mardi 27 juin 2017

Pendant que les champs brûlent

C'est un livre de grand air et d'intense respiration que signe ici Virginie Troussier. Un livre où le dépassement de soi permet de créer une belle harmonie entre le corps et la tête, ainsi qu'entre les rêves et la réalité, et ce grâce au voyage, à la liberté, à la rencontre de l'homme avec lequel elle va vivre ces moments qu'elle raconte en une succession de courts chapitres. Son écriture est énergique et condensée, concrète et suggestive.

« Je voulais écrire cette histoire d'une façon ou d'une autre, la fixer quelque part dans un livre avant que celle-ci ne me devienne irréelle. »

Tout débute par un rêve, symbolisé par une chaleur intense qui embrase tout ce qu'elle touche et en particulier la narratrice qui habite alors à Paris. Si elle aime déambuler dans la ville, elle n'hésite pas non plus à s'en éloigner si nécessaire. Cap à l'ouest ou au sud, peu importe pourvu que l'esprit s'ouvre aux vents porteurs.

« De l'abîme à l'azur, épouser les vertiges, côtoyer le risque sous toutes ses formes, se confronter à des propriétés très peu humaines, peut-être. Le vent soufflait encore comme s'il fallait rallumer la braise. C'est ainsi que de Paris il a fallu que je m'échappe. Que je cherche l'air. »

Elle éprouve le besoin de sentir son corps répondre du tac au tac dès qu'elle le sollicite. Que ce soit sur un bateau, dans l'eau ou en montagne. Il doit être fin et affûté. L'adrénaline qui court en lui doit être capable de dicter au cerveau des sensations de bien-être et de plénitude. Être à deux, en l'occurrence en compagnie de Billy, marin expérimenté qu'elle a rencontré à Marseille, décuple ses forces. « J'avais le sentiment de multiplier ma liberté », dit-elle.

Ce sont quelques parcelles de cette liberté partagée qu'elle dévoile. Cela a lieu en Bretagne ou en Espagne. Durant de longues nuits en mer, avec manœuvres délicates mais aussi farniente et discussions à la clé. Jusqu'au final, plus solitaire, dans une chambre d'hôpital en montagne, où l'appelait une autre de ses passions, celle des sommets à gravir pour éprouver encore une fois ce corps qui s'avère parfois plus fragile qu'on ne le pense. C'est ce que nous rappelle également Virginie Troussier dans ce récit dynamique et revigorant.

Virginie Troussier : Pendant que les champs brûlent, La Découvrance.




mercredi 21 juin 2017

Le livre des morts

À Gauley Bridge, en Virginie-Occidentale, au début des années 1930, environ deux milles hommes, dont une majorité de noirs, sont embauchés pour creuser un tunnel et dévier une rivière afin d’alimenter une centrale hydroélectrique. La roche qu’ils déblaient s’avère être d’une forte teneur en silice. Ils travaillent sans masque et sans ventilation. Les forages se font à sec, technique on ne peut plus criminelle. La poussière affecte et obstrue leurs bronches. Le percement du tunnel durera cinq ans et tuera plus de sept-cent-cinquante ouvriers, tous atteints de silicose.


« Presque dès le début des travaux dans le tunnel
des hommes sont morts dans les forages à sec. Pas de masques.
La plupart n’étaient pas de cette vallée.
Les fourgons en amenaient beaucoup, chaque jour, d’états
qui longent la côte atlantique
et de terres lointaines, Kentucky, Ohio.
Après le travail, les camps étaient fermés ou brûlés.
L’ambulance roulait jour et nuit,
tandis que les pompes funèbres de White prospéraient. »

C’est cette tragédie industrielle, orchestrée par la Union Carbide & Carbon Co, que Muriel Rukeyser retrace dans Le livre des morts. Elle s’est rendue sur place. A interrogé les survivants, leurs proches, leurs familles. A rencontré les médecins, les juges, les avocats. Elle a scruté les lieux, suivi la route qui y mène, vu l’ouvrage en question. Elle a recueilli nombre de témoignages, a consulté les journaux, étudié les minutes des procès qui suivirent et a choisi de créer, à partir de cette somme, un long poème fait de collages et de multiples tableaux pour rendre compte du déroulé et de l’impact de la catastrophe.

« L’eau qu’ils apportaient était pleine de poussière, l’eau qu’on buvait,
les camps et leurs bosquets étaient blancs de poussière,
on nettoyait nos habits dans les bosquets, mais on restait pleins de poussière.
C’était comme si quelqu’un avait répandu de la farine dans les parcs et les bosquets,
ça restait là et la pluie n’arrivait pas à l’enlever et ça brillait
cette poussière blanche était vraiment jolie tout autour de nos chevilles

Noir comme je suis, quand je sortais le matin après une nuit au tunnel,
à côté d’un Blanc, personne n’aurait pu dire lequel était blanc.
La poussière nous recouvrait pareil, et la poussière était blanche. »

Le poème, qui change régulièrement de registre, se déploie sur quelques dizaines de pages et parvient à redonner voix à ceux qui ne l’avaient pas. Il cible également le cynisme, le mépris, le racisme et l’appétit financier des invisibles affairistes qui étaient aux manettes. Les médecins, dépassés par les événements (ils ne connaissaient pas encore la silicose) affirmaient que les hommes souffraient de « tunellite » (une maladie qui n’existe pas)

