samedi 1 mars 2014

Pour chorus seul

En choisissant de s’approcher au plus près des œuvres et parcours respectifs de Jean-Pierre Duprey et de Claude Tarnaud, deux des poètes les plus marquants de l’immédiate après-seconde guerre mondiale, Patrice Beray retrace non seulement l’itinéraire particulier de chacun de ces auteurs mais aussi les lignes de force de deux aventures qui bousculent bien des codes établis. Les évoquer dans un même ouvrage est une initiative très pertinente. L’un et l’autre (tout comme Stanislas Rodanski qui apparaît également dans ce livre) n’ont en effet jamais publié avant guerre. Ils sont, de plus, souvent oubliés par la critique et sujets à de fréquentes éclipses éditoriales. Si le surréalisme (ou plutôt “l’esprit surréaliste”, non assujetti à un modèle) est présent chez eux dès leurs premiers textes, ce sont avant tout des solitaires, des irréguliers, des créateurs discrets qui désertent volontiers. Ne désirant pas s’attacher à un territoire, ils préfèrent se rendre aux frontières (de la langue et de l’imaginaire) pour les franchir en dissimulant leur ombre, si besoin, dans l’encoignure de quelques portes.

« Pour l’essentiel, c’est donc en eux, fût-ce séparément, que ces poètes doivent éprouver “ce caractère d’existence de la liberté” que Georges Bataille reconnaît (en juillet 1946) au mouvement surréaliste dans son ensemble. »

Patrice Beray revient, dans la première partie de son essai, sur la trajectoire fulgurante de Jean-Pierre Duprey. Celui-ci, né en 1930, a publié son premier livre, Derrière son double, (avec une lettre-préface d’André Breton) en 1950 au Soleil Noir. Il s’est ensuite consacré à son œuvre de sculpteur et de peintre pour ne revenir à la poésie que quelques années plus tard, n’achevant son dernier manuscrit, qu’il titre de façon prémonitoire La Fin et la manière, que quelques jours avant de se pendre, le 2 octobre 1959, dans son atelier de l’avenue du Maine.

« De tous les jeunes poètes qui se déclarent dans l’immédiat après-guerre, il n’est parvenu sans doute message plus désespérant, et retentissant, que celui du suicide en 1959 de Jean-Pierre Duprey, pas seulement pour ceux qui gravitaient dans l’orbe du surréalisme mais tous ceux qui en cherchaient les issues. »

Cela n’en fait pas pour autant un poète maudit. Et pas plus un poète sans œuvre. Son passage-éclair est d’une rare densité. Patrice Beray le note avec justesse, en pointant les poèmes, leur force, leur capacité à s’adapter au présent, et à le dépasser. Lire aujourd’hui un auteur de cette envergure (disponible en Poésie Gallimard) reste très revigorant.

Il en va de même pour Claude Tarnaud, tout aussi discret, familier du silence et également marqué par la présence de ses doubles, réels ou inventés. Il travaille à distance, d’abord à Genève, puis longuement à Mogadiscio et enfin à New York pour recueillir nombre d’intersignes, de coïncidences et de concordances afin de jeter les bases d’un récit à plusieurs. Ce sera L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien, son grand livre, qui vient d’être réédité par Les Hauts-Fonds.

Patrice Beray s’attache d’abord aux textes et à leur genèse. Il les replace ensuite dans l’époque qui les as vus naître, éclaire certaines zones plus sombres (les solitudes, les doutes, des amitiés qui se délitent) et montre enfin combien ces poètes s’avèrent éminemment actuels.


