samedi 18 janvier 2025

Noces de givre

Si Raymond Penblanc excelle dans les formes courtes (1), il aime également s’aventurer dans des textes plus denses, plus amples, plus touffus. C’est le cas avec ce roman où personnages et paysages se dévoilent au gré de phrases longues, sinueuses, en un lieu peu fréquenté, presque sauvage.

La narratrice va sur ses seize ans. Elle rêve beaucoup. Un simple déclic, ici la silhouette d’un jeune homme, guère plus âgé qu’elle, croisé sur une route de montagne, suffit à actionner la belle mécanique. Elle suppose, présume, imagine, invente et va même jusqu’à improviser, en quelques secondes, un portrait plus ou moins psychologique de celui qui a simplement attiré son attention et qu’elle ne tardera pas à rejoindre dans une cabane de chasseurs.

C’est leur rencontre – et leur histoire, brève, fougueuse, maladroite, débordante de désirs – que raconte Raymond Penblanc, Non pas en tissant un canevas narratif convenu mais en bifurquant, en les dotant d’une réelle personnalité, avec de nécessaires retours en arrière pour comprendre les blessures de ces deux êtres rebelles qui cherchent (et peinent) à s’apprivoiser.

« C’est qu’il va me falloir un peu de temps avant de parvenir à son degré de combustion, comme il va lui falloir beaucoup de doigté dans les stimuli et les caresses. Ouverte dedans, je reste fermée dehors, c’est la loi des vierges, dont la chaleur intérieure irradie jusqu’à mouiller leur vestibule. »

Bâti en cinq parties très compactes, chacune écrite d’un seul tenant, pages pleines, sans le moindre retour à la ligne – avec dialogues enserrés à l’intérieur du texte – , Noces de givre réserve également une place de choix à la peinture. Elle est en effet bien ancrée dans le quotidien de la narratrice qui loge chez sa grand-mère peintre et qui nourrit, de plus, une affection particulière pour les portraits du Caravage, qu’elle souhaite faire découvrir au solitaire en cavale.

« Il me tend le livre. Il s’agit de David cette fois, tenant à bout de bras la tête sanglante et grimaçante du géant Goliath. Je découvre à mon tour ce que lui-même vient de découvrir, la terrifiante modernité de cette scène nous montrant un jeune djihadiste après l’exécution de son otage, brandissant le macabre trophée qui doit lui servir de preuve pour authentifier son épouvantable forfait. »

Après avoir laissé ses personnages se frotter à la rugosité du massif montagneux où ils évoluent en saison froide, Raymond Penblanc, en un dernier chapitre incisif, délaissant les descriptions, les déambulations et les approches sensuelles, resserre soudainement son texte. Sa main est ferme et incisive. Elle coupe court (en quelques pages) aux espoirs de la narratrice et lui rappelle que le monde dans lequel elle vit peut être parfois cinglant et injuste.

Raymond Penblanc : Noces de givre, Le Réalgar. 

(1) ainsi Œil-de-lynx et L’Égyptienne, deux titres publiés dans la collection 36ième Deux Sous des éditions Lunatique

 

jeudi 9 janvier 2025

La vie romancée de Boulig Koz

Né à Ty Chalony sur la commune de Scaër dans le Finistère en 1848 et mort à Kernével en 1911, François Boulic fut en son temps l’un des grands sonneurs de biniou Koz de Bretagne.

« Je suis Boulig Koz, François Boulic, danseur étoile sur la garenne, homme de hanche irréconciliable d’avec le silence des houx, la crosse des enfougérés. »

Si son nom de musicien, Boulig Koz, est connu, tout particulièrement par ceux qui, aujourd’hui encore, reprennent quelques-unes de ses compositions ou les airs traditionnels qu’il a collecté et popularisé, l’ordinaire de sa vie, celle d’un cultivateur attaché à sa terre, l’est beaucoup moins. C’est ce manque que vient combler Olivier Hobé, y compris en romançant, si besoin, le parcours du musicien qui se produisait dans de nombreuses fêtes locales. Assis sur une chaise posée sur une barrique ou sur le plateau d’une charette, il formait un solide duo avec Yves Coroller, plus connu sous le nom de Youenn Dall (l’aveugle) qui l’accompagnait souvent à la bombarde.

