mercredi 27 décembre 2017

Le perdant

Le perdant dont il est ici question est un terme marin qui évoque la baisse verticale du niveau de l’eau à marée descendante. Et c’est effectivement ce qui apparaît quand la mer se retire, ce qui reste sur le sable ou entre les rochers, ce qui remue dans les trous d’eau et dans les vasières qu’Erwann Rougé inscrit dans ses poèmes. Il y ajoute les variations de couleurs et de lumière, les ombres changeantes, les silences entrecoupés par le froissement du vent ou des vagues.

« le sel creuse à peine les blessures. les pas se dénouent, ne se donnent à rien, à l’inutile, aux décousures. la ligne des sables monte au point de brume. »

L’homme avance pas à pas dans cette immensité qui s’ouvre. La marée basse agrandit l’île sur laquelle il se trouve. Il lui faut s’y adapter, poser sa respiration, définir un point d’équilibre, appréhender le côté éphémère des choses et peu à peu s’oublier pour ne devenir qu’un point infime dans le paysage.

« on appartient aux débris d’os blancs et de bois blanchis, aux claquements de becs, au fracas où nous nous perdons. »

Seuls les haies, les champs, les pins des bords de mer restent à leur place. Ce qui ne les empêche pas de ressentir eux aussi les remuements dus aux mouvements de l’eau qui, au fil des marées, serre ou desserre son emprise.

Ces changements continus, Erwann Rougé les relie fréquemment aux soubresauts du corps. Qui n’est pas insensible à ce qui se passe au dehors. Il procède par proses brèves, délicates et intuitives qui ne se referment jamais sur elles-mêmes et dans lesquelles il note ce qu’il voit, ce qu’il perçoit et ce que lui suggèrent ces différents mouvements (de l’océan, de l’air, des paysages, des oiseaux et des bestioles invisibles) qui influent jusque dans son corps et sa mémoire.

Erwann Rougé : Le perdant, éditions Unes

samedi 16 décembre 2017

L'Anglais volant

Fayolle a été le théâtre d’un événement à peine croyable. Un Anglais, venu d’on ne sait où, probablement d’Angleterre, et qui descendait vers le Sud, s’est arrêté en ville. Il portait sur son dos un formidable barda. Un sac de géant qui dépassait d’un bon buste d’homme du haut de son dos. Le soir de son arrivée, il a trouvé à se loger chez l’habitant et est reparti bien avant l’aube, avançant droit devant lui, sans se retourner, disparaissant derrière les forêts et les collines. Il n’a refait surface que le lendemain soir, défaisant son bagage pour offrir un spectacle de marionnettes aux habitants réunis sur la Grand Place avant de passer la nuit allongé sur l’une des tables du café d’en face. C’est le jour suivant que l’incroyable a eu lieu.

« Le premier geste que l’on a eu a été de tendre les bras pour le retenir, pour l’empêcher d’aller se fendre le crâne sur les pierres plus bas, on a fait un bond vers lui mais déjà il avait basculé, c’était trop tard, il s’était élancé, on a crié : Il est fou ! ».

L’Anglais, en présence de nombreux villageois qui l’avaient accompagné jusque là, venait de s’élancer du haut du plateau au bord duquel il s’était figé. Tous ont préféré fermer les yeux à cet instant précis et ne les rouvrir que pour se pencher face au vide afin de voir ce qu’il en était de l’homme démantibulé qui devait s’être écrasé en contrebas.

« On l’a aussitôt cherché vers le bas, certain de voir son corps emporté dans le vide ou rebondir contre les rochers, immobilisé dans un creux ou brisé contre l’arête d’une roche. »

Ne voyant rien, plusieurs eurent le réflexe de lever les yeux et c’est là qu’ils l’aperçurent pour la dernière fois.

