende a toujours été présente dans l’œuvre de Pierre Autin-Grenier et celle de Zakhor, déclinée ici en dix séquences, en est une belle illustration. Le personnage évoqué est intemporel. Il est porteur d’énigmes. On ne sait d’où il vient. Il semble parfois un peu fou. A l’air de s’y connaître en prédictions. Il parle aux chevaux et s’avère capable, grâce à la pertinence de ses réflexions, d’ouvrir en une seconde la part d’inconnu que chacun porte en soi.

« Souvent, par les fenêtres entrouvertes sur la lune naissante, giclent au ciel des bandes de chats sauvages, toutes griffes tendues vers les étoiles. »

Celui qui choisirait d’ignorer cette étrange vérité, énoncé d’un ton calme et mesuré, un soir où les hommes s’en retournaient au mas en suivant un chemin qui leur était familier, risquerait bien d’être frappé de stupeur en voyant, un dimanche matin, un chat surgir d’entre les jambes d’un encordé suspendu à une branche, à quelques mètres au-dessus du sol.

Cet homme – qui n’est jamais nommé – perçoit des choses qui restent étrangères à ceux qui le côtoient. Il s’exprime peu et ses paroles sont empreintes de mystère. Ceux à qui elles s’adressent doivent les interpréter en se détachant légèrement de cette terre qui les happe un peu plus chaque jour et qui n’a de cesse de les aspirer totalement. Il les met en garde et la plupart savent lui en être redevables. D’autres s’en moquent.

« Les vieux et les femmes comprenaient l’urgence d’extirper de nos cœurs indifférence et cruauté, ainsi l’on arrache le chiendent des guérets. Les autres, dans son dos, à voix basse le traitaient d’innocent et se gaussaient de ses balivernes. »

Il a débarqué un beau jour, s’est peu à peu imposé à tous et a disparu comme il était venu, sans crier gare, en ne donnant plus jamais signe de vie mais en laissant derrière lui des traces et des sentences indélébiles. Que tous se remémorent de temps à autre, en particulier quand le village se retrouve frappé par l’un ou l’autre de ces coups de dé du destin qu’il avait plus ou moins prédits.

« Lorsque par une nuit de forte bourrasque celui qui dormait au milieu des chevaux, le plus jeune des nôtres, succomba, alors on ne le revit ; ni matin suivant ni autres matins. Depuis nous voici seuls face au ciel vide, en vain cherchant à nous réconcilier avec les ombres ».

Publiés une première fois par la revue "L’Arbre à paroles" en 1996 en Belgique, puis réédités en Allemagne en 2002 par les éditions "En Forêt", traduits en allemand par Rüdiger Fisher et en italien par Fabio Scotto, les textes qui composent Légende de Zakhor sont présentés ici en quatre langues, la traduction en anglais, qui s’ajoute à la précédente édition, étant réalisée par Dereck Munn.

Pierre Autin-Grenier : Légende de Zakhor, éditions Les Carnets du Dessert de Lune (couverture de Shahda)

mardi 4 avril 2017

La Disparition de la chasse

Le décor est vite planté. On survole la gare. Située sur les hauteurs, elle apparaît flambant neuve mais certaines armatures, si on y regarde de près, commencent déjà à rouiller. Puis on descend plus bas, direction la ville, de plus en plus terne, avec aux abords la zone industrielle, ou plutôt ce qu’il en reste : des ruines, des terres usées, des friches grises.

