Paris, fin des années 60, début des années 70. Kanaan, étudiant en
droit, venu d’Afrique après avoir séjourné aux États-Unis puis à Alger,
réside sur le campus universitaire de Nanterre-la-Folie. À proximité,
vivent les travailleurs immigrés logés dans des bidonvilles construits à
la va-vite, avec des feuilles de tôle et des matériaux trouvés sur les
chantiers. Il ne quitte ce décor que pour rejoindre, de temps à autre,
son amie Anna dans l’Yonne. Mais il n’en peut plus. Se sent trop à
l’étroit. Et décide de tout plaquer. Pour mettre plus d’intensité, plus
de vibrations, plus de liberté dans son existence.
« Quel con j’ai donc été de passer ma vie à chercher des fantômes !
Je cherchais à me purifier, à atteindre le noyau, le diamant, mon
centre, là où c’est propre et net. Mais il n’y a rien, le centre est
partout et nulle part. Alors en finir. Qui veut voyager loin part de
haut, de très haut. »
Il rompt les amarres. Garde en lui trop de rage, de colère, de fougue
et d’envies diverses pour se satisfaire d’une routine qui commence à
le museler. Il lui faut s’échapper, découvrir les quartiers animés,
vivre au cœur de la nuit parisienne, sonder les bas-fonds de la ville,
se rapprocher de ceux qui lui ressemblent, tous ces frères en précarité
qui sont rejetés, qui subissent le racisme au quotidien, qui sont une
proie facile pour les marchands de sommeil et dont certains vont,
d’ailleurs, bientôt mourir brûlés dans un foyer d’infortune d’où il
sortira lui-même très éprouvé.
« Je me réveille tout blanc. J’étouffe sous les bandages et les
pansements qui serrent partout mon corps. Évidemment je suis dans un
hôpital. Il y a deux nègres assis au pied de mon lit. Ils ont dû guetter
mon réveil.
Bonzour, mon frère ! Dit l’un, le plus gros. C’est le type gros-nègre-très-marrant.
Je lui fais un signe de la tête. L’autre me dit bonjour avec un petit
sourire. Front large et fuyant, calvitie précoce, un rien
d’intellectuel. Mais il n’a pas de lunettes. »
Le salut pour Kanaan – qui erre de Barbès au quartier Latin – viendra
du théâtre. De la troupe qu’il va créer peu après l’incendie
(qui rappelle celui qui eut lieu à Aubervilliers en début janvier 1970,
où cinq Africains trouvèrent la mort) en compagnie de ceux qui, comme
lui, entendent mettre des mots sur leur condition de parias et les
scander haut et fort en public afin d’organiser une riposte inventive,
politique et sociale.
« Sortez, Négraille ! Pas pour hurler votre négritude, cette bavure
melliflue autour des lippes de travestis, cette guimauve qui traîne
encore sur vos corps. Sortez, pas pour hurler des chefs-d’œuvre en
ruine ! Debout, Nègres, immigrés, émigrés de la chaîne. Pas besoin de
ces monades d’eunuques. Il y en a qui chantent encore ça, des merlins !
Debout pour leur enfoncer leurs flûtes dans le gosier avec ces
sifflements de catins. »
Au fil du texte, le parcours du narrateur recoupe de plus en plus celui de l’auteur.
Saïdou Bokoum
(Guinéen né au Mali en 1945) est en effet l’une des figures marquantes
du théâtre africain. Le groupe qui se nomme "Kotéba" dans le roman
s’appelle en réalité "Kaloum tam-tam", dont il fut l’un des initiateurs,
qui fut invité au festival d’Avignon dès 1969, se produisant ensuite en
Europe puis en Côte d’Ivoire.
Chaîne est son unique roman.
Publié une première fois en 1974 chez Denoël, il l’a, depuis,
entièrement réécrit. Décrivant la misère, mais aussi l’espoir, dans une
ville arpentée jusqu’en ses recoins insoupçonnés, il offre une lecture
imparable de la vie des étudiants ayant quitté l’Afrique pour le Paris
(tout juste) post-colonial de la fin des années 60. Son cri vient de
loin. De bien plus loin que lui. Il le fait résonner, lui donne une
grande ampleur et le dote d’échos multiples, qui se répercutent au cœur
de cette nuit urbaine qui en est le centre de gravité. C’est là, au
creux des zones mal éclairées, dans les cafés où il va puiser son
énergie, au contact des femmes qu’il aime aimer, que naît ce chant
profond porté par une langue audacieuse, enflammée, fougueuse et
incantatoire.
Saïdou Bokoum :
Chaîne ou le retour du Phénix, postface de Nicolas Treiber,
Le Nouvel Attila.