samedi 21 avril 2012

La passe

Il y a des livres dont on hésite à parler tant l’intimité qui les porte et la retenue pudique de leur auteur nous incitent à ne dévoiler qu’avec parcimonie les épisodes douloureux qui s’y impriment. La passe d’Antoinette Dilasser en fait partie. Son récit, qui ne met jamais le lecteur dans une position de voyeur malgré lui, incite au murmure et au partage. Ce qu’elle transmet par touches brèves et continues, la maladie de son compagnon, le grand peintre François Dilasser, obligé de vivre dans une maison où demeurent ceux qui ont oublié qui ils sont, elle le fait en évitant l’épanchement et en vivant résolument au présent. Sa sagesse est égale à sa discrétion sans qu’elle ne s’empêche, pour autant, de livrer le désarroi qui parfois la submerge.

« Je suis ici, tu es ailleurs. Il n’y a plus de lien entre ces lieux étanches, est-ce que c’est ainsi, les cases qui nous sont imparties ne communiquent pas, autrefois tu as dessiné des bonshommes au tronc ligoté, chacun prisonnier de son casier, tu savais ? »

Il lui arrive d’interroger l’œuvre, de déceler après coup dans tel ou tel tableau les prémices insoupçonnés de la maladie à venir. Elle peut, de même, en se remémorant quelques attitudes, ou d’anciennes lectures, ou les silences prolongés du peintre, y voir, après coup, des possibles symptômes qu’elle regrette de ne pas avoir su interpréter.

« À présent je pense que tu avais compris, tu savais depuis longtemps, tu n’as rien dit, dire n’était pas ton fort, mais tu avais peur. Ton angoisse. Le dernier carnet. Et j’ai laissé courir. Je t’ai fait ça. Je me protégeais ? »

Passant par différents sentiments, de la culpabilité à la colère, puis de l’incompréhension à la détresse, Antoinette Dilasser travaille à la fois sur elle-même et sur son texte pour parvenir à un ensemble où l’acceptation des faits, même s’ils sont pénibles et sans rémission, finit par s’imposer. Elle pose sa vie en se donnant à ses activités quotidiennes et en s’entourant du mieux possible, rendant visite régulièrement à son mari, trouvant à ses côtés une petite communauté qui lui devient familière et où chacun aide l’autre malade à sa façon. Chaque être qu’elle rencontre est décrit avec cette manière très particulière et efficace qu’elle a de dessiner, en quelques traits, un visage, un regard, une personnalité attachante. Elle aime les autres. Cela transparaît dans ce livre qui n’est pas vraiment de deuil mais plutôt de présence.

« Ordinaire des jours. Tu me parles, je distingue des mots, hier c’était le mot “six” , nos enfants, ton visage s’éclaire quand j’ai compris. C’est peu mais ça enferme une somme infinie de tendresse. »


 Antoinette Dilasser :La passe, éditions Le Temps qu’il fait.

jeudi 12 avril 2012

Cuisine

Cuisine, le nouveau livre d'Antoine Emaz, paraît en version numérique chez publie.net. Il donne à lire, comme le faisait déjà Cambouis (paru au Seuil, collection « déplacements », en 2009, et également disponible en numérique chez le même éditeur), les multiples notes, échos, lectures, réflexions et échos familiers qui alimentent le vaste chantier d’écriture/lecture qu'il mène en continu. Ce livre est conçu tel un journal (ce qu’il n’est pas), de façon chronologique, avec pour chaque note une ou plusieurs entrées placée(s) à gauche sur la page. Ainsi Visage, vieillir :

« Rides. Visage qui prend de l’âge. Cela ne m’a jamais gêné, comme pour la barbe ou les cheveux blancs. M’ennuient davantage les récurrentes douleurs au dos ou à l’épaule droite, quand elles se réveillent. Pour les proches, j’ai mon visage, il vieillit à la vitesse du leur, rien de grave. Pour les autres, j’ai un visage de mots, et je ne sais ce qu’il peut être, ni s’il peut vieillir. »

Emaz se découvre ici tel qu’il est : avec pudeur et retenue. Il évoque son métier d’enseignant à Angers, ses fréquentes relectures de Reverdy, de Du Bouchet ou de Follain, ses incursions dans les carnets, notes ou journaux des autres (Hugo, Pascal, Jules Renard), son plaisir à entrer dans un nouveau livre de James Sacré, de Jean-Patrice Courtois, de Jean-Pascal Dubost, de Ludovic Degroote ou de Valérie Rouzeau en soulignant les lignes de force ou les variations qu’il y repère. Il explique sa relation à l’internet, sa fidélité et son bonheur de travailler avec Florence Trocmé pour Poezibao où il publie régulièrement des compte-rendus de lecture.