« On m’invite ici ou là et le plaisir ne m’est acquis que lorsque les femmes ne se soucient plus guère de leur tenue. À l’heure tardive, celle des tonneaux élevés en podiums, place à la ruée, gigue légère, tintements, vœux à toute berzingue. Avec la foi partagée en quelques places de marches communes. »

Olivier Hobé présente Boulig Koz en plusieurs périodes de sa vie. On le retrouve sur les chemins buissonniers de son village quand, enfant, il s’isolait pour sonner dans les arbres et plus tard, devenu adulte, près des rivières, des fourrés et des forêts où il se faufilait pour aller braconner, détectant truites, lièvres, grives et lapins comme personne.

C’est qu’il doit nourrir sa famille, élever ses enfants, seconder sa femme Jeanne qui le remplace à la ferme quand il part sonner et récolter un peu d’argent à Brest, à Quimper, à Pont Aven ou ailleurs.

« Ma prochaine campagne doit me mener au Frugy, où il est peu utile de tendre pièges et filets. Le lièvre là-haut tend les bras comme le crapaud à sa mare s’immobilise, comme l’abeille assise dans la passion s’enduit de l’huile d’un soleil rose. »

Une autre émotion s’empare du lecteur en découvrant ce récit.Olivier Hobé est décédé en 2023 et le lire à nouveau est une agréable surprise. Sa prose, subtile et poétique, aux phrases souples, emplies de riches sonorités, où chaque mot tombe juste, célèbre un homme attachant, proche de la nature, et en accord avec elle, aimant à partager les plaisirs simples de sa vie, à commencer par la musique.

« Je tire des accords au jugé, caresse les troncs argentés et me dis que je suis toujours resté un cadet de ferme évadé. »

Olivier Hobé : La vie romancée de Boulig Koz, Pierre Mainard 

Logo : François Boulic alias Boulig Koz (carte postale, fonds Dastum)

 

jeudi 2 janvier 2025

L'Homme qui était un arbre

Curieux destin que celui de Pin-Pin qui fut d’abord et pendant longtemps un arbre avant de subir les attaques de la tronçonneuse et d’être jeté, tel un vulgaire rondin, au creux d’une charrette. C’est là que le récupéra, et ce fut sa chance, Maître Antonio, sculpteur sur bois vivant en Toscane.

D’un tronçon de pin, il fait un bambin tout en bois. Un être mobile, doué de parole, qui devient son fils et son apprenti. Sa silhouette étonne dans le voisinage. Les remarques vont bon train. Un jour que le gamin allait livrer des chaises en les portant sur son dos, il croisa un homme qui lança :
« Voilà un tas de bois qui passe. »

Le pantin aux airs de Pinocchio s’initie également à la sculpture. Et s’invente une autre spécialité, bien plus dangereuse : le lancer de cailloux.

« Un après-midi, alors que je somnolais dans une meule de foin, j’entendis un vieux paysan me traiter de paresseux. Sans réfléchir, je saisis aussitôt un caillou pointu comme la foudre et lui fracassais le front. Il tomba raide. »

Ce geste fatal marque le début de la fin pour l’enfant de bois qui, condamné à poser sa tête sur un billot – pour qu’on la coupe – se transforme instantanément en être d’os et de chair, identiques aux autres mais avec un passé et un destin particuliers.

C’est ce destin, truffé de nombreuses rencontres – dont une avec un chat qui parle et qui en est à sa huitième vie – que retrace Stéphane Padovani dans un livre qui s’apparente au conte et au roman d’aventure. Il déroule, simplement et sans jamais s’appesantir, l’étonnante histoire d’un être posé, réfléchi, disponible et conciliant. Si la poésie y est présente, la réalité sociale l’est tout autant.

Fuyant l’Italie, Pin-Pin monte, à Naples, à bord d’un bateau plein de migrants sur lequel il fera la connaissance de l’écrivain Écossais J.M. Barrie, le créateur de Peter Pan. Après une longue traversée, il débarque à Ellis Island. C’est là, puis sur le port de New York, au début du vingtième siècle, qu’il découvre le Nouveau Monde, celui où il va vivre, travailler et trouver sa place.

