jeudi 15 juillet 2010

Ultimes paroles

À la fin de sa vie, Burroughs, souffrant d’arthrite, ne peut plus taper à la machine. Ses proches décident alors de lui offrir des livres blancs. C’est grâce à eux, il en remplira huit au total, grâce à ces pages sur lesquelles il va noter, au jour le jour, durant un an et demi, de novembre 1996 à fin juillet 1997, à peu près tout ce qui constitue son quotidien, que va prendre forme cet ultime ouvrage.
Burroughs ne se contente pas de décrire ce qu’il vit. Il y ajoute ce qu’on lui connaît depuis toujours, sa hargne, ses pirouettes, ses ressassements, ses nouvelles idées, sa volonté de décrypter le mal, la bêtise et ce qu’il nomme "la conspiration internationale du mensonge", son humour cinglant, son amour des chats (Calico Jane, Fletch, Ruski, Ginger), ses détours - de mémoire - vers Tanger, Paris, Mexico, New York et la présence réconfortante de ses amis morts (Timothy Leary, Herbert Huncke, Brion Gysin) ou sur le point de quitter la scène (Ginsberg).

" 3 avril 1997. Jeudi. Allen Ginsberg est en train de mourir d’un cancer du foie. "Environ deux ou trois mois", lui disent les médecins, et lui, dit : "Moins, à mon avis".
Il dit : "Je pensais que je serais terrifié, au lieu de quoi je suis exalté". J’espère juste qu’il n’est pas submergé par des marques de tendresse étouffantes".

" 5 avril 1997. Samedi. Allen Ginsberg est mort (ce matin) ; paisible, sans douleur. Il avait raison. Quand les docteurs ont dit 2 à 4 mois, il a dit : "Moins, à mon avis". "

Durant ses dernières années, Burroughs vivait à Lawrence, Kansas, dans une rue calme. Ceux qui lui rendaient le plus souvent visite (James Grauerholz - son exécuteur testamentaire - qui signe la préface et les notes de ce volume, Tom Peschio, John Giorno, Jim MacCrary) trouvaient généralement un chat affalé près de la porte d’entrée. Ses journées étaient méthodiquement règlées. Il les passait à lire, à dormir, à recevoir. Prenait tous les matins sa méthadone et ne passait pas une nuit sans avoir, à portée de main, son fusil chargé sous les draps. On retrouve là, hors écriture, les deux passions qui n’auront jamais quittées l’écrivain : la drogue et les armes à feu. Le 29 juillet 1997, cinq jours avant sa mort, il participe à sa dernière séance de tir, à la ferme de son ami Fred Aldrich. Quant à la drogue, il s’y adonna jusqu’au dernier jour.
Suivre Burroughs dans ses Ultimes paroles (ensemble traduit par Mona de Pracontal), c’est aussi côtoyer tous ceux, proches ou pas, qui l’accompagnent en permanence. Shakespeare et Conrad sont fréquemment évoqués. Verlaine également ("Mon passé fut un fleuve maudit"). De même Robert Filliou, Maurice Girodias, Brion Gysin.

" Le chagrin est une émotion de base, comme la joie et la guerre - la pure volonté de tuer. Je les ai tous connus. Et tout ceci je le dois à un seul homme - Brion Gysin. Le seul homme que j’aie jamais respecté. "

Le regard de l’écrivain sur ce qui l’entoure (notamment la politique américaine, les racismes, les discriminations, la guerre au Rwanda) en ces années 1996 et 1997 est vif et acerbe mais sans illusion. À 83 ans, il sait que continuer à vivre, garder sa colère intacte, écrire, lire, réfléchir, revenir sur certains détails de son œuvre et de sa vie, tout cela demande déjà beaucoup d’énergie et qu’il vaut mieux ne pas en rajouter.