Les notes touchant le corps qui s’use, vieillit, fatigue trouvent leur équilibre grâce à celles qui s’attachent à la belle respiration que lui procurent les instants passés au jardin ou les haltes estivales à Pornichet. Le champ social est également très présent. Cela va des difficultés de son métier à celles rencontrées par les élèves et leurs parents en passant par le travail qui peut broyer des vies comme le montre la vague des suicides à France Télécom. C’est un homme à l’écoute et au contact permanent des autres (poètes ou pas) dont on peut, dans cet ensemble, prendre, page à page, le pouls.

Sa relation à l’écriture (ou à son absence, quand il est en panne) est évidemment au centre de sa réflexion.
« Le travail du poème doit être transparent, invisible : une machinerie de verre. »

Sa volonté d’aller « toujours au plus simple, jamais au plus facile » est indéniable. Il croit à la poésie et reste confiant quant à son avenir. Il existe de nombreux chemins secrets et en friche sur lesquels personne ne s’est encore aventuré et qui finiront bien par être explorés. Il en est convaincu. C’est le lecteur curieux, assidu, insatiable, avançant dans tel livre ou manuscrit, le crayon à portée de main, qui s’exprime ainsi.

Cuisine n’est pas à considérer comme l’envers du décor, comme la face cachée du poète Antoine Emaz. Il s’agit au contraire d’un livre qui prend place, de façon naturelle, dans son parcours créatif. En témoignent, s’il en était besoin, les nombreux passages où il revient sur l’écriture de Plaie (écrit en deux mois et retravaillé durant deux ans), sur la construction de Sauf, qui sort simultanément aux éditions Tarabuste, sur sa difficulté à écrire ou sur ce formidable terreau que constituent à ses yeux les lectures accumulées tout au long des dernières décennies.

Antoine Emaz : Cuisine, publie.net.

mercredi 4 avril 2012

Ames inquiètes / J'entends des voix

Marco Ercolani écoute, soigne et donne la parole aux grands inquiets. Il rompt le silence qui les entoure en publiant simultanément, en collaboration avec Lucetta Frisa (qui a révisé les textes), deux ouvrages. L’un est constitué de récits écrits suite aux entretiens réalisés auprès des malades qu’il a pris en charge tout au long de son travail de psychiatre à Gênes et en périphérie et l’autre regroupe des monologues (touchant à leurs hallucinations auditives) recueillis de décembre 2006 à février 2008. Les deux livres tentent de cerner la fragilité de ces êtres pris dans les mailles d’une folie qui s’exprime tour à tour par la colère, le délire, les crises de larmes, l’ennui ou l’anéantissement total... Tous disent leurs pulsions, leurs visions étonnantes avec un sens de la naïveté doublé d’un naturel qui leur fait souvent penser que ce sont eux qui sont dans la normalité. Certains ont simplement roulé à côté des rails. L’un en corrigeant un tableau de maître qu’il jugeait mal peint. L’autre en forçant la serrure d’une voiture dont il « voulait manger les vitres, le tableau de bord, le volant, le levier de vitesse » afin de mettre un terme à un trop long jeûne. Plusieurs, par contre, ont tué. Parce qu’ils ont cru voir dieu ou diable (très présents) en tel ou tel être ou parce qu’une voix leur a ordonné de passer à l’acte.

