Le perdant dont il est ici question est un terme marin qui évoque la
baisse verticale du niveau de l’eau à marée descendante. Et c’est
effectivement ce qui apparaît quand la mer se retire, ce qui reste sur
le sable ou entre les rochers, ce qui remue dans les trous d’eau et dans
les vasières qu’Erwann Rougé inscrit dans ses poèmes. Il y ajoute les
variations de couleurs et de lumière, les ombres changeantes, les
silences entrecoupés par le froissement du vent ou des vagues.
« le sel creuse à peine les blessures. les pas se dénouent, ne se
donnent à rien, à l’inutile, aux décousures. la ligne des sables monte
au point de brume. »
L’homme avance pas à pas dans cette immensité qui s’ouvre. La marée
basse agrandit l’île sur laquelle il se trouve. Il lui faut s’y adapter,
poser sa respiration, définir un point d’équilibre, appréhender le
côté éphémère des choses et peu à peu s’oublier pour ne devenir qu’un
point infime dans le paysage.
« on appartient aux débris d’os blancs et de bois blanchis, aux claquements de becs, au fracas où nous nous perdons. »
Seuls les haies, les champs, les pins des bords de mer restent à leur
place. Ce qui ne les empêche pas de ressentir eux aussi les remuements
dus aux mouvements de l’eau qui, au fil des marées, serre ou desserre
son emprise.
Ces changements continus, Erwann Rougé les relie fréquemment aux
soubresauts du corps. Qui n’est pas insensible à ce qui se passe au
dehors. Il procède par proses brèves, délicates et intuitives qui ne se
referment jamais sur elles-mêmes et dans lesquelles il note ce qu’il
voit, ce qu’il perçoit et ce que lui suggèrent ces différents
mouvements (de l’océan, de l’air, des paysages, des oiseaux et des
bestioles invisibles) qui influent jusque dans son corps et sa mémoire.
Erwann Rougé : Le perdant, éditions Unes