« ça empire tous les jours. La nuit
je me lève pour reprendre mon souffle. Si je restais
couché sur le dos, je crois que je mourrais. »

Inédit en France, Le Livre des morts est un ouvrage précieux. Il est rare qu’un poète s’empare d’un tel sujet. L’américaine Muriel Rukeyser (1913-1980), qui fut l’une des voix marquantes de sa génération, (le poète Kenneth Rexroth la plaçait au plus haut), encore trop peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique, le fait avec humanité, pertinence et conviction. C’est un remarquable tombeau à toutes les victimes de ce scandale qu’elle dresse ici. Quelques unes des photos de Nancy Naumburg, prises alors qu’elle l’accompagnait à Gauley Bridge, se retrouvent dans un cahier central.

La dernière partie du volume est tout aussi remarquable : elle donne à lire Cadavres, sous-produits des dividendes, un texte implacable de Vladimir Pozner (extrait du livre Les États-Désunis) qui relate les faits et leurs terribles conséquences sous un autre angle, avec les mêmes protagonistes.

 Muriel Rukeyser : Le Livre des morts, traduit de l’anglais (américain) par Emmanuelle Pingault, photos de Nancy Naumburg, suivi de Cadavres, sous-produits des dividendes de Vladimir Pozner, éditions Isabelle Sauvage.

lundi 12 juin 2017

Élise et Lise

Élise et  Lise ne se sont pas rencontrées le même jour. C’est étonnant mais c’est pourtant vrai. Quoiqu’il en soit, il y avait déjà un moment que Lise, qui allait faire le premier pas, se sentait attirée par Élise. Tout en elle lui plaisait. Sa silhouette, ses vêtements, sa légèreté, son sourire, sa bonne humeur. Elle essayait d’ailleurs, quand elle se rendait chez Zara ou chez Camaïeu, de trouver le même petit haut à bretelles qui lui allait si bien et qu’elle finira par dénicher, acheter et porter. Elle ne savait pas encore que leurs prénoms se ressemblaient. Étudiantes, elles suivaient le cours de madame Roger sur les personnages qui peuplent les contes des frères Grimm. Sarah, très proche d’Élise, et qui suivait également ce cours, assistait à la rencontre qui eut lieu devant la cabine d’essayage du Kookaï de la rue Saint-Charles.

« Quand elle repense à cette scène, quand elle la reconstruit dans sa mémoire insuffisante, elle entend toujours Élise se présenter la première, "Élise", et Lise ensuite dire "Lise", et ça fait comme un écho. Mais Sarah sait bien qu’elle imagine, parce qu’en réalité elle ne se souvient plus. »

À partir de ce jour, les deux jeunes filles ne vont plus se quitter. Elles vont habiter le même deux pièces, s’échanger leurs vêtements, partir en week-end ensemble chez les parents d’Élise. Celle-ci a pris d’emblée, et sans le vouloir, l’ascendant sur celle qui veut lui ressembler, glaner quelques traits de sa personnalité pour s’inventer une histoire qui ne débuterait qu’à l’instant où elles sont devenues amies.

« Lise profitait de l’absence d’Élise pour entrer dans cette jupe à carreaux, cette chemise en jean, cette robe à pois, ce petit haut à bretelles. Elle y entrait et y entrer c’était comme entrer dans un autre monde, un monde où Lise n’existait pas et où il n’y avait plus qu’Élise. »

C’est ce mimétisme que Philippe Annocque décrit. Il semble avancer avec une certaine nonchalance mais construit en réalité un roman bien charpenté, conçu tel un conte résolument ancré dans l’époque. Il passe d’un personnage l’autre, les éclaire à tour de rôle, précise d’un mot, d’une phrase, la fragilité de Lise et la liberté assumée d’Élise, le tout ponctué par les interventions de Sarah qui, sans s’éloigner tout à fait, est totalement accaparée par l’étude, la signification et les diverses interprétations des contes.

« Les contes sont des organismes vivants qui vivent leur vie à travers nous. L’individu est sans pouvoir sur eux. »

Un autre personnage apparaît bientôt. Il s’installe durablement. Il s’appelle Luc. C’est « le garçon qu’Élise leur avait trouvée ». C’est Lise qui pense ainsi. Heureuse de savoir son amie heureuse, elle sera triste quand l’histoire se terminera, plus triste encore que celle qui vient d’être quittée.

Élise et Lise est un conte subtil, empli de fraîcheur et d’envie de vivre, qui peut facilement basculer. Les thèmes abordés, sans jamais être nommés, (le besoin – pour Lise – de se conformer, de paraître, de devenir le double, la copie de celle qui la fascine et le risque - qui la guette - de se perdre ou d’usurper une identité) s’avèrent si déstabilisants qu’on se dit parfois qu’il suffirait d’un rien pour que l’histoire prenne soudain une tournure différente, chavirant dans le rude, l’effroi, la dureté. Philippe Annocque s’en garde bien. Il maîtrise son sujet à la perfection. Il sait où il veut nous mener. Et maintient, pour cela, une tension élevée jusqu’au bout. Jusqu’à cette ultime fenêtre, grande ouverte, sur laquelle se termine le livre.