« Oui, je dors avec un porc. Et alors ? Il sent fort, et alors ? L’odeur est importante, vous ne savez pas ça, l’odeur est un signe... Un porc, lui ne me trahira jamais. N’est pas comme ces hommes qui vont et viennent sur ma terre sans faire de bruit, sans laisser d’odeur. Lui grogne, et méprise les étrangers qui salissent mes belles collines. Hier il me l’a dit : il faut faire justice. Il me l’a dit en un grognement très long. Et voilà, je lui ai obéi. Les animaux ont toujours raison. Je suis descendu dans la vallée et j’ai tiré des coups de fusil.

Voilà comment se défend un berger de vingt-deux ans qui a tué à coups de fusil vingt-sept personnes au supermarché de Sondrio et puis s’est enfui dans la montagne. »

Les témoignages ici rassemblés sont pour la plupart extraits de la grande folie. Ils émanent d’un monde avec lequel on prend d’ordinaire ses distances tant il peut faire peur. Leur force tient dans l’écriture à deux voix qui les portent. Marco Ercolani et Lucetta Frisa ne glissent jamais vers une curiosité malsaine. Le métier du premier et la simplicité narrative de la seconde les en préservent. La tendresse, l’attention vive, l’envie de comprendre et l’invitation au dialogue les placent naturellement en retrait. Pas de « je », pas de jugement, pas de diagnostic. Ils sont témoins. Ils laissent parler les patients et recueillent leurs propos sans forcer le trait, en les fixant patiemment dans des scènes brèves et réalistes.

« Ma retenue a été vaincue par la crainte qu’en absence de narrateur, ces histoires sombrent dans le silence », note Marco Ercolani qui a longtemps hésité à publier ce qui est du domaine de la confidence.

Sylvie Durbec, la traductrice, nous avait déjà permis de partager, par quelques extraits inédits publié dans le cahier de création de la revue en ligne du site "remue.net"  au  printemps 2010 : Sento le voci / J’entends des fous, sa découverte de ces textes et son désir de les lire à haute voix, passant instantanément, au fil de sa lecture, de l’italien au français.

 Marco Ercolani &Lucetta Frisa : âmes inquiètes (110 pages) et j’entends des voix (194 pages), traduit par Sylvie Durbec, éditions des états civils.

mercredi 28 mars 2012

Bryan Delaney

Trois livres (deux pièces de théâtre et une nouvelle) de Bryan Delaney, dramaturge irlandais né à Dublin en 1971, ont été publiés simultanément aux éditions Fissile l'an passé. Ils nous permettent d’entrer de plain-pied dans l’imaginaire débridé d’un auteur qui excelle à saisir physique et traits de caractères de personnages décalés, tous plus ou moins rêveurs désenchantés (voire désespérés), serrés dans un étau de réalité dont chacun essaie de s’extraire à sa manière. À l’image de Larry, « individu décrépi, misérable, bâti comme un jockey » (figure centrale de Larry se pend) qui, un sac à l’épaule, jette son dévolu sur un arbre en haut duquel il s’installe pour s’y pendre quand arrive, inopinément, un couple de touristes qui a choisi les abords du même arbre comme lieu de pique-nique.

« Larry : J’aimerais être seul.
La femme : Ne faîtes pas attention à nous. Faîtes comme si nous n’étions pas là.
L’homme : Si vous n’êtes pas content, vous n’avez qu’à vous trouver un autre arbre.. »

S’en suivent dialogues et retournements de situations imprévus où Bryan Delaney, pince-sans-rire à l’ironie mordante, lâche légèrement (et efficacement) la bride à ce qui fait la force de son écriture : le sens permanent du détail insolite, la parole bien ajustée et l’imparable avancée narrative qui accompagne des personnages en marge, décidés à accomplir d’ultimes coups d’éclat ou de folie, en guise de feux d’artifice, avant de prendre congé.

Ainsi Salomon (héros de la nouvelle La Lumière de Salomon) qui, à quatorze ans, ayant « contracté la cataracte », n’y voyant presque plus, se promène aux abords de la ville avec un chien, une cage à oiseaux sur le dos et une bible toute tachée des fientes des volatiles en rameutant périodiquement la foule pour dénoncer, à la criée, les agissements des notables locaux.

