Il a beau flâner et prendre son temps, le passé finit presque toujours
par remonter à la surface. Il se fait parfois aider par une main
anonyme. C’est le cas ici, dans ce roman qui démarre au quart de tour.
Les faits ont lieu sous le cagnard, au plus fort de l’été, un jour de
curage du canal dans le petit village de S. Des volontaires raclent la
boue et les détritus au fond de l’eau quand l’un d’entre eux découvre un
sac d’épicerie près de l’écluse. Il est accroché à l’un des barreaux de
l’échelle mécanique. À l’intérieur, il y a un squelette en morceaux. Un
crâne et des os. Sortis d’on ne sait où. Et attachés là très récemment,
pour qu’on les découvre. Mais par qui, et pourquoi ? Mystère. Savoir à
qui, à quel mort appartiennent ces ossements semble une énigme trop
compliquée à résoudre pour la communauté des villageois. Tous sont
chamboulés, déconcertés. Seul Phlox, qui habite là depuis peu, garde
son calme. Stoïque et pondéré, il écoute les uns, les autres. Qui
accusent le coup, parlent à demi-mots, ressassent de vieilles histoires.
Ils réactivent des mémoires bien encombrées. Certains remontent à la
guerre. D’autres se souviennent d’anciennes disparitions jamais vraiment
élucidées. Des hommes qui n’ont plus donné signe de vie.
« Un jour Heinrich est parti. Il n’avait jamais envoyé de carte.
Alors qu’il avait promis. Quelque temps après son départ, une femme
avait écrit d’Allemagne. Elle avait dit qu’il n’était jamais rentré. »
Ce mort qui revient les saluer à sa manière les sidère. Il perturbe
la monotonie ambiante. Bouscule ces êtres qui vivaient jusqu’alors en
vase clos, repliés sur eux-mêmes, chacun tenant à garder ses secrets.
Or, il y a ce sac d’os. Qui vient remuer de l’histoire ancienne, et tout
particulièrement celle de la guerre qui a laissé des traces encore
palpables dans ces régions frontalières de l’est de la France. Celle-ci
les a durablement marqués. Le paysage en porte toujours les stigmates.
Elle est à l’origine de cette culpabilité et de cette peur perpétuelle
que tous ont l’air de porter en eux. Même les plus jeunes en sont
affectés.
« C’est important les origines. C’est passionnant aussi, parfois,
comme ces énigmes dans les films qu’il faut résoudre. La réponse se
trouve quelque part, il faut savoir la chercher. Ce n’est pas toujours
celle qu’on s’imagine. »
De réponse, ici, il n’y en aura pas. Tout juste des pistes, des
suggestions, des secrets à peine dévoilés. Ces êtres d’ordinaire
taciturnes vont s’épuiser, deux jours durant, en se prenant au jeu des
soupçons et des confidences. Ce qui leur ressemble peu. Mais qui s’avère
la seule issue possible pour retrouver, au plus vite, cette existence à
la mémoire volontairement mis sous le boisseau qui leur va si bien.
Édith Masson, dont c’est le premier roman, brosse une série de
portraits très suggestifs. Ses personnages sont méfiants. Ils attendent
la nuit blanche (et passablement agitée) qui suit la découverte des os
pour délivrer quelques uns de leurs souvenirs. Elle les collecte et en
fait un montage judicieux, suivant la chronologie des faits en cours
tout en effectuant de fréquents retours en arrière. Ceci à coups de
dialogues brefs, ce qui donne un bel allant à son texte.
Elle laisse de côté l’enquête policière pour ne s’attacher qu’à cette
poignée de villageois un rien perturbés qui ne s’expriment qu’avec
retenue, parvenant néanmoins à se comprendre et à se rassembler autour
d’une mémoire collective où percent regrets, mal-être et trous noirs.
Édith Masson : Des carpes et des muets, éditions du Sonneur.
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