« Je m’appelle William S. Burroughs. Je suis un humble praticien du métier de scribe, un sergent-major de l’Escadron Shakespeare. »

William Burroughs : Ultimes paroles, collection Titres, éd. Bourgois.

jeudi 8 juillet 2010

Livre des esquisses

Entre l’été 1952 et la fin de l’année 1954, Jack Kerouac a écrit sur de petits carnets qu’il gardait en permanence dans sa poche de chemise des centaines de notes. Ces fragments, ces esquisses prises sur le vif redonnent vie, en quelques mots, à un tas de choses, scènes, situations saisies en un clin d’œil. Ce peut être un paysage, un morceau de conversation, une réflexion, une citation, la couleur d’un ciel, une grange ouverte, un chariot renversé, l’odeur du foin, le choc d’une locomotive arrivant en bout de voie…

" La terre altérée puis
rafraîchie exhale un
soupir frais de concombre
mêlé à des vapeurs de goudron & limon
de bois moisi. "

Ces notes sont jetées sur le papier tout au long des périples effectués par l’auteur, d’abord à travers les États-Unis (qu’il sillonne d’est en ouest) mais aussi à Mexico, Montréal, Tanger, Londres, Avignon, Paris… Kerouac les rédige très vite en faisant toujours en sorte que ces poèmes brefs – ses esquisses – portent en eux un précipité de vie doté d’une grande énergie. Le regard est constamment sollicité. C’est lui qui alerte les autres sens. Lui encore qui mêle vue et vision pour trouer tel ou tel talus, ou palissade, ou rangée d’arbres pour ouvrir chaque lieu (la prairie, la montagne, le bord de l’eau) et préparer à la poursuite du voyage.

" Colorado – vieille grange,
rouge – tas de planches sèches,
tonneaux, pneus, cartons –
vent sec, criquet sec dans
l’herbe brune – épave de vieux
camion Modèle T – Le vent
chante tristement à travers son tableau
de bord - & à travers les planches
de bois de parquet – "
En moins de deux ans, Kerouac va remplir une quinzaine de carnets. Pris par d’autres projets, il va un temps les laisser de côté. Puis les ouvrir, les battre (comme on le ferait d’un jeu de cartes) et les taper à la machine en 1959. Du coup, l’ordre chronologique disparaît. Les carnets sont donnés à lire tel que l’auteur le voulait : en zigzag, en désordre, au gré des flâneries, des balades au long cours, au hasard des rencontres et des escales. Il note, entre prose et poème spontané, tout ce qu’il voit, sent, effleure et pense lors de ses différentes traversées du continent américain. L’évocation de sa famille intervient, comme souvent chez lui, à l’improviste. Un détail dans le paysage ou un mot entendu lors d’un arrêt quelconque, dans une station-service ou à l’entrée d’un hall de gare suffit pour qu’apparaissent Gérard, le petit frère mort, Léo, le père, ex-imprimeur, enterré avec les siens à Lowell (Massachusetts) ou sa sœur Caroline.

" C’est la pensée de Nin
qui rend ce voyage si
triste – ma sœur ne m’aimait
pas, je ne le savais
pas –
Un breuvage amer à
Avaler, et doux au
Souvenir – La vie. "
Tous ceux qu’il a côtoyés, tous ceux qui entrent dans l’histoire de la Beat Generation en apportant avec eux leur façon d’être, d’écrire, de vivre, circulent dans ce livre. Le tour de table est rapide. Il y a là
" Burroughs le Patron de la Jungle –
Carr le Patron des Nouvelles
du Monde –
Ginsberg le Saint
Tremblant de la ville –
Cassady le travailleur
de la roue sur la
Terre & l’homme-aux-cons
Kerouac le Pèlerin
de la Douceur Fellaheen
Huncke : - le criminel branché
Joan Adams : - l’Héroïne
de la Génération branchée
John Holmes : -
L’ « écrivain » & « critique »
De l’Occident – anxiétés & torrents
de mots de la Civilisation aujourd’hui
– Solomon : - l’Énigme, Juif
Supérieur Mégapolitain. "