 Patrice Beray : Pour Chorus seul, Les Hauts-Fonds.
Journaliste à Médiapart, Patrice Beray anime également, sur le site d’informations en ligne, un blog que l’on peut retrouver ici.

vendredi 21 février 2014

Orgasme à Moscou

1972. Interrogatoire serré dans le bureau de Nino Pepperoni, le patron de la mafia new-yorkaise. Il veut savoir qui a pu mettre enceinte sa fille Anna Maria qui vient de rentrer d’un long voyage journalistique à Moscou. Pour lui, pas de doute, ce ne peut être que le "camarade" Brejnev ou, à défaut, Kossyguine puisque c’était pour les interviewer tous les deux qu’elle s’était envolée pour l’U.R.S.S. Détails à l’appui, il apprend bientôt que le futur père n’est ni l’un ni l’autre mais tout simplement Sergueï Mandelbaum, dissident juif fauché qui a jadis travaillé dans l’armement et qui n’a, pour cette raison, plus le droit de quitter le pays. Anna Maria ajoute que cet homme a fait d’elle une femme en lui procurant son premier orgasme. « Orgasme ? Kezako ? » Pepperoni découvre le mot en même temps que sa signification. Il en informe sa femme qui, elle non plus, n’en a jamais entendu parler.

« Pour un authentique Sicilien tel que Nino Pepperoni, un homme très à cheval sur la morale, il y a deux moyens de régler son compte au séducteur de sa fille : le buter ou lui faire épouser Anna Maria. »

C’est la seconde solution qui est adoptée lors du conseil de famille qui s’en suit. Pour cela, pour que Mandelbaum traverse sans problèmes le rideau de fer , le chef de la mafia, aidé de son fidèle avocat et conseiller Archibald Seymour Slivovitz vont se payer les services du passeur le plus célèbre de la planète, un nommé Sepp Karl Lopp, citoyen autrichien vivant à Mexico. Problème : celui-ci aime les hommes et serait, dit-on, adepte du dépeçage sexuel. Ce dernier point inquiète tout particulièrement Nino Pepperoni.

« Interpol recherche Lopp, dit Mr. Slivovitz. Mais Interpol est une organisation peu compréhensive envers les petites faiblesses humaines. Lopp n’est pas un mauvais bougre. Il est juste malade. Et on peut le guérir. »

Le traitement le plus rapide reste la castration pure et simple. C’est ce qui est décidé. L’illustre passeur ne devra jamais connaître le nom des commanditaires du guet-apens dans lequel il va tomber. L’opération sera pratiquée dans les règles de l’art par le docteur Benito Russolini, un ami de la famille. Une fois « guéri », Lopp pourra gagner Moscou l’esprit libre et mener à bien sa mission. C’est tout au moins ce qu’espèrent Pepperoni et Slivovitz.

L’affaire Mandelbaum est lancée. Un chauffeur en Cadillac jaune attend déjà S.K. Lopp à l’aéroport J.F.K.
Edgar Hilsenrath surveille tout cela de près. Ses yeux rieurs pétillent. Il mène tout ce beau monde là où il le souhaite. Avec malice et irrévérence. Il faut dire que l’auteur de Fuck America est ici en très grande forme. Il prend plaisir à s’amuser. Il détourne à sa façon le traditionnel roman d’espionnage. La verve, l’hilarité, la tension burlesque qui l’animent lui sont d’un précieux secours.
Il lui a fallu six jours, pas plus, pour concocter cette histoire ponctuée de rebondissements en séries. L’envers du décor (de la guerre froide, du rêve américain et de la mafia pimpante) lui sert de moteur. Il y ajoute une folie contagieuse. Y glisse des portraits plus vrais que nature. Ses personnages font des allers-retours mouvementés de l’Est à l’Ouest (et inversement) avec escales en Israël ou à Rome en en apprenant toujours un peu plus sur l’état fébrile du monde.

Hilsenrath revisite les années 70 à toute allure. Le grand théâtre loufoque qu’il met en forme et en scène (à coups de dialogues enflammés) est imparable et diablement réjouissant.


 Edgar Hilsenrath : Orgasme à Moscou, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et par Sacha Zlberfarb, illustré par Hennig Wagenberg, éditions Attila.

vendredi 14 février 2014

Ils marchent le regard fier

On ne peut pas ne pas s’organiser, s’assembler, tout faire pour préparer une riposte de grande ampleur quand une partie importante de la population se trouve ainsi méprisée, mise à l’écart, au rencart. C’est ce que martèle Donatien (qui œuvre depuis des mois en coulisse), trouvant les mots justes pour inciter les laissés pour compte à manifester, à se regrouper, à montrer leur force. Il s’est entouré d’une garde rapprochée dans laquelle sa femme tient un rôle primordial et où il souhaite que prenne également place celui qui est son ami de toujours, en l’occurrence le narrateur qui, conscient de la gravité de la situation, le rejoint sans hésiter.