« Un gigantesque terrain vague dont on s’extirpe les pieds crottés. »

Dans ces anciens territoires miniers, où les flops industriels se sont empilés, on a débauché, licencié à tour de bras. Des milliers d’hommes, de femmes se retrouvant subitement sur le marché du travail et récupérés, pour presque rien, par ceux qui entendent s’emparer du fabuleux gisement en « ressources humaines » que le libéralisme a ainsi libéré et des aides que les pouvoirs publiques (municipalités, départements, région) qui ne savent plus comment stopper la misère qui prolifère sont prêtes à leur octroyer pour qu’ils montent de nouvelles structures, moyennes et robustes, modernes et autoritaires, bien dans l’air du temps, axées sur la finance et le management, sur les délocalisations et l’instabilité des marchés. Il suffit d’engager des cerveaux bien formatés pour organiser ces circuits offshore et d’y associer, pour les lignes arrières, une équipe de collaborateurs dévoués et dociles. Jean-Pierre, le boss qui dirige la boîte dont il est ici question, est l’un de ces stratèges qui sait (et répète) que le vieux monde (camarade) n’est plus et qu’il convient de bien s’armer pour pouvoir affronter, bille en tête, le nouveau. Dans lequel il frétille comme poisson dans l’eau.

« Oh, Jean-Pierre, combien de mois, que dis-je d’années, a-t-il passées à tricoter chacune des mailles de sa toile, à rassembler les pièces du puzzle, à édifier, briquette après briquette, son constat apocalyptique sur l’économie locale. La fin est proche, le marché se pète la tronche, bordel de dieu, les indicateurs piquent du nez, les diagrammes dégringolent, ce n’est pas moi qui le dis, c’est la science, c’est la technique, demandez-leur aux chiffres, et ils vont vous la flanquer à la gueule cette atroce vérité que vous, petits humains malvoyants, avez longtemps manquée. »

Autour du chef gravitent quelques seconds couteaux qui ont conscience de devoir le rester et qui, pour tempérer ce goût d’inachevé qui leur gratte l’égo, tentent de se dégoter un supplément d’âme ailleurs. Laurence, qui n’en peut plus de voir son ventre tomber, aimerait se la jouer façon famille Ricoré. Prendre le petit-déjeuner en plein soleil en transportant un morceau de sa campagne natale au cœur du béton en compagnie du mari, des enfants, du chien et du facteur qui déboulerait tout sourire avec de bonnes nouvelles dans sa sacoche, ce serait superbe. Virginie, c’est une toute petite graine, délivrée sous l’oreiller par son mari Thierry qui la rendrait heureuse alors que lui, vieil ado insatisfait, personnage autour duquel s’enroule le roman, rêve d’une aventure torride avec une collègue de travail. Son sexe (qu’il vénère) est peu à peu devenu son centre de gravité. Il occupe toutes ses pensées. Et même ses rêves. Cela le préoccupe jour et nuit. Il a envie de se prouver un tas de choses et finira, à force de ratés, et de râteaux magistraux, seul en travers du lit.

« La révolte gronde en toi. Des organes engourdis se réveillent, des jointures séchées craquent. Une guérilla est à l’œuvre dans tes tripes. Ça pète de partout. Ça devient vite insoutenable la rage qui bout. On ne te l’avait pas dit ? »

Christophe Levaux, dont c’est le premier roman, plonge dans ce monde minuscule (où chacun se ment en fomentant de petits arrangements avec soi-même) et en sort une inénarrable galerie de portraits. Il est à l’affût du moindre détail. Rien ne lui échappe. Pas plus l’envers des apparences que la redoutable peinture sociale (fort écaillée) qu’il saisit sur le motif. C’est tonique, cynique aussi parfois, et ça grince en faisant mal. Chacun en prend pour son grade. Un peu comme dans une partie de chasse où gibier et chasseurs finiraient par perdre leurs repères, inversant carrément les rôles en se canardant sans ménagement.