Si la route – et les souvenirs des virées nocturnes, de ville en ville, en compagnie de Neal Cassady – reste ici omniprésente, l’univers des trains apparaît également au centre de ces carnets. Kerouac y évoque son travail, celui d’un serre-freins œuvrant dans les dépôts de la Southern Pacific sans jamais réussir à tenir en place. Il lui faut bouger. Donner du mouvement à son corps, sa tête, son texte. Il le fait en s’évadant en deux, trois notes de l’atelier où s’écaillent de « vieux sabots de freins usagés & rouillés » pour saisir au dehors le souffle d’une locomotive qui fonce dans « la nuit profonde de Permanente », laissant les cimenteries, les zones industrielles, les cités endormies derrière elle et s’enfonçant encore un peu plus dans des paysages qui mènent tout à la fois vers la mer et vers l’aube.
" La nuit pas un
humain à la ronde, rien que des voitures filant sur
la grand-route, les rails miroitant,
cruels & froids au toucher,
légèrement collants de
la mort métallique, - lumières
des balises de l’aéroport, lointains
rugissements des jets dans les tunnels
de vent, ajustages claquant
au loin, avions transportant
la lumière d’Edison à travers les
étoiles et le fret des
Hommes-Machines. "

Rien ne semble lui échapper. Il capte et note de nombreux détails. Il passe rapidement de l’un à l’autre. Son texte bouge en permanence. Il lui donne, portée par la rythmique bop (ce fameux « bebop a - rebop » qu’il mit très vite en mouvement dans ses fragments puis dans sa prose), une respiration ample, soutenue et saccadée.
Le Livre des esquisses, publié en 2006 aux États-Unis, est traduit et préfacé par Lucien Suel, l’animateur de la Station Underground d’Émerveillement Littéraire et du blog Silo, qui fut, en France, l’un des premiers à publier, grâce à sa revue The Starscrewer, les poètes de la Beat Generation.

L’autre volet de la belle actualité Kerouac (1922 - 1969) est la publication chez Gallimard, plus de cinquante ans après celle, tronquée, de 1957, du rouleau original de Sur la route.
La version que nous découvrons aujourd’hui a été écrite en trois semaines, durant le mois d’avril 51. Ceux qui ont vu l’écrivain à l’œuvre à l’époque ont dit qu’il y avait des tas de carnets ouverts sur son bureau et qu’il martelait le clavier de sa machine à écrire sans relâche, tenant une cadence d’environ cent mots à la minute. Benzédrine et café lui permettaient de pianoter nuit et jour. Pour ne pas avoir besoin de changer de feuilles – et aussi pour simuler la route – il avait collé des dizaines de pages à la suite les unes des autres pour fabriquer un rouleau de papier long de 40 mètres. Ce manuscrit, proposé à Viking Press, son éditeur, n’a pourtant pas été accepté. On lui a demandé de le revoir, de couper certaines scènes jugées trop crues et de réorganiser l’ensemble en y insérant des chapitres. Ce que Kerouac, qui tenait à la publication, a fait.
Le rouleau a ensuite disparu de la circulation. Il a fini par être perdu et a réapparu, presque intact, lors d’une vente aux enchères chez Christie’s en 2001. Ironie du sort, ce sont les éditions Viking, celles-là mêmes qui exigeaient qu’il revoie sa copie, qui ont publié le texte intégral en 2007.
Le voici désormais disponible en français. L’évènement est de taille. Le rouleau n’a en effet pas grand-chose à voir avec la version que l’on connaissait jusqu’alors. Le livre dépasse les 500 pages. On y retrouve les noms réels des protagonistes. Les chapitres et les alinéas ont disparu. Le livre existe tel que Kerouac l’a conçu, d’un seul tenant, usant parfois de ces répétitions qu’il affectionnait tant et qui lui permettaient de jouer plus spontanément et amplement sur le rythme, l’oralité et les sonorités.
Peu après la parution du texte amputé en 1957, Allen Ginsberg avait prédit qu’un jour " quand tout le monde sera mort, l’original sera publié en l’état, dans toute sa folie ". C’est désormais chose faite.

Jack Kerouac : Livre des esquisses, traduction de Lucien Suel, éditions La Table Ronde & Sur la route, le rouleau original, traduction de Josée Kamoun, éditions Gallimard.
On peut retrouver Kerouac dans une vidéo où il s’exprime en français. Entretien réalisé par Radio Canada en 1967.