Il faut dire que leur monde va mal depuis que les vieux, eux tous, qui flirtent avec la soixantaine et plus, sont devenus au fil du temps indésirables aux yeux des plus jeunes (trente, quarante ans) qui ont réussi à conquérir le pouvoir politique, culturel, sportif, médiatique et social.

Ici ce sont des ados qui lancent leurs pitbulls sur un couple d’octogénaires. Là c’est un ancien que des gamins traînent sur le trottoir, avançant en le tirant par les pieds. Ailleurs, ce sont les hôpitaux qui éjectent des malades trop âgés pour être soignés. Les banques leur refusent tout crédit. On les rançonne dans les bus. On instaure des quotas de vieux dans les restaurants. Et l’état songe à leur retirer le droit de vote passé un certain âge tandis que la propagande va bon train. Ils coûtent trop cher en retraite et en frais médicaux. Ce sont des bouches inutiles. Et des traînards. Qui bloquent les autres aux caisses des magasins, sur les trottoirs ou en voiture quand ils en ont une.

« À la fin de l’envoi, en vérité, ce qu’ils disaient, c’est qu’un vieux c’est la mort, et que la chose ne se montre point à un mioche. »

Alors tous préparent le grand jour, celui où ils vont prouver que les vieux réunis existent et constituent, par leur nombre, une force avec laquelle il faudra compter. Leurs seules armes : la sagesse et la solidarité. Au jour J, Donatien et quelques autres marchent en tête du défilé. Leur esprit est pacifique. Certains se sont munis d’une canne-épée au cas où ça déraperait... Et, forcément, ça dérape. Les barres de fer brandies par ceux du camp d’en face s’abattent soudain au coin d’une rue, faisant valser mégaphones, chapeaux, casquettes, écharpes, paires de lunettes, dentiers et sonotones... Donatien, ce sera terrible et injuste, va bientôt voir son fils unique (rallié aux idées des autres) tomber devant lui.

« Et maintenant Donatien est sur son banc, (...), la tête à pleurer dans les mains. De le voir comme ça moi ça me chamboule. Et toute cette souillure que ça met sur ma vie. »

Celui qui s’exprime, qui revient (avec des phrases courtes et un vocabulaire en adéquation avec son métier de cultivateur) sur la drôle d’épopée d’époque, le fait vingt ans plus tard. En un temps où les tensions entre générations se sont apaisées sans que puissent se refermer de vives (et irréparables) blessures. C’est une fable cruelle que donne à lire Marc Villemain. Un drame percutant qui n’est pas sans en rappeler d’autres, très récents ou plus anciens, survenant dès que certains ayant grand pouvoir, respectabilité de façade et pignon sur rues, boulevards et médias s’activent pour mettre en branle de puissants réseaux chargés de diviser en désignant ceux qu’ils jugent différents (et par ce seul fait inférieurs à eux) à la vindicte populaire.

 Marc Villemain : Ils marchent le regard fier, éditions du Sonneur.

mercredi 5 février 2014

L'Aventure de la Marie-Jeanne

1953 : Claude Tarnaud vit désormais à Mogadiscio en Somalie. Avant de partir, il a fait la connaissance à Paris du poète Ghérasim Luca. Un lien très fort les unit et ils s’écrivent régulièrement. Tous deux sont passionnés par les coïncidences, les intersignes, les rapprochements et l’alchimie qui permet à divers événements apparemment isolés de s’assembler pour créer une constellation capable d’alimenter la lanterne de tous les curieux qui, comme eux, recherchent l’étonnement. L’aventure de la Marie-Jeanne se nourrit de ces approches plus ou moins étranges qui sollicitent de fréquents aller-retours entre la réalité d’un fait et son interprétation subjective. Tarnaud mène son projet tel un journal, en suivant la chronologie des faits.