« Il était déjà haut, les bras étendus pour se donner de l’équilibre, il était déjà au-dessus des nuages, on a vu sa silhouette glisser sur le fond des nuages et du ciel. »

C’est cette histoire que se remémorent les villageois réunis dans la salle du café. Tous ceux qui l’ont vu, de près ou de loin, racontent ce qui les a fascinés dans l’attitude de l’Anglais qui est reparti de Fayolle en volant, emportant avec lui ses secrets et ce grand sac qui contenait ce qui, d’habitude, tient plutôt dans une maison. Il y transportait une bibliothèque, des dizaines de livres, des cartes, une table pliante avec des bancs, des ustensiles de cuisine, de nombreux plats, des chaussures, une toile de tente, du thé, des théières, etc.

Le livre de Benoît Reiss se rapproche beaucoup du conte. L’invraisemblable y noue sa légende. Il devient réel. Détient sa part de vérité. Et accueille la fantaisie à bras ouverts. Il y a dans ce roman (réjouissant et plein de surprises) une fraîcheur, une légèreté et des bouffées d’air pur qui stimulent l’imagination, y faisant entrer des rêves capables de prendre de la hauteur pour mieux saisir les morceaux d’un territoire (tout particulièrement le Café de la Place à Fayolle) en train de tisser sa propre histoire en dessous.

Benoît Reiss : L’Anglais volant, Quidam éditeur.

vendredi 8 décembre 2017

Sous les serpents du ciel

L’histoire débute au moment même (au milieu du vingt-et-unième siècle) où les pans du grand barrage qui coupait un territoire du Moyen-Orient en deux commencent à se fissurer. Cela a lieu vingt ans, jour pour jour, après la mort de Walid, un adolescent tué dans des conditions mal élucidées alors qu’il faisait voler son cerf-volant au-dessus de cette frontière imposée. C’est cet événement qui est au centre du livre. Quatre personnes (Daniel, un ancien moine, Mike, le responsable du checkpoint, Djibbril, le "Parisien Volant", chef des Border Angels et Samuel, ancien observateur de l’ONU) prennent tour à tour la parole pour rappeler qui était Walid et quel fut son combat. À ces voix, se joignent celle du disparu lui-même ainsi que le chœur des femmes qui scandent leur révolte.

« Tu es né avec ce siècle, Walid, mais tu n’auras connu que l’ère des serpents d’airain, des voûtes de verre et des vols de bourdons. Tu n’auras pas vu les murs tomber, s’ériger de nouveau, retomber, tu n’auras pas vu revenir dans nos chaumières la peur des barbares, à l’heure où les vieilles frontières se secouent telles des chaînes de volcans mal éteints. »

Walid Al-Isra est devenu au fil du temps, et par delà la mort, une figure de cet archipel qui regroupe de nombreux confettis de terre, et autant de colonies, disséminées derrière le mur. Pour défier les autorités qui furent à l’origine de l’imposante clôture, l’adolescent avait trouvé un moyen plus efficace que les lancers de pierres ou de roquettes. Il s’était mis à fabriquer des cerf-volants qui déployaient leurs formes colorées et leurs messages codés de l’autre côté du grand barrage.

« J’ai cru un instant qu’il était ressuscité. Qu’il revenait sur terre pour exiger l’éclaircissement de cette affaire. Pour obtenir un procès. Walid Al-Isra, oui, le révolté au cerf-volant, comme ils disaient là-bas. Cette graine de terroriste qui nous aura bien roulé dans la farine. Cette petite frappe que le monde entier nous accuse d’avoir pulvérisée. »

Celui qui parle ainsi, c’est Mike, l’officier de réserve en charge du checkpoint, qui se souvient lui aussi, alors que le béton est en train de céder, et qui explique comment on décida un jour de "neutraliser" ce gamin qui se servait de son jouet volant en le transformant en une arme redoutable, dissimulant peut-être en son centre un drone actionné à distance.