 Philippe Annocque : Élise et Lise, Quidam éditeur.


jeudi 1 juin 2017

Ni bruit ni fureur

Il arpente le Nord de long en large. Il y est né et y habite toujours. Sa mémoire en est imprégnée. La diversité des lieux le façonne. C’est là que se trouve son champ magnétique. L’aiguille de sa boussole intérieure en atteste. Elle lui permet de s’orienter dans ses nombreux déplacements en lui demandant constamment d’ouvrir ses écoutilles. Et c’est justement le genre d’incitation que Lucien Suel apprécie, lui le curieux, l’homme porté vers l’échange, désireux d’en connaître toujours un peu plus sur ces territoires familiers qui recèlent tant d’ombres et de secrets. C’est ce qu’il explore, par la langue, par l’écriture, en faisant en sorte que l’écrit puisse être porté par l’oralité, dans cet ensemble qui mêle proses et poèmes et qui se présente tel un triptyque. 
Enfance au Nord en est le premier volet. Qui débute par l’évocation du jeune Bernanos à Fressin.

« Le petit Georges trempe le bout de ses doigts dans l’eau froide de la Planquette, un bénitier naturel. Les saules étêtés se mirent dans l’eau des mares. Le vent secoue les peupliers, ébouriffe leurs grappes de gui. Les briques rouges, roses et jaunes et les tuiles d’argile brillent sous le soleil. Au retour, Georges se signe devant le calvaire à l’entrée du village. »

On aperçoit Mouchette au loin. Lucien Suel (que l’on retrouvera plus tard en bambin frigorifié dans l’église de Guarbecque) la saisit en quelques phrases. L’ombre de Benoît Labre circule également à flanc de collines. Ainsi que le fantôme de Germain Nouveau. Tous reviennent, porteurs d’une histoire, d’un parcours, hanter des lieux précis. Suel les repère et évoque leur présence en passant aisément d’une époque à l’autre.

Le jardin, endroit qui lui est cher, qui l’apaise, occupe la deuxième partie du livre. L’enclos, qui se nourrit en plongeant dans un sous-sol profond, est directement relié aux galaxies. Il est empli de milliers de vies minuscules, souvent invisibles, parfois masquées par celle de l’homme qui finira pourtant, un jour ou l’autre, par être absorbé par cette terre qu’il travaille tandis que les plantes feront le chemin inverse, crevant, après germination des graines, la surface du sol pour profiter du vent, de la pluie et de l’air libre.

« Orage secret, tu t’approches derrière l’abri des nuages. La fée souffle son haleine glaciale au cou du jardinier. La mésange lève sa casquette bleue et appelle titipu titipu titipu. Le ciel avance dans le noir, se colle sur les peupliers tremblants. La goutte ronde est tombée la première sur l’araignée du troène. »

Le troisième volet de Ni bruit ni fureur est dédié aux disparus. L’auteur leur construit un ossuaire. Y cohabitent tous ceux qui restent indéfectiblement présents à ses côtés. Il y a là des dizaines de défunts, de Ginsberg à Criel en passant par Tzara, Brautigan, Lennon. Leurs os assemblés forment un imposant terril blanc.

« les os de tous les morts classés dans
la cathédrale de mon esprit ensevelis
dans les matières grises de mon crâne »

Un hommage plus intime est consacré à Christophe Tarkos, dans un long texte-collage conçu à partir de lettres postées par ce dernier entre 1994 et 1999, juste avant qu’internet ne remplace la correspondance papier.

« Marseille, 25 janvier 1996, Tarkos écrit que, dans les gravats, il a son adresse en construction qui temporise.

Paris, 27 mars 1996, Tarkos écrit qu’il part faire une lecture et que des fois les mots les plus simples on peut pas les lire.

Marseille, 11 avril 1996, Tarkos écrit qu’il travaille, et qu’il en est heureux, et que c’est heureux, receveur (en tee-shirt) – auxiliaire (pas encore titulaire) bas de l’échelle – de la gare de Meyrargues et que Micha chante avec les Kirghizes dans le soleil couchant du port. »

C’est une somme foisonnante, ouverte, offrant des formes variées, que nous propose à nouveau Lucien Suel. Il fouille, bouge, traverse nombre de paysages, fixe la ligne d’horizon, la franchit fréquemment, saute les frontières, porte un regard attentif et fraternel sur tous ceux (vivants et morts) qui l’accompagnent sur les routes des Flandres, de Picardie, d’Artois (et d’ailleurs) qu’il fréquente assidûment.