Il y a longtemps que Maître Antonio est mort. Le chat a également trépassé mais il va renaître. Comme le fera, au terme de son aventure terrestre, le personnage principal du roman. La vie d’un homme égale rarement celle d’un arbre. Sa mort est définitive. Ce n’est pas le cas ici, où s’opère un inespéré retour aux origines. Un bouclement de la boucle réconfortant.

« L’arbre fit le tour de mon corps, me rappela à lui. J’étais de nouveau cette voix végétale, sans cause ni fin, sans histoire ni mémoire ; une simple articulation du temps. »

Stéphane Padovani : L'Homme qui était un arbre, Quidam éditeur.

dimanche 22 décembre 2024

Il y a autour de Gaza

C’est en faisant résonner les voix de l’égyptienne Oum Kalthoum et de la libanaise Fairouz que Sylvie Nève ouvre la route qui va l’aider à s’approcher de Gaza. Elle les célèbre à sa façon, fidèle à la poésie sonore, qu’elle pratique depuis longtemps et qui implique que chaque poème, courant sur plusieurs pages, vibre, adopte des variations de tons, respire amplement ou psalmodie, trouve les mots justes, les syllabes adéquates, la phonétique appropriée.

« Oum Kalthoum orne le temps
andalouse sans quitter Le Caire,
femme récite le plus ancien désir :
voix moire, soie blanche, foulard
heurte cascade le rythme d’étoffes
touffeur, odeur des sons, ardue
gorge sculpte accorde les mots
souffle fleuve, ardeur des sens, art du
ouï, bois, ancêtre, bleu,
tarab ! »

Faire en sorte que le poème entre, par son timbre, ses sonorités, sa progression, sa conception même, en résonance avec la voix de l’une des plus grandes chanteuses du monde arabe n’est pas chose évidente. Sylvie Nève y parvient grâce au rythme qu’elle impulse à un texte qui n’oublie aucun des épisodes importants de la carrière de Oum Kalthoum. Il en va de même quand elle évoque Fairouz, autre incomparable diva.

« Nouhad Haddad avant Fairouz
chante
enchante déjà, cristalline et grave
gemme sa voix
se dit Halim Er-Roumi nomme
coloratur-
quoise – Fairuz...

À Beyrouth les frères Rabani
Assy et Mansour
piano et busuq
ouïrent
choriste Turquoise.
Fée muse fée rousse
Assy et Mansour, piano et busuq,
luth fretté à long manche,
mer levantine et
Beyrouth années 50.

Fairouth Beyrouz »

Portée par les voix, les musiques, Sylvie Nève place en seconde partie de son livre Bande de Gaza, poème de partout, dédié à Bernard Heidsieck et à Mamoud Darwich. Le poème, environ cinquante pages, paru une première fois à L’Atelier de l’agneau (en 2015) et à partir duquel le compositeur Eric Daubresse (1954-2018) a créé un oratorio « alternant musique, narration et chant », est présenté dans une version revue et retouchée. Si l’on imagine aisément, comme pour les précédents, sa lecture à haute voix, il s’avère tout aussi percutant sur la page. Ici, ce sont les habitants de Gaza qui apparaissent, dans leur diversité, leur fragilité, leur multitude, leur détresse, leur soif de liberté et d’humanité.

« Au fil des décennies, pour des raisons
à quelques kilomètres au sud
à Anata, comme sur toute la lisière
orientale de Jérusalem
un mur de béton
haut.

Cisjordanie, Jérusalem-est
terres agricoles, territoires occupés
terres coupées, écartées
territoires aigris
acculés – mur
maux. »

Un chant monte, puissant, dynamique, lancinant, scandé, porté par les « il y a » qui se succèdent et parlent de ceux et de celles (pour la plupart réfugiés palestiniens, malmenés, déplacés par les guerres) qui vivent sur (ou autour de) cette bande de terre inhospitalière, passée de prison à ciel ouvert à cimetière et champ de ruines.

