C’est un road movie hors du commun. L’homme qui parle roule à bonne
vitesse. Il a beaucoup à dire. Sur la solitude, la mémoire et le silence
des pères. Le sien vient tout juste de mourir. Il lui doit un ultime
voyage, le seul qu’ils feront vraiment ensemble. Et ce sera un retour
aux sources, un périple souvent évoqué mais toujours remis. Pour le
réaliser, il préfère l’asphalte la nuit. Se laisser guider par les
phares qui éclairent un peu plus que la courbe des virages. Traverser
la montagne en enfilant montées et descentes de cols avec arrêts rapides
dans la vallée. Le père mort penche un peu vers l’avant. Il est assis
sur la banquette arrière, casquette sur la tête et mains bien posées
sur les genoux.
« A l’arrière pas un souffle... Pas un soupir. Agréable de voyager
avec le père. Reposant. On voit quoi quand on est mort ? Rien sans
doute... Vivant c’est la même chose. Rien non plus à comprendre... Le
mode d’emploi est trop compliqué. C’est l’absurdité qui nous empoigne.
Nous jette au sol. »
La voiture avale le long ruban de bitume avec un bel appétit. Le
conducteur rêvasse, fume et ouvre de temps en temps « la petite valise
noire invisible » qui contient (et parfois délivre) des souvenirs
ordinaires, des scènes de vie éphémères quand lui et le père
parvenaient à partager un moment infime mais précieux. Il remonte ainsi
vers l’enfance, puis entre dans l’âge adulte, revoit le père silencieux,
ouvrier modèle, immigré, mal payé mais n’osant réclamer son dû au
patron.
« La mère régulièrement lui tombe sur le râble au père. Une furie la
mère quand il s’agit de pognon. Lui cause au père augmentations de
salaire qu’on voit jamais venir. »
L’étrange veille se poursuit, mobile, ponctuée d’instantanés revenus
du passé. Piccamiglio décline cela en usant de ce style télégraphique
déroutant mais très efficace et percutant qu’il manie depuis toujours.
En enchaînant les phrases courtes, il donne à son récit un rythme
haletant et soutenu. Celui-ci suit le tracé sinueux emprunté par la
voiture. Le chauffeur attentionné jette ponctuellement un œil dans le
rétroviseur pour voir si derrière le mort tient la distance. S’il lui
arrive d’accélérer trop brutalement, il rétrograde assez vite, surpris
par un virage en épingle à cheveux ou remis sur les bons rails grâce à
un simple bouquet de fleurs, accroché ici ou là, en bordure de route, en
mémoire d’un autre mort.
Leur croisière nocturne va les mener sur un parking situé près d’un
cimetière à Bergame, là ou sont les racines, là où reposent les autres
disparus de la famille, là où il faut aussi déposer le corps du père
après avoir trouvé un cercueil, et de l’aide pour creuser la terre...
Il sera alors temps de songer à faire route retour en laissant le mort
apprécier, dans la Fosse Commune des Fervents Anonymes, cette grande solitude, qui, sa vie durant, semble ne l’avoir jamais quitté.
Robert Piccamiglio : Cap au Nord, éditions Encre et Lumière.
Robert Piccamiglio : Cap au Nord, éditions Encre et Lumière.
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