Lucien Suel : Ni bruit ni fureur, La Table ronde (175 pages, 16 €)

Lucien Suel publie parallèlement Angèle ou le syndrome de la wassingue aux éditions Cours toujours. Un roman empreint de fraîcheur et de malice, conçu autour de la personnalité attachante d’Angèle, une petite fille rêveuse et émerveillée, ce qui ne l’empêche pas d’avoir les pieds sur terre, et les mains dans l’eau, tout particulièrement quand il s’agit de mouiller et d’essorer la wassingue (la serpillière).

mardi 23 mai 2017

Sous vide

À la fin de Petite vie, son précédent roman, qui lui-même succédait à Bas monde, Patrick Varetz laissait Pascal Wattez, son double, en proie à ses premiers émois sexuels. Il les vivait en compagnie d’enfants de son âge. Il avait alors dix ans. C’était peu après mai 1968. Il découvrait l’inconnu des corps et cela le sortait momentanément de l’étouffoir familial, ce huis clos insensé qui était le sien depuis son plus jeune âge, coincé entre son « salaud de père » et sa « folle de mère ».
On le retrouve vingt ans plus tard. Début des années 1990. L’emprise de ses géniteurs ne s’est pas vraiment desserrée.

« Je demeure sec, privé de l’essentiel, égaré à l’endroit du cœur, le ventre habité par une fringale idiote. Le nez enfoncé entre les oreillers, il me suffit de relever le front pour – aussitôt – entendre aboyer mon salaud de père. »

Il vit seul. Travaille pour Blanc, un type qui le paie bien, qui se balade entouré de gens branchés, qui lui demande – l’appelant parfois en pleine nuit – de rédiger des textes pour vanter les qualités de tel ou tel produit. L’argent (liquide) coule à flot mais le narrateur s’en fout. Les billets, il les disperse, les abandonne entre les pages de ses livres et les oublie. Il adopte la même méthode avec les feuilles bleues que les huissiers glissent régulièrement sous sa porte. Les impératifs matériels le rebutent. Il ne règle pas ses factures. N’ouvre plus sa boîte aux lettres. Connaît l’apathie sur le bout des doigts. S’ankylose, se laisse aller. Vit par intermittences. Un jour au présent. Et le suivant au passé, se souvenant qu’à 17 ans, il a réussi à s’extraire de l’univers parental, partant à l’aventure et usant de psychotropes pour égayer un quotidien foutraque.

« Un sentiment de vide, impossible à contenir, s’élargit brutalement en moi. Je ne démontre aucun courage. L’exemple calamiteux de mes parents me laisse inachevé, entre deux âges, et je perds pied à mesure que je crois m’éloigner d’eux. Il n’y a guère qu’envers les psychotropes que je développe un semblant d’assiduité. »

Écrire des textes de commande l’aide à occuper sa tête et ses journées mais son corps n’y trouve pas son compte. Il aimerait bien exulter et assouvir ses pulsions. Le souvenir de Claire, amie qu’il n’a pas revu depuis longtemps, le hante. Une nuit, il l’appelle sur un coup de tête, lui laisse un message maladroit. Auquel elle répondra quelques jours plus tard. Déclenchant une rencontre. Puis une autre, et d’autres encore. Ce sera le début d’une irrémédiable et vertigineuse descente. Le grand vide qui les habite tous deux va les aspirer vers le bas. Dérégler définitivement des mécaniques déjà mal en point. La folie rôde. Claire va disjoncter après quelques mois de vie commune. Leurs ébats sexuels, à la fois crus et rugueux, pratiqués dans des lieux improbables (y compris à la clinique, en tenant d’une main la potence de la perfusion) ne seront pas de ceux qui apportent équilibre et apaisement.

Au delà de l’histoire – rude – il y a l’écriture. Et celle de Patrick Varetz est étonnante de maîtrise. Ses phrases courtes claquent et se succèdent, alimentant une narration tendue qui se maintient en permanence sur la crête de la vague. Elle ne se désunit jamais. Venant du ventre et des tripes, elle est soutenue par une langue exigeante, riche, nerveuse, extrêmement convaincante.

Patrick Varetz : Sous vide, éditions P.O.L. (224 pages, 15 €)

"Le Matricule des anges" a consacré la une et le dossier de son N° 180 (février 2017) à Patrick Varetz.

dimanche 14 mai 2017

Des carpes et des muets

Il a beau flâner et prendre son temps, le passé finit presque toujours par remonter à la surface. Il se fait parfois aider par une main anonyme. C’est le cas ici, dans ce roman qui démarre au quart de tour.

Les faits ont lieu sous le cagnard, au plus fort de l’été, un jour de curage du canal dans le petit village de S. Des volontaires raclent la boue et les détritus au fond de l’eau quand l’un d’entre eux découvre un sac d’épicerie près de l’écluse. Il est accroché à l’un des barreaux de l’échelle mécanique. À l’intérieur, il y a un squelette en morceaux. Un crâne et des os. Sortis d’on ne sait où. Et attachés là très récemment, pour qu’on les découvre. Mais par qui, et pourquoi ? Mystère. Savoir à qui, à quel mort appartiennent ces ossements semble une énigme trop compliquée à résoudre pour la communauté des villageois. Tous sont chamboulés, déconcertés. Seul Phlox, qui habite là depuis peu, garde son calme. Stoïque et pondéré, il écoute les uns, les autres. Qui accusent le coup, parlent à demi-mots, ressassent de vieilles histoires. Ils réactivent des mémoires bien encombrées. Certains remontent à la guerre. D’autres se souviennent d’anciennes disparitions jamais vraiment élucidées. Des hommes qui n’ont plus donné signe de vie.