«  tout autour tout autour de Gaza il y a

il y a des dualistes, il y a des druzes
il y a des pharisiens, des nestoriens, des esséniens
il y a des nazaréens

il y a des initiés, il y a des mystiques
il y a des ophites et des gnostiques
il y a des hassidim autour de Gaza

il y a autour de Gaza
des juifs d’Éthiopie
il y a autour de Gaza
des anachorètes
il y a des sadducéens, des karaïtes
il y a des ismaéliens
il y a des chiites extrémistes
il y a des sunnites modérés

il y a il y a
autour autour de Gaza

des frères musulmans
des frères coptes
il y a des sœurs maronites »

Sylvie Nève : Il y a autour de Gaza, Les Hauts-Fonds.

vendredi 13 décembre 2024

Le Dossier Bulin

Gu Cheng a vingt-cinq ans quand resurgit, en 1981, au détour d’’un rêve, Bulin, le personnage qu’il avait créé alors qu’il était enfant et qu’il croyait avoir oublié, l’abandonnant en quittant, treize ans plus tôt, sa ville natale de Beijing pour la province du Shandong où ses parents furent emmenés pour être « rééduqués ».

« Bulin était partout et avec lui son monde extraordinaire. J’étais comme exalté, mes mains obéissaient totalement à l’inspiration, mon stylo courait sur le papier. C’était comme si je me consumais, comme si je renaissais, en un instant je fus délivré du style lyrique qui m’avait tant tenu. »

En quelques jours, Bulin, son compagnon d’antan, se retrouve au cœur de nombreuses aventures épiques qu’il s’empresse de conter, subjugué par tant de fougue.

« Lorsque Bulin naît
les araignées tiennent séance
c’est un bal périlleux dans les airs
la musique n’est pas belle non plus
Bulin vagit
tout ce qu’il vagit sont des slogans »

Bulin, à peine né, sort de son berceau. On dirait qu’il se sent à l’étroit, pas à l’aise dans ce pays où les slogans cadenassent la pensée. Il tend un doigt, prononce un discours, demande du pain (« tous les hommes et les feuilles d’arbres applaudissent »), décide de prendre le large, emprunte des itinéraires parallèles, enchaîne les rencontres fortuites (dont une avec un bandit) et nourrit de grandes espérances.

« affamons les poèmes
devenus chiens au long museau, ils s’en iront renifler
les pantalons pattes d’éléphant »

Un peu plus loin, libre comme l’air, dialoguant avec les vents porteurs, il s’arrête là où :

« les sandales criant d’enthousiasme
deviennent un troupeau de grenouilles ».

La vie est surprenante. Bulin la prend à bras le corps. Il court en lisière du réel (mais sans oublier celui-ci). L’épatant Dossier qui lui est consacré est une sorte d’ovni littéraire. En donnant carte blanche à un imaginaire fort bien affûté, Gu Cheng, stimulé par l’émancipation de son personnage, s’ouvre de nouveaux horizons poétiques et découvre des chemins capables de satisfaire son esprit curieux.

« la nuit noire m’a donné des yeux de couleur noire / mais je les utilise pour chercher la lumière », écrivait-il dans un précédent livre. C’est ce qu’il fait ici, sondant son monde intérieur pour en extraire les fragments d’un « réalisme magique », savamment détourné, qui frôle parfois le surréalisme et la pataphysique.

Bulin n’existe pas seulement par (et dans) les poèmes qui lui sont consacrés. À douze ans, Gu Cheng (1956-1993) avait coulé sa statue dans un pain de savon avant de l’immortaliser dans un alliage de plomb et d’étain, comme en attestent les deux clichés reproduits dans ce livre.

« Papa commença par ne pas croire que c’est moi qui l’avais fait, il me dit d’arrêter de sculpter à la légère. Ma sœur aînée déclara sans plus de tact : "Eh ! On dirait le président Mao, hein !" Maman alors paniqua et l’enferma dans du papier journal. »

Gu Cheng : Le Dossier Bulin, traduit du chinois par Yann Varc'h Thorel et Liu Yun, éditions La Barque.