« Ce jour-là, les longues heures de traque étaient infinies, tu voyais Walid zigzaguer sur l’écran derrière son machin volant. »

L’explication finale, c’est Walid en personne qui la dévoilera. Mais auparavant les voix (différentes et complémentaires) se succèdent et se libèrent, plusieurs fois de suite, disant la répression, l’impossibilité de vivre dans la peur, exprimant les colères et les violences, notant la montée des fondamentalismes, l’arrivée des "barbuques" et de leur armée noire dans des pays proches, donnant à lire la géographie des lieux et leurs enjeux stratégiques, tout au long d’un roman intense et envoûtant. Emmanuel Ruben développe son texte en lui procurant une grande ampleur. Sa narration monte par paliers. Il fait bouger son récit dans quelques unes des zones les plus sensibles du monde. Il nous offre, de plus, çà et là, des indices précieux pour localiser les lieux où se situe cette épopée pleine de voix vives, de vécus douloureux et de tensions exacerbées.

Emmanuel Ruben : Sous les serpents du ciel, éditions Rivages.

vendredi 1 décembre 2017

Bavards comme un fjord

Escale en Norvège. Dans un paysage saisi par l’hiver. Avec en toile de fond le froid coupant, les toitures et les routes enneigées, les pistes de ski, la cafétéria et la mine. C’est là qu’Isabelle Flaten situe son roman. Comme à son habitude, elle brosse, par petites touches, un portrait incisif des quelques personnages qu’elle suit pendant un certain laps de temps. Ceux-ci se nomment Dag et Swein, qui sont frères, Gunhild, leur mère, Sigrid, la femme du premier (qui aurait sans doute préféré être celle du second) et Alma, avec qui Swein envisage de partir vivre ailleurs.

Tous (à part la mère au regard dur et aux propos blessants) sont plus ou moins contraints de se battre avec (et contre) eux-mêmes. Une situation imprévue peut les déstabiliser. Les plus sensibles (Swein et Sigrid) sont les plus maladroits. Leur être intérieur est tourmenté. Leur manque de confiance peut les faire basculer en une seconde. Et cela, ce point-limite, Isabelle Flaten l’explore avec attention. Elle tourne autour, note les traits de caractère différents, la confusion des sentiments, l’impossibilité de se retrouver sur la même longueur d’ondes.

Swein, qui voit ses espoirs d’envolée en duo rapetisser jour après jour, finit par jeter l’éponge. Quant à Sigrid, en rentrant une nuit de son travail à la cafétéria, sur une route prise par le brouillard et la neige, elle sent un choc, « un bruit sec et sourd, puis une secousse » sous sa voiture et se persuade que c’est elle qui a heurté la jeune fille que l’’on a retrouvé inanimée au bord de la chaussée le matin suivant. Elle va vivre avec cet obsédant sentiment de culpabilité. Incapable de décider ce qu’elle doit faire, et ne parvenant pas à atténuer ses penchants irrationnels, elle colmate son mal-être en allant chercher l’apaisement entre les bras d’un Don Juan local.

L’efficacité de l’écriture (à la fois simple et ciselée) d’Isabelle Flaten tient à sa capacité à maintenir ses personnages dans des situations inconfortables. Elle sonde à la perfection leurs hésitations, leurs frustrations, les déceptions qui les animent et la monotonie de leur existence. Une seule phrase peut précipiter leur chute. Ou, au contraire, les sortir d’une mauvaise passe. Un couperet invisible semble en permanence suspendu au-dessus de leur tête. Il arrive qu’il tombe. À cause d’une parole un peu rude. Ou mal interprétée. Ou inappropriée.

Isabelle Flaten : Bavards comme un fjord, Le Réalgar.

mardi 21 novembre 2017

Chaîne

Paris, fin des années 60, début des années 70. Kanaan, étudiant en droit, venu d’Afrique après avoir séjourné aux États-Unis puis à Alger, réside sur le campus universitaire de Nanterre-la-Folie. À proximité, vivent les travailleurs immigrés logés dans des bidonvilles construits à la va-vite, avec des feuilles de tôle et des matériaux trouvés sur les chantiers. Il ne quitte ce décor que pour rejoindre, de temps à autre, son amie Anna dans l’Yonne. Mais il n’en peut plus. Se sent trop à l’étroit. Et décide de tout plaquer. Pour mettre plus d’intensité, plus de vibrations, plus de liberté dans son existence.