« Un jour Heinrich est parti. Il n’avait jamais envoyé de carte. Alors qu’il avait promis. Quelque temps après son départ, une femme avait écrit d’Allemagne. Elle avait dit qu’il n’était jamais rentré. »

Ce mort qui revient les saluer à sa manière les sidère. Il perturbe la monotonie ambiante. Bouscule ces êtres qui vivaient jusqu’alors en vase clos, repliés sur eux-mêmes, chacun tenant à garder ses secrets. Or, il y a ce sac d’os. Qui vient remuer de l’histoire ancienne, et tout particulièrement celle de la guerre qui a laissé des traces encore palpables dans ces régions frontalières de l’est de la France. Celle-ci les a durablement marqués. Le paysage en porte toujours les stigmates. Elle est à l’origine de cette culpabilité et de cette peur perpétuelle que tous ont l’air de porter en eux. Même les plus jeunes en sont affectés.

« C’est important les origines. C’est passionnant aussi, parfois, comme ces énigmes dans les films qu’il faut résoudre. La réponse se trouve quelque part, il faut savoir la chercher. Ce n’est pas toujours celle qu’on s’imagine. »

De réponse, ici, il n’y en aura pas. Tout juste des pistes, des suggestions, des secrets à peine dévoilés. Ces êtres d’ordinaire taciturnes vont s’épuiser, deux jours durant, en se prenant au jeu des soupçons et des confidences. Ce qui leur ressemble peu. Mais qui s’avère la seule issue possible pour retrouver, au plus vite, cette existence à la mémoire volontairement mis sous le boisseau qui leur va si bien.

Édith Masson, dont c’est le premier roman, brosse une série de portraits très suggestifs. Ses personnages sont méfiants. Ils attendent la nuit blanche (et passablement agitée) qui suit la découverte des os pour délivrer quelques uns de leurs souvenirs. Elle les collecte et en fait un montage judicieux, suivant la chronologie des faits en cours tout en effectuant de fréquents retours en arrière. Ceci à coups de dialogues brefs, ce qui donne un bel allant à son texte. Elle laisse de côté l’enquête policière pour ne s’attacher qu’à cette poignée de villageois un rien perturbés qui ne s’expriment qu’avec retenue, parvenant néanmoins à se comprendre et à se rassembler autour d’une mémoire collective où percent regrets, mal-être et trous noirs.

Édith Masson : Des carpes et des muets, éditions du Sonneur.

mercredi 3 mai 2017

Le Temps des immortelles

C’est une redoutable immersion dans le monde glacé et glaçant de l’ex-RDA que nous propose Karsten Dümmel dans ce nouveau roman. L’auteur sait de quoi il parle. Il a , à l’époque, été l’un des prisonniers politiques rachetés par l’Allemagne de l’Ouest. Ce qu’il décrit ici, c’est l’entreprise de déstabilisation mise en œuvre par la police politique (la Stasi) à l’encontre d’un individu jugé hostile, rebelle, déviant. C’est ce qui arrive à Arno K., qui habite à Berlin-Est, dans les années soixante-dix. Il travaille à l’usine. Écrit poèmes et nouvelles. Qui ne peuvent être publiés qu’après lecture attentive par la censure qui y trouve, presque toujours, matière à exercer une surveillance accrue de l’auteur en question.

« D’après les données opérationnelles, le sujet de processus avait montré dès 1968 un comportement hostile et négatif par son positionnement négatif en relation avec les mesures prises par les États membres du Pacte de Varsovie en U.R.S.S. »

La façon de « désintégrer » celui que la Stasi appelle le sujet ou la cible est particulièrement efficace. Les revues qui reçoivent ses textes doivent lui répondre que ceux-ci sont médiocres. Ses voisins et ses amis sont priés de s’éloigner de lui et de l’isoler le plus possible. Il est assigné à résidence et à un travail obligatoire. Ses courriers sont contrôlés. Sa ligne téléphonique est sur écoute. Sa petite amie (fille d’un attaché militaire Français) recevra un certain nombre de lettres, venant de différentes sources, annonçant que « le dit sujet est un espion et un traître ». On adressera également plusieurs missives au père de celle-ci. L’objectif est de sortir Arno K. de la société, de l’inciter à lâcher prise, de l’anesthésier, de le rendre inoffensif, de le tuer à petit feu, voire de le pousser au suicide.

Ce sont les étapes successives de cette lente et insidieuse procédure policière que met à jour Karsten Dümmel. Il le fait en adoptant une forme narrative a minima, qui joue sur différentes strates, détachant une à une les principales pièces du funeste puzzle. S’y intercalent les souvenirs plutôt agréables d’Arno chez sa grand-mère, son présent plus que compliqué, des extraits du journal qu’il tenait (et qu’il finira par brûler) et la quête, bien des années plus tard, d’une jeune fille qui traverse la France pour se rendre en Allemagne dans l’espoir de retrouver quelques traces d’un père qu’elle n’a jamais vu et qui ne l’a jamais vue non plus.

« Me gagne la peur de découvrir un parfait inconnu dans tous ces cartons de documents jaunis – trois mille cinq cents pages. De ne rien comprendre de sa vie – loin de nous, de ma mère et de moi, autrefois, à cette époque, dans cet autre monde. »

L’ensemble est entrecoupé des divers procès verbaux établis par les membres de la Stasi.

