Liev est un personnage étrange et déroutant. Brosser son portrait paraît
de prime abord difficile. On fait sa connaissance à l’instant même où
il descend d’un car, se retrouvant dans un paysage qui a des allures de
morne plaine et où personne, à part un homme à vélo qui s’arrête pour
lui demander ce qu’il fait là, ne semble vivre. L’inconnu le rassure
néanmoins en lui disant qu’il est sur la bonne route et que le village
de Kosko, où il se rend pour prendre ses fonctions de précepteur, n’est
plus très loin.
« On n’avait pas l’air d’attendre Liev à Kosko. La femme qui l’avait
introduit à "l’office", comme elle disait, ne semblait pas savoir qui
il était ni pourquoi il était là. »
Le problème, et cela le déçoit, c’est que les enfants ne sont pas
présents. Ils sont en vacances et n’arriveront que plus tard. Liev, qui
pense beaucoup, et qui retourne chaque mot ou expression dans sa tête
pour tenter de bien comprendre ce qu’on lui dit, imagine qu’ils viennent
sans doute de contrées lointaines et qu’il leur faudra encore un peu de
temps avant de rejoindre Kosko. En attendant, on l’emploie comme
sous-intendant. Il doit recopier des factures dans un registre. La vie
s’organise doucement. S’il se laisse volontiers porter par les
événements, il n’en demeure pas moins attentif aux détails qui rythment
son quotidien. Son esprit d’escalier est mis à rude épreuve. Il y a un
décalage constant entre sa perception des faits et la réalité elle-même.
En fait, tout se passe comme si Liev vivait à la place d’un autre. Qui
serait Liev et pas Liev.
Et c’est justement ce genre d’interstice que Philippe Annocque aime
visiter. Celui-ci, il le suggère et s’y glisse avec subtilité. Liev,
qu’il invente sous nos yeux, a une personnalité peu commune. On la
découvre au fil du texte. Il s’avère peu bavard. Semble avoir de
sérieux problèmes avec la logique. Ne sait jamais si on lui veut du bien
ou du mal. Il subit plus qu’il ne décide. Il va pourtant vivre à Kosko
une grande histoire d’amour. C’est en tout cas ce que l’on peut penser
en apprenant qu’il s’est fiancé avec Mademoiselle Sonia, la fille de la
maison. Mais rien n’est vraiment avéré. Tout est sujet à caution. C’est
là la force du roman. On en vient forcément, à un moment donné, à se
demander qui est ce Liev qui reste étrangement à distance de presque
tout ce qui lui arrive. Est-ce un rêveur, un absent, un malade, un homme
naïf mais dangereux, un fabulateur, un schizophrène ? La réponse,
cinglante et inattendue, viendra en fin d’ouvrage. Clôturant un livre
rare et épatant. On en sort sonné et admiratif. Heureux d’avoir ainsi
été porté, et transporté, en territoire inquiétant par l’impeccable
virtuosité de Philippe Annocque.
Philippe Annocque : Pas Liev, Quidam éditeur.
Philippe Annocque : Pas Liev, Quidam éditeur.
Bonjour Jacques. Envie de lire, de découvrir ce Pas Liev - ou pas !
RépondreSupprimerSerge, c'est un excellent livre. Le meilleur (à mon avis) de la cuvée d'automne 2015.
Supprimer