J'ai toujours eu beaucoup de mal à parler de Matthieu Messagier.
L’œuvre, abondante, foisonnante, déjà plus de soixante-dix livres, ne cesse
pourtant de m'émouvoir. La difficulté vient d'ailleurs. Elle jaillit
dès que j'essaie de noter, saisies au vol, les multiples émotions
perçues au fil des lectures. Chercher à les réunir, à les assembler, en
gerbe, pour mieux les toucher, et plus encore en révéler les origines, a
jusqu'à présent fragilisé mes différentes approches. Force m'est
d'admettre qu'on n'aborde pas cette écriture, tendue à l'extrême, dotée
d'une énergie hors pair, en se présentant à elle de face, les bras
ballants, muni, piètre bagage, d'une petite boîte à outils critiques et
de quelques résidus de poussières d'école...
Ce fleuve qui enfle, et déboule entre les pierres, prenant souvent des
allures de torrent, semble dire au lecteur mal préparé (que je suis) de
ne pas trop s'exposer aux vertigineux fracas à l’œuvre dans ses
cascades. Il vaudrait mieux qu'il reste tranquille sur la berge, loin
des remous et des spirales d'écume... À lui le loisir de bouger, de sinuer, passant du Précis de l'hors rien aux Archives dispersées en glissant, si ça lui chante, Des larmes sur une véranda de massepain. À lui d'aller, de venir, d'un livre l'autre à la rencontre d'une voix
singulière... Mais qu'il ne se mêle pas du reste, et surtout pas des
intimités de l'herbe et de la rosée, secrets ou intuitions qui somnolent
dans des valises remplies de ouate... À portée de main d'un homme qui
poursuit une grande aventure, là-bas, en son pays de Trêlles, où il
m'accueillit un jour de pluie, heureux, souriant sous un grand parapluie
en compagnie de son chien Boulou qui ouvrait la route au fauteuil roulant en
écartant prestement les deux ou trois jars énervés qui s'égayaient au
milieu du chemin, là-bas où « sur les langes sont des doigts de sang »,
dans des contrées humides où « les couteaux d'inondation racontent des
géographies blêmes de poumons dévalés », sans demander d'explication à
personne. Vivant, fébrile, dans « l'éclat de la non demande à rien ».
Les premiers poèmes publiés de Matthieu Messagier (qui en réalité écrit
depuis l'enfance) ont commencé à circuler en fin 1971 lors de la
parution d'un livre collectif, Manifeste électrique aux paupières de jupes,
édité par François Di Dio au Soleil Noir. On y lisait des voix pour la
plupart inconnues : Zéno Bianu, Michel Bulteau, Jean-Jacques Faussot
entre autres. Ce qui se disait là semblait venir « d'un sang qui
sourdait de jeunes fruits de coque verte » (1). Une cérémonie entre
riffs et caresses. Un chemin lacté, sonore, un peu chaotique avec,
lancés dessus, 16 poètes (et presque autant d'étoiles filantes) qui, se
croisant, froissaient, jetaient par-dessus bord la sacro-sainte image du
soliste rivée à sa solitude mansardée. D'autres, au même moment, dans
cet après 68 en quête de recherche et de rupture, s'assemblaient
également, dans des parages voisins, pour publier Le manifeste froid (2). Et ailleurs, un peu plus chamboulée mais tout aussi collective, naissait l'épopée TXT …
Il faut évidemment se méfier des raccourcis faciles mais tout de même,
vu d'ici, autrement dit de loin, et après coup, quelque chose avait bel
et bien l'air de se passer dans le petit domaine de la poésie française
d'alors.
Que Matthieu Messagier débarque ainsi, en force, et néanmoins en
lisière, avec d'autres, « par brèves fulgurances, dans les interstices
d'un langage détruit », (pour reprendre les propos d'Alain Jouffroy à la
sortie du Manifeste électrique) n'a rien d'anodin. On se
trouvait en présence d'une écriture libre, légèrement démarquée, et déjà
sûre d'elle. Il n'y avait (et il n'y a) chez ce poète aucun
balbutiement. Avec lui, on ne tâtonne pas, on touche... Un an plus tard,
seul cette fois, dans Nord d'été naître opaque, Messagier,
évoquant à l'occasion ses « rites de poète arraché des laboratoires
blêmes », ira plus loin, voyageant, par méandres, dans ce qu'il a conçu
comme devant être
un texte-itinéraire du geste dans la langue, poème évanoui,
livre-étamine blessé du septième océan particulier (…) un bruit de la
peau, un conte, un rite.