vendredi 2 juillet 2010

Destins clandestins

Novembre 2002 : les médias avaient les yeux rivés sur Sangatte. Radios, télés et journaux suivaient avec entrain la fermeture du centre d’hébergement de la Croix Rouge dans lequel des dizaines de milliers de migrants en route vers la Grande-Bretagne avaient jusqu’alors séjourné. Spectacle terminé - c’est à dire ministre, bulldozers et escadrons de CRS repartis - tous levèrent le camp... Tous sauf les clandestins qui sont encore aujourd’hui plus de 5000 à passer chaque année par Calais. Ce sont quelques uns d’entre eux que François Legeait, photographe indépendant, a côtoyé durant cinq mois, de février à juin 2005.
« Ceux qui arrivent chaque jour ont déjà derrière eux de longs mois d’errance. Ils sont Irakiens, Afghans, Soudanais, Kurdes, Somaliens, Erythréens, Iraniens... Ce sont pour la plupart des hommes jeunes - passé un certain âge on ne prend plus les chemins de l’exil. Le voyage est long, éprouvant et dangereux. Certains n’arrivent d’ailleurs jamais à destination. »
Sangatte fermé (c’est un peu « comme si en fermant une porte on prétendait arrêter le vent »), les réfugiés s’abritent comme ils peuvent. Des squats se créent. Certains dorment dans des parcs, sous les ponts. D’autres dans des crevasses en bordure de mer. D’autres encore dans des baraques de chantiers de désamiantage ou dans un secteur nommé "la jungle" et situé, en forêt, entre l’autoroute, la zone industrielle et le port. C’est dans ces différents lieux que François Legeait les a suivis. Il s’est peu à peu intégré à l’équipe de bénévoles qui leur vient en aide.
« Impossible d’être ici sans s’impliquer. Du coup mes questionnements s’évaporent dans l’air glacial ; l’appareil photo bien au chaud au fond de ma musette, je remplis d’eau les gobelets. »
Son regard s’avère d’une grande douceur. Pas de visages torturés. Pas de clichés racoleurs. Simplement des photos d’hommes, de femmes et d’enfants bafoués et pourchassés, espérant rejoindre, distantes d’à peine 35 kilomètres, les côtes d’un pays où la politique d’immigration est, dit-on, réputée "libérale". Une terre visible par temps clair et qu’ils veulent atteindre, « cachés dans un container ou accrochés sous un camion ». C’est également un constat d’échec que François Legeait dresse à travers ce livre subjectif et dérangeant : la fermeture, toute politique et démagogique, de Sangatte n’a en effet rien règlé. Pire : sans structure d’accueil, ceux qui ont fui leurs pays pour sauver leur peau (nous sommes loin ici d’une hypothétique "immigration choisie" !) vivent dans des conditions sordides. Il suffit de se rendre dans le petit cimetière de Coquelles, commune située à l’entrée d’Eurotunnel - où un carré leur est réservé - pour savoir ce qu’il est advenu de plusieurs d’entre eux.
Avec Destins clandestins (Editions de Juillet), F. Legeait nous offre un ouvrage qui s’ancre dans une actualité qui reste toujours aussi brûlante. Le texte qui accompagne ses photos est extrait d’un journal tenu sur place. Il est sobre, direct, percutant. Pour plus d’infos sur les expos programmées autour du livre et sur l’itinéraire de celui qui, en 2004, était déjà allé voir du côté de Belfast ce qu’il en était du processus de paix enclenché en Irlande du Nord, ne pas hésiter à visiter ce site.

François Legeait : Destins clandestins, les réfugiés de Sangatte, éditions de Juillet.