« En présentant cette aventure sous la forme classique du journal, je lance au-dessus de l’abîme que l’on a délibérément creusé entre le "vécu" et l’imaginaire un pont de lianes luxuriantes en aval de ceux qui ont déjà permis à certains élus de passer. »

Pour faciliter les conditions du passage, il lui faut d’abord s’arrêter sur l’origine de sa quête. L’élément déclencheur est un article du quotidien Il Corriere della Somalia qui évoque le naufrage, le 27 mai 1953, sur la plage d’El Dalbile, au sud de Mogadiscio, d’une chaloupe à moteur nommée Mary-Jane. Tarnaud y voit un lien avec une autre chaloupe, la Marie-Jeanne, partie du port de Mahé, dans les Seychelles, le 28 janvier 1953 et qui, victime d’une panne de moteur, fut abandonnée par ses occupants en pleine mer. Ses recherches minutieuses lui prouvent qu’il s’agit là de deux embarcations différentes mais peu importe : le « hasard objectif » rôde et ce d’autant plus qu’il a écrit peu avant son départ pour la Somalie, trois textes en prose qu’il a regroupé sous le titre Le Thé de Marie-Jeanne, en hommage à la marijuana et à Thelonious Monk qui en était un grand consommateur. Le hasard, intervenant à nouveau à sa façon, a même voulu que Ghérasim Luca lui offre, quelques heures après la composition de ses textes, « comme ultime cadeau, trois cigarettes de thé indien. »

« L’échange de lettres hebdomadaires se poursuivit pendant plusieurs mois entre Ghérasim Luca et moi. Les rencontres les plus exaltantes, les interprétations les plus aventureuses se succédaient, qui toutes tournaient autour du mystère de la Marie-Jeanne, véritable mythe en puissance. »

L’un et l’autre, creusant leurs investigations et tentant de comprendre le monde secret qui se cache derrière l’apparent, trop brut, trop prévisible, vont découvrir d’autres faits, pour le moins troublants, qui ont à voir avec des bateaux fantômes et quelques naufrages inexpliqués. Un nouveau protagoniste va les rejoindre. Il s’agit de Stanislas Rodanski, dont quelques lettres (signées Stan Lancelo) sont ici reproduites.

L’aventure retracée méticuleusement par Claude Tarnaud (1922-1991), avec l’aide de ses proches, et tout particulièrement de Gibbsy, sa femme, est également intérieure. Le faisceau de coïncidences qu’il débusque au fil de son récit (qui va de 1953 à 1959) et qui met en lumière les aspects de sa vie quotidienne à Mogadiscio, ses correspondances, sa quête initiatique, ses lectures, ses troubles émotionnels et son besoin de tout noter (il travaille en permanence sur le motif) ouvre des puits marins au fond desquels scintillent non seulement quelques embarcations qui ne rentreront jamais au port mais aussi, et surtout, leurs occupants, occupés à poursuivre la route sous d’autres cieux.

L’Aventure de la Marie-Jeanne (publié à compte d’auteur en 1967 puis édité à 335 exemplaires par L’écart absolu en 2000) est un livre rare. Qui emporte et qui trouve place, par sa conception même, dans la proximité de Nadja de Breton et de La Victoire à l’ombre des ailes de Rodanski.

 Claude Tarnaud : L’Aventure de la Marie-Jeanne ou Le Journal indien, éditions Les Hauts-Fonds.


mercredi 29 janvier 2014

Que la ténèbre soit !

Les personnages qui apparaissent dans les treize nouvelles composant l’étonnant petit livre d’Alain Roussel sont des êtres épris de solitude. À force de vivre en retrait et d’écouter en boucle « la musique des sphères », ils ont réussi à toucher quelques unes des faces cachées de la pensée et à acquérir dons et psychisme intérieur capables de faire entrer l’improbable, l’imprévu, le dérèglement, le crime et la folie passagère là où règnent d’ordinaire routine et calme plat.