Christophe Levaux, La Disparition de la chasse, Quidam éditeur

dimanche 26 mars 2017

Lieuse

Nombre de citadins se souviennent à peine qu’ils viennent de là, de ce monde dont on parle peu, ou pas, ou mal, celui des paysans devenus presque invisibles et qui ont dû changer plusieurs fois de statut ces dernières années. On les appelle désormais des producteurs (de viande, de céréales ou de lait), avec ce que cela sous-entend en termes d’activité, de performance, de rentabilité et de régime d’imposition, ce dernier impliquant une connaissance parfaite de la valeur des biens (bâtiments et matériel) et un recensement exhaustif des terres cultivées et du cheptel. Autant de choses qui leur semblaient, auparavant, devoir rester confidentielles, les actes concernant les achats et les ventes étant destinés à dormir dans une chemise à laquelle personne n’avait accès, à part, en de rares et grandes occasions, le notaire. Or, ce qu’on leur demande depuis déjà quelques décennies c’est justement de déclarer officiellement tout ce qu’ils possèdent, acquièrent, cèdent, vendent, récoltent, reçoivent, etc. Un chamboulement qui ne va pas de soi. Et qui nécessite cette aide extérieure dont ils se méfient tant.

« Outre le fait qu’il était ressenti par eux comme une inquisition, pareil inventaire les mobilisait durant des soirées, obligeant leurs doigts, habitués d’ordinaire à de tout autres travaux, à calligraphier sur des pages, ligne à ligne, des listes à la pointe Bic. »

Ce monde, Pascal Commère le connaît bien. Comptable en milieu rural, il aura passé sa vie professionnelle à côtoyer, écouter et conseiller ces hommes qui se confient peu. Il a circulé de ferme en ferme, pesé avec eux le pour et le contre, s’est adapté à leur façon d’être, a appris à interpréter leurs non-dits et à respecter leurs longs silences. Il a, peu à peu, gagné leur confiance. Leur a permis, en certaines occasions, de démêler des situations qui paraissaient inextricables, certaines l’étant d’ailleurs inexorablement, à force de déni et de fuite en avant, telle celle de ce fils qui finit par admettre, lors d’une réunion tendue autour de la table familiale, qu’il a bel et bien laissé filer l’héritage paternel.

« "Je savais pas !" Murmurait-il, et il le répéta. Ajoutant : "Que t’étais dans la déchéance..."
Lui de son côté ne mouftait pas. Le visage empourpré, il demeurait le fils. La honte était pour lui. Et de tout le temps que dura l’entrevue il ne leva les yeux, le front bas telle une bête nez au sol. Et pas même quand le père laissa couler une larme. »

C’est le quotidien de ces hommes secrets, taiseux, méfiants, juchés sur leur tracteur ou s’activant aux clôtures, vêtus de leur combinaison verte achetée à la Coopérative, que Pascal Commère sonde en onze récits qui sont autant de chroniques ordinaires, vues par un écrivain qui sait de quoi il parle et qui pose sur eux un regard juste et bienveillant. Il dit leur hantise (ancestrale) de la météo, la difficulté pour les plus jeunes de vivre un célibat qui les tient encore un peu plus à l’écart, leur malaise face à la paperasse qui s’accumule, la perte que représente une bête qui meurt ou une vache qui subitement « s’avorte », l’entraide qui s’organise dès que l’un d’entre eux tombe gravement malade.

« Elle glissa un regard en direction de Gilles, qui regardait à quelques centimètres devant lui sur la table, disant : "Et lui qui a été la moitié du temps à l’hôpital..." Des mots sans même un mouvement de voix, presque rien. Sans plus d’émoi. Comme provenant de quelque chose qui est, dont on ne peut rien dire ».

Les personnages que Pascal Commère évoque, en une série de suites narratives très maîtrisées, ont certes de nombreux points communs mais ils sont loin d’être interchangeables. Chacun possède son histoire, sa personnalité, son caractère. Il les saisit avec finesse et les fait évoluer dans des paysages bosselés où l’on retrouve, perdues dans la brume qui enveloppe un plateau, ou stagnant dans l’ombre qui monte d’une terre ouverte, quelques silhouettes qui ne sont pas sans rappeler celles qui se glissaient déjà entre les pages de certains de ses poèmes, dont beaucoup figurent dans l’imposante (et remarquable) anthologie 1978 – 2009 : Des laines qui éclairent (Obsidiane / Le Temps qu’il fait, 2012).

Pascal Commère : Lieuse, Le Temps qu’il fait, 2016.