« Ainsi commença, au cœur d’un automne glacial, la croisade de Salomon pour nous apporter la lumière. Chaque semaine, une nouvelle personne était sacrifiée sur l’autel du ridicule. Les célébrations étaient de plus en plus drôles et féroces. Il démolissait ses victimes les unes après les autres. »

Chez Delaney, les sentiments ambivalents restent omniprésents. Les faiblesses humaines explosent brièvement. Les hommes peuvent devenir cruels en une fraction de seconde. Salomon n’hésite pas à écraser les pattes arrières de son chien avec une grosse pierre tant il a peur que celui-ci, affamé, ne le quitte...

La pièce de théâtre Le Cordonnier, qui se situe sur l’île d’Inishbollock, « un bloc de roc cruel et inhospitalier », met en scène des êtres que l’on retrouve souvent dans l’imaginaire irlandais : le poète, le barman, la putain, le passeur, le tueur de chats et le fossoyeur. Le lieu principal où se joue leur destin est un café-hôtellerie délabré qui vient de s’adjoindre les services d’un cordonnier, sorti de nulle part, dont l’arrivée (nus pieds) va coïncider avec la perte d’inspiration du poète et la mise en place d’un étrange commerce de chaussures entre Mogue, patron de la morgue, et Orwell le tenancier du bar.

Bryan Delaney parvient, en quelques répliques, à embarquer le lecteur dans des situations peu ordinaires avec, en toile de fond, la mort (ou son ombre) escaladant des versants parfois burlesques. Celle-ci rôde, invisible. Elle plane sur le bar, près de la plage et bien sûr à l’intérieur de la morgue... Ce qui n’empêche d’ailleurs pas qu’un accouchement ait finalement lieu dans cet endroit si peu habitué à vivre un tel évènement...

Le Cordonnier a été créé sur les planches de l’Irish Classical Theatre Company’s Andrews Theatre à Buffalo, New York, en mars 2005. Bryan Delaney a reçu le prix Samuel Beckett en 2006.

Bryan Delaney : Larry se pend (pièce en un acte, traduction par Cédric Demangeot), La Lumière de Salomon (nouvelle, traduction par Bernadette Casès et l’auteur), Le Cordonnier (pièce de théâtre, traduction par Livane Pinet Thélot), éditions Fissile.

dimanche 18 mars 2012

Ces vies-là

Début mars 2008. L’écrivain espagnol Alfons Cervera séjourne à Grenoble. Il y est invité à participer au colloque « Témoins et témoignages, mémoire individuelle et collective », organisé à l’université Stendhal. Il emporte avec lui la mort de sa mère, survenue deux semaines plus tôt à Los Yesares, après une lente déperdition qui dura dix-huit mois et qui eut pour point de départ une simple chute dans les escaliers. Dès ce jour, elle prit peur, devint peu à peu immobile, attendant la mort tout en la craignant et laissant le passé en suspens. C’est celui-ci que l’écrivain va devoir sonder. Une découverte inattendue le pousse en effet à remonter le cours de sa propre histoire en sachant que celle qui pourrait l’aider dans sa quête a décidé de commencer à mourir.

« Dans la serviette noire, tu trouveras les papiers de la maison, avait-elle dit avec une absolue tranquillité, sans que rien ne laisse pressentir qu’elle dévoilait ce faisant quelque secret. Je pense maintenant qu’elle avait oublié ce qu’elle conservait avec soin dans cette serviette de cuir, tant d’années cachée au fond de l’armoire qui occupait presque tout l’espace de sa chambre. »

C’est en consultant ces documents tenus secrets qu’il va apprendre que son père (décédé, lui, de façon brutale : arrêt cardiaque) a été condamné à douze ans de prison par un tribunal militaire en 1940. Dès lors, des scènes d’enfance vont revenir, faisant surgir des questions jamais posées. Pourquoi la famille a-t-elle dû quitter Los Yesares pour Valencia et ne revenir que bien plus tard ? Pourquoi le père a-t-il dû abandonner son métier de boulanger pour devenir laitier ? Ces interrogations s’inscrivent dans le récit, entre l’image encore récente de la mère immobile et les promenades dans les rues de Grenoble, sur les pas et dans l’ombre de Stendhal...