Une secrète alchimie née entre tel ou tel objet et l’imaginaire en irruption d’un Casimir Laroche ou d’un Pierre Lune ou d’un Barillet ou d’un Morphéas ou d’un Pénardin ou d’un Lafouine (tous convoqués par l’auteur en ses périples menés aux confins de la logique) suffit pour que la mort violente frappe vite avant de s’en aller cingler sous d’autres latitudes.

Il ne faut souvent pas plus qu’un invisible aléa (par exemple une étoile mal arrimée au ciel un soir de brume) pour qu’un galet retrouve soudain ses anciennes velléités d’assassin, pour qu’une ombre quitte subitement son locataire habituel afin d’aller commettre un meurtre à proximité ou pour qu’un collectionneur de casquettes subtilise celle d’un matelot qui « venait de massacrer deux paisibles promeneurs » pour se métamorphoser lui aussi en tueur.

« Ici les personnages sont des somnambules sous l’emprise d’un rêve implacable, à la fois tragique et dérisoire, dont ils ne peuvent espérer maîtriser les règles. Seul doit régner le destin ! »

Dans ces nouvelles aux chutes subtiles et implacables, l’auteur de La Vie privée des mots (La Différence, 2008) et de Chemin des équinoxes (Apogée, 2012) intercepte à chaque fois, entre fantastique et imaginaire, une séquence de l’existence ténébreuse d’un individu au parcours jusque là anodin. Il le fait au moment précis (et crucial) où celui qui touche le couteau tranchant de la lumière voit son destin s’assombrir puis vaciller et basculer dans l’inconnu et le néant.

Alain Roussel : « Que la ténèbre soit ! », éditions La Clef d’argent (9 rue du stade 39110 Aiglepierre).

mercredi 22 janvier 2014

Le Livre de "Quinze Grammes", caporal

Jean Arbousset est mort, « tué à l’ennemi à Cuvilly (Oise) », le 9 juin 1918. Il venait d’avoir 23 ans. Sa chance, si l’on peut dire, est d’avoir réussi à publier l’année précédente un ensemble de poèmes qui restera hélas sans suite, puisque le second manuscrit qu’il avait achevé – et qui devait s’appeler L’Amour, monsieur – et le roman de guerre qu’il était en train d’écrire n’ont jamais été retrouvés. Il ne reste donc présent que par Le Livre de « Quinze Grammes », caporal. C’est à son côté frêle et fluet qu’il devait ce surnom dont il se servait  pour signer lettres et textes.

« Ce sont les Poilus de l’Argonne
qui viennent de me baptiser.
J’aime mon surnom, car il sonne. »

Pour Éric Dussert, qui a établi et préfacé cette édition, ce recueil est « une sorte de petit chef-d’œuvre autonome ». Jean Arbousset y glisse de la douceur et de la noirceur. La mort est omniprésente. Celles des hommes tout comme celles des chevaux. Elle rôde surtout de nuit, bouge sur les talus, s’installe sous un ciel étoilé. Il essaie parfois d’atténuer la gravité de ses poèmes en leur procurant un rythme mélodieux. Procédant ainsi, il parvient à donner encore plus de tonicité à son propos. Ainsi, pour ces blessés qui attendent le remplissage de la voiture pour partir vers l’hôpital :

« Mais ils ne sont, ces blessés,
pas assez
pour mériter assistance.

Car l’auto ne se complaît
qu’au complet
à partir pour l’ambulance.