La grande mécanique est en route. Le corps est assez fort pour lui
résister. C'est qu'elle réclame, cette écriture. De l'énergie, de la
tension. Des morceaux d'enfance et sa part de dérision. De la vitesse
aussi. Et des éclats de lumière, de voix...
face magique moi s'enfance
puis furent ce large de peau de larmes élève
hors de lèvres l'aiguille paume lappe,
dit là laine de bague-jet, lente
ce mais l'oreiller l'ongle
appelle ce or neuf d'asphalte-brandit
pleure sa vague d'argile éteint limonade
en ça l'atome l'écriture
Le flux est rapide, la langue désarticulée, vouée au pilotage
automatique. Les mots, doubles, tordus, écrits dans un présent qui passe
en cascades, ne tiennent pas à se poser et à s'assembler pour émettre
ce qu'on appelle d'ordinaire un début de sens. Celui qui les conduit,
serrant à l'extrême ses lignes, lui qui se présente parfois, sourire aux
lèvres, « Kwakiut / exilé au pays du verbiage » et qui affirme « écrire
pour me distrayer », préfère porter ses poèmes ailleurs, vers des
transes plus éclatées. Le chant, électrique, proche, dans ses
ondulations, du cut-up cher aux poètes de la Beat Generation, est
essentiel. C'est lui, par delà brisures, syntaxes, ellipses, ratures et
grammaire chahutée, qui donne corps, couleurs, contrastes, rythmes et
voix au texte.
Messagier, d'un naturel discret, se contentant de semer, ici et là, au
fil des livres, quelques indices, lève dans ses conversations
avec Renaud Ego (3), un coin du voile. « C'est l'oral de l'image qui
passe avant son visible, comme si l'image passait par la bouche et non
par les yeux ». En réalité, ce sont tous nos sens qu'il sollicite. Son
écriture récupère sans cesse, au « sortir du hasard », d'indicibles
buées d'émotions. Elle décrit ici « des hivers sculptés à la oiseau
maritime », là une « allée affable » ou « le chant de la grive / à son
lin remis », ailleurs « la suavité du sucre d'un coin de rue ». Il y a
de quoi être décontenancé, d'autant que ce sont ces mots, que l'on dit
mal associés, venus se poser et s'unir en un même vers, qui insufflent
leur énergie au poème. L'attelage a de l'allure. Messagier, qui attend
« la neige des dessins animés américains (…) pour « dévaler les pentes
de l'écriture », le guide d'une main ferme. Vers d'étranges galaxies.
S'il est un thème (désir) récurrent dans cette œuvre, c'est bien celui
du voyage. Une mobilité associée à une certaine projection dans le
temps, celui-ci devenant, presque toujours, relatif.
L'heure de mille ans
L'heure d'une seconde,
Pareil.
Il faut la rendre.
Note-t-il en ouvrant Un livre d'heure – qui succède, dans Les Chants tenses (4), au Voyage à la planète
– où fleurissent les décalages horaires. Il capte les fuseaux avec
agilité. Les glisse dans ses pensées et leur demande de le mener très
loin, entre « Cachemire et coquillettes », du chant de l'aube aux épines
phosphorescentes de la nuit noire, récupérée dans quelque pinède de son
choix.
Avec l'origine nous avons beaucoup voyagé
De l'hiver austral des cieux roses et bleus
Au talus prodigieux des ophrys et des trolles.