« La tristesse est plus grande le dimanche, écrivait Stendhal dans La Chartreuse de Parme. Cela fait deux dimanches que ma mère est morte, dans la nuit. Quelques semaines auparavant, je lui avais demandé pourquoi personne ne m’avait parlé de l’existence de ces papiers sur la condamnation de mon père. »

Fouillant l’histoire familiale, c’est bien la mémoire collective, celle évoquée en préambule au colloque auquel il participe, celle aussi (et surtout) de l’Espagne franquiste, que Alfons Cervera fait peu à peu remonter à la surface. Il la découvre par bribes. Consulte les archives. Rencontre les derniers survivants, réussit à retrouver les traces d’un événement crucial qui, survenu en juillet 1936, met en lumière ce que son entourage taisait.

« Les feuillets s’accumulent sur la table. Le temps qu’il faut. Le procès militaire contre mon père et six de ses compagnons anarchistes et communistes. Progreso Vicente fut fusillé et les autres condamnés à des peines de prison. Le langage de la rage dans les feuillets qui relatent les évènements. La grammaire cruelle d’une victoire qui condamne à mort la défaite. Nombreuses sont les formes de la mort après avoir perdu une guerre. Mon père l’a perdue bien des fois. Et ses six compagnons aussi. »

L’écriture de Cervera (dont voici, après Maquis paru en 2010 à La Fosse aux ours, le deuxième livre traduit en France) est dense et percutante. Il a beau écrire à partir d’un lieu donné (Grenoble) sans que ne semble bouger, du début à la fin du livre, le temps (deux semaines) qui s’est écoulé depuis la mort de sa mère, il fait en sorte que trois périodes différentes mais complémentaires de son histoire (l’une dédiée au père, une autre à la lente agonie de la mère et la dernière à son présent de fils et d’écrivain) puissent s’imbriquer, se superposer et avancer dans un même mouvement. Sans cesse, il interroge les mémoires et leurs liens étroits avec l’imaginaire collectif. Il sait que la vie, l’après vie et l’écriture ne peuvent jamais prendre racines dans l’oubli.

« Être oublié est une façon de mourir. L’histoire qui se construit sur les fondations de la peur reste silencieuse. C’est pourquoi ma mère restait silencieuse quand je lui demandais pourquoi jamais personne ne m’avait raconté l’histoire de cette nuit tout juste découverte soixante-dix ans plus tard au moins. Ce que l’on ne nomme pas n’a pas d’existence. »


Alfons Cervera : Ces vies-là, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, (éditions) La Contre Allée
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samedi 10 mars 2012

Les Polyphonies de mars

Favoriser la rencontre entre le poète et son lecteur en passant d'abord par la voix, telle est la vocation première du festival Les Polyphonies de mars. Cela ne peut se réaliser sans une mise en évidence de la richesse et de la diversité de la poésie contemporaine. Les chemins pour découvrir celle-ci sont nombreux. Nous allons, durant une semaine, le temps de notre cinquième édition, en emprunter quelques uns. Dix poètes sont invités. Ils viennent d'horizons, de villes et souvent de pays différents. Tous ont une façon très particulière et reconnaissable à leur ton, à leur timbre, de s'emparer de la langue. Tous explorent des territoires singuliers, des parts d'ombre, de mémoire, de réalité ou d'imaginaire qu'ils souhaitent transmettre à ceux à qui ils s'adressent, autrement dit à nous, auditeurs, lecteurs.

La plupart des rencontres auront lieu à la Maison de la poésie, ce qui ne nous empêchera pas de faire quelques escapades au centre ville (notamment à la MIR pour la soirée de lancement du festival avec Bernard Noël et Jean Daive) ou sur La Péniche Spectacle ou encore au bar La Quincaillerie Générale (en compagnie de Édith Azam et des Éditions de l'Atelier de l'agneau). 

Notre projet est à la fois simple et ambitieux : proposer, pendant une semaine, à l'occasion du Printemps des poètes, des moments privilégiés qui permettent à toutes et à tous de venir écouter et découvrir, à Rennes, quelques unes des voix qui font vivre la poésie d'aujourd'hui.