Les sept blessés ont crevé,
su’l’pavé
comme des choux à la crème,

pour avoir trop attendu,
temps perdu,
pendant un mois, le huitième. »

Arbousset sait se faire cinglant. Ses comptines se terminent mal. Le rire devient grinçant. La chute s’affirme tranchante. Derrière un tempérament joyeux, se cachent un esprit sarcastique, une sensibilité aiguë et une force remarquable. Pas de langue de bois. Pas de rêves portés trop haut. Mais çà et là un réalisme implacable, tel ce poème, saisissant, dédié à sa mère :

« Lorsque la mort viendra, comme une bonne femme
tout simplement, tout bêtement, faucher un corps
chez vous,
aimez jusqu’au détail du funèbre décor,
et si vous êtes pauvre
vous aimerez encore
jusqu’à ce triste bruit des clous
dans le sapin. »

Arbousset a beaucoup circulé entre 1915 et 1918. « On peine d’ailleurs à croire qu’un seul destin puisse conduire à la fréquentation de tant de zones de combat », note Éric Dussert. Il a connu les batailles d’Argonne, de Champagne, de la Somme, de l’Aisne, de la Lorraine. Il est mort peu avant que ne se termine la grande boucherie. En laissant un seul livre et pas le moindre portrait. Paul Géraldy, à qui il avait remis son ultime manuscrit pour qu’il le fasse parvenir à un éventuel éditeur dit qu’il « avait dans les traits quelque chose de fin comme d’une femme, de malicieux comme d’un enfant. Il faisait penser à un page. »

Le Livre de "Quinze Grammes", caporal est plus qu’un témoignage. Il marque le début d’une œuvre qui n’a pas pu se réaliser pleinement en y adjoignant les lettres que Quinze Grammes écrivait à sa marraine de guerre. Y figurent également des textes signés Paul Géraldy et Louis Dubreuil-Chambardel (qui côtoya Arbousset dans les tranchées) et une bibliographie complète.

 Jean Arbousset : Le Livre de « Quinze Grammes », caporal, édition établie et présentée par Éric Dussert, éditions Obsidiane.

samedi 11 janvier 2014

Brouillard

Jean-Claude Pirotte revisite régulièrement les territoires secrets que sa mémoire garde en réserve. Il le fait à la façon d’un arpenteur à l’esprit vif qui avance en quête de traces disséminées au fil du temps. Le passé a empilé ses multiples séquences dans une boîte intérieure qu’il entrouvre quand il en ressent l’envie. Ou quand le besoin s’en fait sentir. Et le besoin, irrépressible, vient cette fois du corps. Qui fatigue, qui flanche, qui, rattrapé par un cancer qu’il croyait endormi pour longtemps encore, ne peut émarger au présent qu’en renouant des liens ténus avec une époque pas vraiment révolue.

« La mémoire est tapissée de reflets trompeurs et de miroirs déformants. À mesure que l’on avance en âge, les reflets se brouillent et les miroirs se fêlent et s’obscurcissent. La mémoire, note Joubert, est le crible de l’oubli. »

La sienne le ramène aux années qui vont de 1957 à 1963. Il est alors étudiant, peu assidu, déjà marié et père d’une fillette qu’il doit (son mariage battant de l’aile) élever pratiquement seul. Plus tard, ce sont les grands-parents qui prendront la relève. Il vit dans une maison isolée où il rêve, lit, écrit. Ne sort que pour retrouver quelques types en sursis (Raymond, Frans, Carlo, Manu) avec lesquels il a récemment mené quelques virées et braquages nocturnes.

« Je suis de retour dans la maisonnette sous le grand chêne et je me convaincs de n’avoir ni épouse ni enfant. Ni ascendants, ni descendante. Rien ni personne susceptibles de constituer une entrave à l’existence que je m’étais promis de mener. Hors la loi, voilà qui me convenait. Dénué de chaîne et seul juge de mes actes. »

Le narrateur (appelons-le Pirotte) qui feuillette ses carnets d’époque, tandis que la maladie gagne et nécessite de fréquents séjours à l’hôpital, tente de se situer dans le brouillard du passé, dans le brouillon de ce début de vie où il s’est très vite retrouvé, presque par inadvertance, avec un tas de fils à la patte. S’affranchir d’un faux mariage, d’une paternité de hasard, d’un père honni, d’une famille bourgeoise et d’une bande de voyous locaux : voilà quelques uns des handicaps qu’il lui faudrait surmonter pour gagner enfin sa part de liberté.