« Les mesures de désintégration que nous avons engagé ont permis d’atteindre un haut niveau de déstabilisation qui a débouché sur l’internement de l’objet à la clinique neuropsychiatrique de Stadtroda. »

Tout, dans ce roman où l’issue ne peut être que fatale, est dit de façon lapidaire, avec précision, sans jamais s’appesantir, à coups de séquences ciselées, axées autour de trois périodes différentes (hier, aujourd’hui, demain) dans une tension permanente et saisissante.

Karsten Dümmel : Le Temps des immortelles, traduit par Martine Rémon, Quidam éditeur.

lundi 24 avril 2017

La boussole aux dires de l'éclair

Jean-Paul Bota peut se promener avec la même aisance, la même ardeur, heureux d’y passer des heures, dans un paysage comme dans un tableau. Ce poète curieux, jamais rassasié, ne se déplace pas sans avoir un carnet à portée de main. Il y note ce que son regard lui dicte mais également ce que sa sensibilité, alliée à une mémoire en éveil, lui transmet. Quand il n’arpente pas musées ou galeries, il sillonne les rues des villes qui lui sont chères ou s’immerge dans des livres qui comptent également beaucoup pour lui. Ce sont des centaines de fragments extraits de cette grande déambulation à la rencontre des autres, ou tout au moins de leurs œuvres, qu’il donne à partager dans ce nouveau livre.

On le suit de Londres à Lisbonne en passant par Nantes, Chartres ou Venise. Partout, il trouve ce qu’il cherche. Des pépites qui ne sont parfois que des détails qu’il capte dans une toile et qui, instantanément, lui rappelle une scène antérieure ou un épisode de la vie d’un peintre. Se créent ainsi des liens entre ce qu’il voit, ce qu’il ressent et ce qu’il sait. Sa connaissance des uns, des autres, n’est jamais étalée mais au contraire discrètement distillée dans des séries de proses ou (plus rarement) de courts poèmes qui emportent le lecteur là où il n’a, la plupart du temps, jamais mis les pieds.

« L’enterrement de Soutine, parmi les rares personnes qui accompagnent Marie-Berthe Aurenche (elle dit) accompagnant le cortège funèbre, parmi les rares personnes, Max Jacob, lequel sera arrêté quelques mois plus tard et mourra à Drancy, et Picasso. D’après Mlle Garde présence de Picasso Cocteau et Michonze »

Le livre devient au fil des pages une mosaïque qui s’agrandit démesurément, attirant le regard, lui demandant d’exercer son acuité tout en lui permettant de se reposer. De nombreux extraits de textes introduisent la lecture de ces « exercices sur des lieux » qui ouvrent une multitude de fenêtres. Toutes donnent sur des espaces de vies, de paysages, de lumières. Jean-Paul Bota, qui les entrouvre délicatement, y met également un peu de son être intérieur et, secrètement, quelques bribes d’un passé qui se revivifie en se frottant au présent.

« Les bulletins de salaire auréolés de Vieux Papes
Sur la toile cirée
La lumière comme envieillie
De l’ampoule
Quelqu’un referme les volets
Dans la cuisine humide
C’est proche un poêle à charbon
Avec une odeur de peau d’orange brûlée
Et le chahut d’un couvercle dessus la casserole »

Les suggestions sont omniprésentes et les passerelles entre littérature et peinture multiples. Le lecteur y chemine à son rythme. Souvent avec lenteur. En faisant, à l’instar de l’auteur, de fréquents retours en arrière. Pour revoir, ajouter, préciser. Toucher avec tact ce qui parfois (dans un tableau, un livre) semble se dérober pour mieux nous interpeller.

Jean-Paul Bota : La boussole aux dires de l’éclair, éditions Tarabuste.

mercredi 12 avril 2017

Légende de Zakhor

La légende a toujours été présente dans l’œuvre de Pierre Autin-Grenier et celle de Zakhor, déclinée ici en dix séquences, en est une belle illustration. Le personnage évoqué est intemporel. Il est porteur d’énigmes. On ne sait d’où il vient. Il semble parfois un peu fou. A l’air de s’y connaître en prédictions. Il parle aux chevaux et s’avère capable, grâce à la pertinence de ses réflexions, d’ouvrir en une seconde la part d’inconnu que chacun porte en soi.

« Souvent, par les fenêtres entrouvertes sur la lune naissante, giclent au ciel des bandes de chats sauvages, toutes griffes tendues vers les étoiles. »

Celui qui choisirait d’ignorer cette étrange vérité, énoncé d’un ton calme et mesuré, un soir où les hommes s’en retournaient au mas en suivant un chemin qui leur était familier, risquerait bien d’être frappé de stupeur en voyant, un dimanche matin, un chat surgir d’entre les jambes d’un encordé suspendu à une branche, à quelques mètres au-dessus du sol.

Cet homme – qui n’est jamais nommé – perçoit des choses qui restent étrangères à ceux qui le côtoient. Il s’exprime peu et ses paroles sont empreintes de mystère. Ceux à qui elles s’adressent doivent les interpréter en se détachant légèrement de cette terre qui les happe un peu plus chaque jour et qui n’a de cesse de les aspirer totalement. Il les met en garde et la plupart savent lui en être redevables. D’autres s’en moquent.