samedi 26 juin 2010

Quand je me deux

Si d’entrée, le « deux » du titre peut étonner – qui vient du verbe « se douloir » (souffrir, se plaindre, ressentir de la douleur) et du vieux français « deulx »- on se dit très vite, dès les premières pages du livre, que nul autre verbe n’aurait pu saisir avec autant de force et d’acuité ce que Valérie Rouzeau nous propose ici. Pour ce faire, pour donner ainsi, il lui faut désamorcer la douleur, tenir la corde à distance, ne jamais lui laisser trop de champ. Autrement dit se prémunir, ne pas se morfondre, ne pas glisser dans des territoires sans fond. Elle sait, comme tout un chacun, que « la route du berceau à la tombe offre quelques méchants cailloux » et qu’il vaut mieux, à défaut d’avoir pu les éviter, trouver des remèdes pour en guérir plutôt que de se complaire dans l’infection des plaies.
« J’ai perdu les pédales alors je vais à pied comme un tout seul nuage une montagne déplacée Mais vous m’en direz tant et vous n’aurez pas tort comme moyen de transport il y a la métaphore La figure du poème vous porte tout là-bas aussi bien que le train ou le vélomoteur le patin à roulettes le roller le scooter la planche l’aéroplane ».
Les vrais remèdes sont là. Concoctés par elle à l’aide de syllabes qui se télescopent, d’une syntaxe qui s’emboîte (jusque dans l’imprévu), d’un lexique ajusté (et parfois détourné), de bribes captées au vol dans ses lectures et restituées (« mes mots des autres ») avec cette vivacité tonique et instantanée qui lui permet – quand tout, tout autour s’assombrit – de remonter à la surface et à la lumière en un clin d’œil.
« Heureuse la qui comme moi n’est pas pendue dans l’arbre tout le long de l’avenue. »
Elle relie naturellement poèmes anciens à ceux du temps présent en mixant époques et frontières. Elle s’offre ainsi un vaste fonds commun dans lequel elle peut puiser, ramenant des pépites qu’elle prend plaisir à retravailler, leur donnant un autre impact, d’autres émotions, une autre vie.
Sa façon de faire (d’écrire) est, d’un bout à l’autre, durant les 41 sections (table en fin de volume) qui composent ce livre, stimulante et communicative. Une énergie vitale dont le secret tient peut-être à cette capacité qu’elle a de garder toujours l’enfance, la famille, les proches à portée de cœur et de mots tout en vivant intensément le présent et les rencontres qui le ponctuent.
« Mes amis poètes me disent attention au mot cœur il ne passe pas partout comme rossignol. »
Il y a de la virtuosité, du patchwork subtil, du mouvement, de la tristesse (mort de la grand-mère / grammaire), de la peur parfois (voir le poème du 28 février 2009), de l’imprévu (en loco avec John Giorno), un amant, de l’amitié, des détours, retours et quelques oiseaux (chanteurs, moqueurs) dans ce livre très habité, très animé et pour tout dire plein de présences vives. Qui saura y regarder de plus près y verra sans doute bien plus encore.
« Ne te tourmente pas tu es lancée partie Mords la vie mords la vie mords la vie mords la vie. »

Valérie Rouzeau : Quand je me deux, éditions Le temps qu'il fait.

lundi 21 juin 2010

Ci-gît l'armoise

Si discrète que soit celle qui avait publié en 1993 L’homme du sans-sépulcre (Editions Wigwam), sa voix n’en demeure pas moins forte, vibrante, cinglante. Ci-gît l’armoise, sorti il y a un peu plus d’un an chez Simili Sky, s’ouvre sur un désordre perturbant et fragile qu’elle ne cesse d’empoigner à bras le corps, conjurant ses peurs en préférant l’attaque à la soumission.

« J’ai un corps qui me ronge et ne sais plus où virer ».

Elle esquive, contourne les obstacles, sait faire bloc avec des mots rares ou ordinaires qui tiennent dans un poing fermé. Reste dès lors à trouver sa cible et à frapper juste. Ce qu’elle fait avec hargne et vigilance. Les coups qu’elle porte ne sont jamais dirigés au hasard. La violence qui s’immisce dans ses poèmes ne gicle qu’avec parcimonie.

«L’huître s’effleure / se caillasse à bourrelets de franges / et tandis que de sa main, de son extrême regard / je ne suis plus là / la rogne gronde / à corps retranchés. »

Il y a chez Alice Massénat une tension très élevée (qui s’empare également du lecteur) mais qu’elle réussit, dans ce livre plus que dans les précédents, à atténuer pour créer des zones d’accalmies qui peuvent s’attarder « jusqu’aux voiliers à l’approche » ou s’en aller épouser « cette histoire du dard caracolant de bris en rafles ». Moments
de calme relatif avant que la colère ne refasse surface pour attaquer, griffer, fustiger à nouveau.
« Je hais jusqu’à ces mecs / tripes à valoir / seins en potence se refusant / ne se préservant qu’à bout de souffle / cancaneurs je vous le dis. »

Alice Massénat a également publié Le Catafalque aux miroirs (Editions Apogée).

Alice Massénat : Ci-gît l’armoise, Editions Simili Sky (Véronique Loret, 9 rue Garibaldi – 93400 Saint-Ouen).