Chez
Matthieu Messagier, l'imaginaire saute allègrement d'un continent
l'autre. On trouvait déjà cela, cette « fausse errance à l'illusion
légère », dans ses premiers textes. Elle est aujourd'hui plus manifeste
encore. Située à des années lumières de tout exotisme. Et de quelque
tourisme (fût-il littéraire) de croisière que ce soit. Ce que l'on
surprend chez lui est de l'ordre de l'éblouissement. Le voyage est, par
bonheur, désorganisé (ou pas organisé du tout, voire abstrait, immobile,
inventé). Un lieu, un prétexte et un point de chute à l'hôtel (où l'on
« descend », le temps d'un poème) : il n'en faut pas plus à l'auteur
pour enclencher le rêve, se propulser en Chine, au Mexique, en Russie ou
ailleurs en en profitant pour apprécier sous un angle différent ses
territoires intérieurs et familiers. Ainsi, tous les poèmes du
Dernier des immobiles et de
À l'Ancre d'achronie
(5) sont écrits sur du papier portant en en-tête le nom d'un hôtel du
monde. C'est sa façon d'aller voir ailleurs. Et de s'y repérer,
pleinement, les sens en alerte, la pensée cavaleuse. « Un voyage absolu /
Une réponse de l'esprit aux insuffisances du corps » écrit-il, sans
s'attarder sur les douleurs de ce corps qui, rattrapé par la maladie, ne
lui permet plus guère de quitter le pays de Trêlles (sa petite vallée
avec, au fond, un ruisseau) et « Le Moulin », à Colombier-Fontaine, dans
le Doubs, où il réside... Comment ne pas songer, un instant, à cet
autre, très proche équilibriste, Stanislas Rodanski, voyageur de même lignée qui parvint à se maintenir au-dessus du vide tout au long de son livre
La Victoire à l'ombre des ailes...
Le Moulin (et ses alentours) est devenu l'un des éléments du puzzle. À peine revenu, tout étourdi, du détroit de Béring ou des Appalaches, il y
fait provision de graminées en tous genres. Il adapte le paysage à ses
humeurs. Tente « quelques lapsus tels la nostalgie errante des vanesses
de l'ortie ou des friselis de vent. » Il file ensuite aux rivières, aux
filets torturés, aux fontaines cachées, aux pluies lentes et à toutes
les eaux qui courent, empruntant le dénivelé des collines pour venir
mouiller dans ses textes. Il y entend « des dictées d'organdi aux
nageoires d'odeurs » qu'il transcrit illico sur ses feuilles. Le Carnet du dehors l'accompagne. Il y dessine des corridors d'images. N'hésite pas à y ajouter les multiples personnages qui, apparus dès Les laines penchées (6), débarquent à l'improviste dans ses livres. On y voit Vic et Eance, et Franz Kafka chez le tailleur,
et Agrippine et Aristobule, et Métavenin et les doryphores, et Jeanne
Duval et le chat, et Victor Aigue-Rose et Esther Della Verna... Beaucoup
d'autres encore, tous plus ou moins d'accord pour affirmer, avec ce
metteur en scène grave et léger, tour à tour désinvolte et désemparé,
que l'on « peut vivre une vie entière en un seul matin doux ». À condition de croire aux légendes vraies, d'
aller à mi-boire
respirer
de ces lèvres
qui endorment
le tourment
sous
l'égide...
et de retourner, en quelque « dormir réveillé », la face cachée des
éboulis du réel. Histoire de les toiser enfin sous un jour heureux, en
grande liberté (de ton, de forme et d'inspiration). Sans parti-pris
formel, sans anathèmes jetés à la sauvette, sans clivages et sans
frontières entre le travail sur la langue et l'élaboration du chant.
(1) Matthieu Messagier, extrait d'un texte écrit avec Michel Bulteau,
Manifeste électrique aux paupières de jupes, Le Soleil Noir, 1971,
(2) Jean-Christophe Bailly, Yves Buin, Serge Sautreau et André Velter,
Le Manifeste froid, 10-18, 1973
(3) Renaud Ego, Matthieu Messagier,
l'arpent du poème dépasse l'année lumière (essai, suivi d'un choix de poèmes, édition Jean-Michel Place, 2002,
(4) Matthieu Messagier,
Les chants tenses, Flammarion, 1996,
(5) Matthieu Messagier, Le Dernier des immobiles, Fata Morgana, 1989 et À l'Ancre d'achronie, Fata Morgana, 1999,
(6) Matthieu Messagier,
Les Laines penchées, Seghers, 1975.
Logo : Le dernier des immobiles,
film de Nicola Sornaga. (Point de départ : Nico, un jeune Werther
déglingué, part à la rencontre de Matthieu Messagier, un poète qui lit
L'Équipe en fumant des havanes.)
Parmi les récents titres de Matthieu Messagier :
Poèmes sans tain, Flammarion, 2010,
Le Journal Perdu de Littera Lord de la Bijouterie, Impeccables, 2013,
La dernière écriture du simplifié, Le Castor Astral, 2013,
Le Pays de Trêlles, site consacré à Matthieu Messagier, s'ouvre
ici