« Les vieux et les femmes comprenaient l’urgence d’extirper de nos cœurs indifférence et cruauté, ainsi l’on arrache le chiendent des guérets. Les autres, dans son dos, à voix basse le traitaient d’innocent et se gaussaient de ses balivernes. »

Il a débarqué un beau jour, s’est peu à peu imposé à tous et a disparu comme il était venu, sans crier gare, en ne donnant plus jamais signe de vie mais en laissant derrière lui des traces et des sentences indélébiles. Que tous se remémorent de temps à autre, en particulier quand le village se retrouve frappé par l’un ou l’autre de ces coups de dé du destin qu’il avait plus ou moins prédits.

« Lorsque par une nuit de forte bourrasque celui qui dormait au milieu des chevaux, le plus jeune des nôtres, succomba, alors on ne le revit ; ni matin suivant ni autres matins. Depuis nous voici seuls face au ciel vide, en vain cherchant à nous réconcilier avec les ombres ».

Publiés une première fois par la revue "L’Arbre à paroles" en 1996 en Belgique, puis réédités en Allemagne en 2002 par les éditions "En Forêt", traduits en allemand par Rüdiger Fisher et en italien par Fabio Scotto, les textes qui composent Légende de Zakhor sont présentés ici en quatre langues, la traduction en anglais, qui s’ajoute à la précédente édition, étant réalisée par Dereck Munn.

Pierre Autin-Grenier : Légende de Zakhor, éditions Les Carnets du Dessert de Lune (couverture de Shahda)

mardi 4 avril 2017

La Disparition de la chasse

Le décor est vite planté. On survole la gare. Située sur les hauteurs, elle apparaît flambant neuve mais certaines armatures, si on y regarde de près, commencent déjà à rouiller. Puis on descend plus bas, direction la ville, de plus en plus terne, avec aux abords la zone industrielle, ou plutôt ce qu’il en reste : des ruines, des terres usées, des friches grises.

« Un gigantesque terrain vague dont on s’extirpe les pieds crottés. »

Dans ces anciens territoires miniers, où les flops industriels se sont empilés, on a débauché, licencié à tour de bras. Des milliers d’hommes, de femmes se retrouvant subitement sur le marché du travail et récupérés, pour presque rien, par ceux qui entendent s’emparer du fabuleux gisement en « ressources humaines » que le libéralisme a ainsi libéré et des aides que les pouvoirs publiques (municipalités, départements, région) qui ne savent plus comment stopper la misère qui prolifère sont prêtes à leur octroyer pour qu’ils montent de nouvelles structures, moyennes et robustes, modernes et autoritaires, bien dans l’air du temps, axées sur la finance et le management, sur les délocalisations et l’instabilité des marchés. Il suffit d’engager des cerveaux bien formatés pour organiser ces circuits offshore et d’y associer, pour les lignes arrières, une équipe de collaborateurs dévoués et dociles. Jean-Pierre, le boss qui dirige la boîte dont il est ici question, est l’un de ces stratèges qui sait (et répète) que le vieux monde (camarade) n’est plus et qu’il convient de bien s’armer pour pouvoir affronter, bille en tête, le nouveau. Dans lequel il frétille comme poisson dans l’eau.

« Oh, Jean-Pierre, combien de mois, que dis-je d’années, a-t-il passées à tricoter chacune des mailles de sa toile, à rassembler les pièces du puzzle, à édifier, briquette après briquette, son constat apocalyptique sur l’économie locale. La fin est proche, le marché se pète la tronche, bordel de dieu, les indicateurs piquent du nez, les diagrammes dégringolent, ce n’est pas moi qui le dis, c’est la science, c’est la technique, demandez-leur aux chiffres, et ils vont vous la flanquer à la gueule cette atroce vérité que vous, petits humains malvoyants, avez longtemps manquée. »

Autour du chef gravitent quelques seconds couteaux qui ont conscience de devoir le rester et qui, pour tempérer ce goût d’inachevé qui leur gratte l’égo, tentent de se dégoter un supplément d’âme ailleurs. Laurence, qui n’en peut plus de voir son ventre tomber, aimerait se la jouer façon famille Ricoré. Prendre le petit-déjeuner en plein soleil en transportant un morceau de sa campagne natale au cœur du béton en compagnie du mari, des enfants, du chien et du facteur qui déboulerait tout sourire avec de bonnes nouvelles dans sa sacoche, ce serait superbe. Virginie, c’est une toute petite graine, délivrée sous l’oreiller par son mari Thierry qui la rendrait heureuse alors que lui, vieil ado insatisfait, personnage autour duquel s’enroule le roman, rêve d’une aventure torride avec une collègue de travail. Son sexe (qu’il vénère) est peu à peu devenu son centre de gravité. Il occupe toutes ses pensées. Et même ses rêves. Cela le préoccupe jour et nuit. Il a envie de se prouver un tas de choses et finira, à force de ratés, et de râteaux magistraux, seul en travers du lit.