« Ce vaudeville m’inspire, quand il ne me désespère pas. Où me suis-je donc fourré ? J’étais naïf au-delà de toute innocence. Et coupable. »

Comme toujours, Pirotte ne se cherche pas d’excuses. Il assume. Il gratte le vernis et appuie là où ça fait mal. Au cœur du réel. En filtrant juste ce qu’il faut (surtout ne pas s’épancher) pour récolter ce que celui-ci contient de romanesque. Et de tension, de douleur, de disparitions, de mal-être. Mais aussi d’incitations au départ, à l’errance, au voyage. Dans le temps, dans l’espace et dans les livres. Autrement dit partout où son écriture précise peut travailler, à la manière de cette araignée qu’il évoque au tout début du roman, pour tisser une toile discrète et lumineuse à l’intérieur de laquelle il ne cesse de se déplacer.

 Jean-Claude Pirotte : Brouillard, Le Cherche midi.

samedi 4 janvier 2014

Cap au Nord

C’est un road movie hors du commun. L’homme qui parle roule à bonne vitesse. Il a beaucoup à dire. Sur la solitude, la mémoire et le silence des pères. Le sien vient tout juste de mourir. Il lui doit un ultime voyage, le seul qu’ils feront vraiment ensemble. Et ce sera un retour aux sources, un périple souvent évoqué mais toujours remis. Pour le réaliser, il préfère l’asphalte la nuit. Se laisser guider par les phares qui éclairent un peu plus que la courbe des virages. Traverser la montagne en enfilant montées et descentes de cols avec arrêts rapides dans la vallée. Le père mort penche un peu vers l’avant. Il est assis sur la banquette arrière, casquette sur la tête et mains bien posées sur les genoux.

« A l’arrière pas un souffle... Pas un soupir. Agréable de voyager avec le père. Reposant. On voit quoi quand on est mort ? Rien sans doute... Vivant c’est la même chose. Rien non plus à comprendre... Le mode d’emploi est trop compliqué. C’est l’absurdité qui nous empoigne. Nous jette au sol. »

La voiture avale le long ruban de bitume avec un bel appétit. Le conducteur rêvasse, fume et ouvre de temps en temps « la petite valise noire invisible » qui contient (et parfois délivre) des souvenirs ordinaires, des scènes de vie éphémères quand lui et le père parvenaient à partager un moment infime mais précieux. Il remonte ainsi vers l’enfance, puis entre dans l’âge adulte, revoit le père silencieux, ouvrier modèle, immigré, mal payé mais n’osant réclamer son dû au patron.

« La mère régulièrement lui tombe sur le râble au père. Une furie la mère quand il s’agit de pognon. Lui cause au père augmentations de salaire qu’on voit jamais venir. »

L’étrange veille se poursuit, mobile, ponctuée d’instantanés revenus du passé. Piccamiglio décline cela en usant de ce style télégraphique déroutant mais très efficace et percutant qu’il manie depuis toujours. En enchaînant les phrases courtes, il donne à son récit un rythme haletant et soutenu. Celui-ci suit le tracé sinueux emprunté par la voiture. Le chauffeur attentionné jette ponctuellement un œil dans le rétroviseur pour voir si derrière le mort tient la distance. S’il lui arrive d’accélérer trop brutalement, il rétrograde assez vite, surpris par un virage en épingle à cheveux ou remis sur les bons rails grâce à un simple bouquet de fleurs, accroché ici ou là, en bordure de route, en mémoire d’un autre mort.

Leur croisière nocturne va les mener sur un parking situé près d’un cimetière à Bergame, là ou sont les racines, là où reposent les autres disparus de la famille, là où il faut aussi déposer le corps du père après avoir trouvé un cercueil, et de l’aide pour creuser la terre... Il sera alors temps de songer à faire route retour en laissant le mort apprécier, dans la Fosse Commune des Fervents Anonymes, cette grande solitude, qui, sa vie durant, semble ne l’avoir jamais quitté.


 Robert Piccamiglio : Cap au Nord, éditions Encre et Lumière.