« Quel con j’ai donc été de passer ma vie à chercher des fantômes ! Je cherchais à me purifier, à atteindre le noyau, le diamant, mon centre, là où c’est propre et net. Mais il n’y a rien, le centre est partout et nulle part. Alors en finir. Qui veut voyager loin part de haut, de très haut. »

Il rompt les amarres. Garde en lui trop de rage, de colère, de fougue et d’envies diverses pour se satisfaire d’une routine qui commence à le museler. Il lui faut s’échapper, découvrir les quartiers animés, vivre au cœur de la nuit parisienne, sonder les bas-fonds de la ville, se rapprocher de ceux qui lui ressemblent, tous ces frères en précarité qui sont rejetés, qui subissent le racisme au quotidien, qui sont une proie facile pour les marchands de sommeil et dont certains vont, d’ailleurs, bientôt mourir brûlés dans un foyer d’infortune d’où il sortira lui-même très éprouvé.

« Je me réveille tout blanc. J’étouffe sous les bandages et les pansements qui serrent partout mon corps. Évidemment je suis dans un hôpital. Il y a deux nègres assis au pied de mon lit. Ils ont dû guetter mon réveil.
Bonzour, mon frère ! Dit l’un, le plus gros. C’est le type gros-nègre-très-marrant. Je lui fais un signe de la tête. L’autre me dit bonjour avec un petit sourire. Front large et fuyant, calvitie précoce, un rien d’intellectuel. Mais il n’a pas de lunettes. »

Le salut pour Kanaan – qui erre de Barbès au quartier Latin – viendra du théâtre. De la troupe qu’il va créer peu après l’incendie (qui rappelle celui qui eut lieu à Aubervilliers en début janvier 1970, où cinq Africains trouvèrent la mort) en compagnie de ceux qui, comme lui, entendent mettre des mots sur leur condition de parias et les scander haut et fort en public afin d’organiser une riposte inventive, politique et sociale.

« Sortez, Négraille ! Pas pour hurler votre négritude, cette bavure melliflue autour des lippes de travestis, cette guimauve qui traîne encore sur vos corps. Sortez, pas pour hurler des chefs-d’œuvre en ruine ! Debout, Nègres, immigrés, émigrés de la chaîne. Pas besoin de ces monades d’eunuques. Il y en a qui chantent encore ça, des merlins ! Debout pour leur enfoncer leurs flûtes dans le gosier avec ces sifflements de catins. »

Au fil du texte, le parcours du narrateur recoupe de plus en plus celui de l’auteur. Saïdou Bokoum (Guinéen né au Mali en 1945) est en effet l’une des figures marquantes du théâtre africain. Le groupe qui se nomme "Kotéba" dans le roman s’appelle en réalité "Kaloum tam-tam", dont il fut l’un des initiateurs, qui fut invité au festival d’Avignon dès 1969, se produisant ensuite en Europe puis en Côte d’Ivoire. Chaîne est son unique roman. Publié une première fois en 1974 chez Denoël, il l’a, depuis, entièrement réécrit. Décrivant la misère, mais aussi l’espoir, dans une ville arpentée jusqu’en ses recoins insoupçonnés, il offre une lecture imparable de la vie des étudiants ayant quitté l’Afrique pour le Paris (tout juste) post-colonial de la fin des années 60. Son cri vient de loin. De bien plus loin que lui. Il le fait résonner, lui donne une grande ampleur et le dote d’échos multiples, qui se répercutent au cœur de cette nuit urbaine qui en est le centre de gravité. C’est là, au creux des zones mal éclairées, dans les cafés où il va puiser son énergie, au contact des femmes qu’il aime aimer, que naît ce chant profond porté par une langue audacieuse, enflammée, fougueuse et incantatoire.

 Saïdou Bokoum : Chaîne ou le retour du Phénix, postface de Nicolas Treiber, Le Nouvel Attila.