Auteurs présents : Jean Daive, Bernard Noël, Edith Azam, Françoise Favretto (éditions Atelier de l'agneau), Lamia Makkaddam (Tunisie), Abdo Wazen (Liban), Ludovic Degroote, Ariane Dreyfus, Françoise Ascal, Abdellatif Laâbi  et Werner Lambersy.

Programme complet sur le site de la la maison de la poésie de Rennes. C'est ici.

jeudi 1 mars 2012

Beat Hôtel

Si l’étroite rue Gît-le-Coeur, qui descend vers la Seine, reliant la rue Saint André des Arts au quai des Augustins, n’a pas beaucoup changé au cours des dernières décennies, par contre le bâtiment situé au n° 9, où se trouve aujourd’hui Le Relais Hôtel du Vieux Paris, a lui refait plusieurs fois sa façade et ouvert ses portes à des clients qui ne sauront probablement jamais que cet endroit fut, entre 1957 et 1963, un lieu de grande effervescence littéraire. Nombre d’auteurs de la Beat Generation y ont longuement séjourné. Le Beat Hôtel était alors tenu par Madame Rachou et son chat Mirtaud. Celui-ci n’avait hélas pas assez de ses quatre pattes pour chasser tous les rats qui couraient dans les étages. Chaque résident pouvait cuisiner dans sa chambre et descendre se désaltérer au bar situé au rez-de-chaussée. Allen Ginsberg, Gregory Corso et Peter Orlovsky s’y installèrent fin 1957. William Burroughs arriva en janvier 1958. Peu après, Brion Gysin posa lui aussi ses valises. Lawrence Ferlinghetti, qui publiait la plupart d’entre eux aux États-Unis (éditions City Lights) passait de temps à autre, de même que Maurice Girodias qui dirigeait Olympia Press à Paris.


« De 1958 à 1963, c’est au Beat Hôtel – son foyer parisien – que la Beat Generation a connu sa période d’activité la plus intense. La plupart des membres fondateurs du groupe y ont vécu, à un moment ou à un autre. La seule figure importante de la Beat à n’avoir jamais mis les pieds rue Gît-le-Coeur est Jack Kerouac ».

Le grand absent reçoit néanmoins régulièrement des lettres le tenant au courant de ce qui se trame. Rencontres et expérimentions diverses se succèdent. Tous vont et viennent, travaillent, se lisent l’un l’autre ce qu’ils sont en train d’écrire. Kaddish de Ginsberg, une grande partie du Festin nu et de La Machine molle de Burroughs ainsi que Bomb de Corso naissent là. Gysin et Burroughs inventent le cut-up. L’arrivée de Ian Sommerville va leur permettre d’avancer un peu plus dans leurs expériences.

« Ian prit une chambre exigüe à l’étage du dessous qu’il décora avec une roue de bicyclette chromée sans le pneu. Des années plus tard, il expliqua que c’était un hommage à la Roue de bicyclette de Marcel Duchamp. »

Si Gysin s’intéressait aux bandes magnétiques depuis leur invention à la fin de la seconde guerre mondiale, il avait par contre du mal à réparer son vieux magnétophone. Sommerville était un expert en la matière. Il le répara, l’utilisa pour enregistrer les premiers cut-up oraux. Tous deux coupaient des extraits de voix avant de les réenregistrer de manière aléatoire. Henri Chopin et Bernard Heidsieck qui travaillaient de leur côté sur la poésie sonore furent très intéressés et se joignirent à eux. C’est aussi Sommerville qui inventa la première « Dreamachine ».

« J’ai fait une machine à éclairs intermittents toute simple ; un cylindre en carton avec des fentes qui tourne sur un phonographe à 78 tours/minute avec une ampoule à l’intérieur. Il faut le regarder avec les yeux fermés et les éclairs jouent sur tes paupières. »

Les poètes de la Beat Generation ne cessèrent, durant leur passage à Paris, de créer des passerelles avec d’autres auteurs ou mouvements littéraires. Ils rencontrèrent Tzara, Péret, Lebel. Firent la connaissance d’Henri Michaux qui ne se rendait rue Gît-le-Coeur que pour parler mescaline avec Burroughs dans sa chambre... Le jazz n’était jamais loin. Le batteur Kenny Clarke, qui les connaissait bien, les invitait, dès qu’il le pouvait, à assister à ses concerts. Il leur ouvrit les sous-sols de “Chez Popov” et du “Caveau de la Huchette”.