« La révolte gronde en toi. Des organes engourdis se réveillent, des jointures séchées craquent. Une guérilla est à l’œuvre dans tes tripes. Ça pète de partout. Ça devient vite insoutenable la rage qui bout. On ne te l’avait pas dit ? »

Christophe Levaux, dont c’est le premier roman, plonge dans ce monde minuscule (où chacun se ment en fomentant de petits arrangements avec soi-même) et en sort une inénarrable galerie de portraits. Il est à l’affût du moindre détail. Rien ne lui échappe. Pas plus l’envers des apparences que la redoutable peinture sociale (fort écaillée) qu’il saisit sur le motif. C’est tonique, cynique aussi parfois, et ça grince en faisant mal. Chacun en prend pour son grade. Un peu comme dans une partie de chasse où gibier et chasseurs finiraient par perdre leurs repères, inversant carrément les rôles en se canardant sans ménagement.

Christophe Levaux, La Disparition de la chasse, Quidam éditeur

dimanche 26 mars 2017

Lieuse

Nombre de citadins se souviennent à peine qu’ils viennent de là, de ce monde dont on parle peu, ou pas, ou mal, celui des paysans devenus presque invisibles et qui ont dû changer plusieurs fois de statut ces dernières années. On les appelle désormais des producteurs (de viande, de céréales ou de lait), avec ce que cela sous-entend en termes d’activité, de performance, de rentabilité et de régime d’imposition, ce dernier impliquant une connaissance parfaite de la valeur des biens (bâtiments et matériel) et un recensement exhaustif des terres cultivées et du cheptel. Autant de choses qui leur semblaient, auparavant, devoir rester confidentielles, les actes concernant les achats et les ventes étant destinés à dormir dans une chemise à laquelle personne n’avait accès, à part, en de rares et grandes occasions, le notaire. Or, ce qu’on leur demande depuis déjà quelques décennies c’est justement de déclarer officiellement tout ce qu’ils possèdent, acquièrent, cèdent, vendent, récoltent, reçoivent, etc. Un chamboulement qui ne va pas de soi. Et qui nécessite cette aide extérieure dont ils se méfient tant.

« Outre le fait qu’il était ressenti par eux comme une inquisition, pareil inventaire les mobilisait durant des soirées, obligeant leurs doigts, habitués d’ordinaire à de tout autres travaux, à calligraphier sur des pages, ligne à ligne, des listes à la pointe Bic. »

Ce monde, Pascal Commère le connaît bien. Comptable en milieu rural, il aura passé sa vie professionnelle à côtoyer, écouter et conseiller ces hommes qui se confient peu. Il a circulé de ferme en ferme, pesé avec eux le pour et le contre, s’est adapté à leur façon d’être, a appris à interpréter leurs non-dits et à respecter leurs longs silences. Il a, peu à peu, gagné leur confiance. Leur a permis, en certaines occasions, de démêler des situations qui paraissaient inextricables, certaines l’étant d’ailleurs inexorablement, à force de déni et de fuite en avant, telle celle de ce fils qui finit par admettre, lors d’une réunion tendue autour de la table familiale, qu’il a bel et bien laissé filer l’héritage paternel.

« "Je savais pas !" Murmurait-il, et il le répéta. Ajoutant : "Que t’étais dans la déchéance..."
Lui de son côté ne mouftait pas. Le visage empourpré, il demeurait le fils. La honte était pour lui. Et de tout le temps que dura l’entrevue il ne leva les yeux, le front bas telle une bête nez au sol. Et pas même quand le père laissa couler une larme. »

C’est le quotidien de ces hommes secrets, taiseux, méfiants, juchés sur leur tracteur ou s’activant aux clôtures, vêtus de leur combinaison verte achetée à la Coopérative, que Pascal Commère sonde en onze récits qui sont autant de chroniques ordinaires, vues par un écrivain qui sait de quoi il parle et qui pose sur eux un regard juste et bienveillant. Il dit leur hantise (ancestrale) de la météo, la difficulté pour les plus jeunes de vivre un célibat qui les tient encore un peu plus à l’écart, leur malaise face à la paperasse qui s’accumule, la perte que représente une bête qui meurt ou une vache qui subitement « s’avorte », l’entraide qui s’organise dès que l’un d’entre eux tombe gravement malade.

« Elle glissa un regard en direction de Gilles, qui regardait à quelques centimètres devant lui sur la table, disant : "Et lui qui a été la moitié du temps à l’hôpital..." Des mots sans même un mouvement de voix, presque rien. Sans plus d’émoi. Comme provenant de quelque chose qui est, dont on ne peut rien dire ».

Les personnages que Pascal Commère évoque, en une série de suites narratives très maîtrisées, ont certes de nombreux points communs mais ils sont loin d’être interchangeables. Chacun possède son histoire, sa personnalité, son caractère. Il les saisit avec finesse et les fait évoluer dans des paysages bosselés où l’on retrouve, perdues dans la brume qui enveloppe un plateau, ou stagnant dans l’ombre qui monte d’une terre ouverte, quelques silhouettes qui ne sont pas sans rappeler celles qui se glissaient déjà entre les pages de certains de ses poèmes, dont beaucoup figurent dans l’imposante (et remarquable) anthologie 1978 – 2009 : Des laines qui éclairent (Obsidiane / Le Temps qu’il fait, 2012).

Pascal Commère : Lieuse, Le Temps qu’il fait, 2016.