Ce sont ces années d’intense création que Barry Miles retrace dans Beat Hôtel. Cofondateur d’International Times, libraire, biographe de Ginsberg, éditeur à Londres de Howl, on lui doit également le classement des archives de Burroughs. Il a longuement côtoyé tous les auteurs présents. Au cours de plusieurs entretiens, menés sur une trentaine d’années, il a réussi à accumuler assez de matière pour construire un ouvrage important. Il montre, presque au jour le jour, anecdotes et citations à l’appui, ces poètes alors inconnus, à l’œuvre dans une ville où ils avaient choisi de s’exiler volontairement, fuyant un pays où leurs idées et leurs façons de vivre (la plupart étaient gays) étaient battues en brèche par une presse très puritaine.

 Barry Miles : Beat Hôtel, traduit par Alice Volatron, éditions Le Mot et Le reste.

mardi 21 février 2012

Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère

En décidant de consacrer un livre à son père, à peine quelques années après sa mort, Christoph Meckel sait qu’il va devoir dépasser le cadre littéraire que sous-tend un tel projet pour entrer dans l’intimité et les secrets d’une mémoire familiale dont il ne possède pas toutes les clés. Ce père, l’écrivain Eberhard Meckel (1907–1969), fut l’ami de Peter Huchel et de Martin Raschke. Il rédigea des poèmes, des chroniques et des critiques sans que, le lisant, on parvienne à déceler la réalité d’une époque qui était pourtant celle de l’arrivée au pouvoir de Hitler.

« On s’isolait dans des poèmes sur la nature, on se recroquevillait dans les saisons, l’éternel, les valeurs pérennes, l’intemporel, la beauté de la nature et de l’art, dans des images consolatrices et dans la croyance que les misères passent avec le temps. »

Ses premières années, nécessaires pour tenter de percer la personnalité de son père, Meckel, né en 1935, les retrace avec précision. Il remonte aux sources. Recolle les pans de la petite histoire familiale. Qui, brusquement, dès le début de la guerre, va voler en éclat.

« Un matin elle s’abattit sur la maison, catastrophe inconcevable qui réduisait à néant les illusions personnelles – et, pour un temps, les illusions nationales – du bourgeois homme de lettres. »

Avec elle, et le père mobilisé, bientôt fait prisonnier, qui ne reviendra que des années plus tard (malade, dépressif, désireux de prouver qu’il n’avait pas souscrit à l’idéologie nazie), on entre de plein pied dans l’incessant travail de mémoire mené par Christoph Meckel.

Il veut savoir qui était ce père tout à tour absent, fuyant ou distant. Ce que cachait sa vie en retrait, perdu au milieu de tant de notes, d’archives, de papiers, « sans recul par rapport à son travail » et semblant si peu « maître de ses forces ». Il veut en premier lieu faire la lumière sur ces secrets trop bien gardés et ces non-dits qui lui font pressentir le pire. Cette vérité autour de laquelle il tourne longuement, il va finir par la découvrir en lisant le journal de son père.

« Comme il m’appartenait de le lire ou pas, je me mis à le lire. Après une nuit de lecture, il devint évident que j’étais face à un autre père que le mien, face à un inconnu. M’étaient inconnus l’idéologue, sa façon d’agir et de penser pendant le Troisième Reich. Cette nuit-là, je subis un choc, un plongeon sans filet dans la désillusion. À quarante ans, j’étais confronter à la question de comment endosser le passé. »

« Mon père était un nationaliste flirtant avec le nazisme, un sympathisant de l’idéologie, volontairement actif dans l’édification de la culture nazie, ayant indirectement approuvé l’autodafé, l’élimination des communistes et des juifs, et surtout après la guerre, une personnalité malade qui avait cherché à refouler son propre passé et s’était considéré comme victime de l’Histoire. »

Le besoin impérieux qui anime Meckel va – ces réalités enfouies mises à jour – l’obliger à remodeler l’image qu’il avait de ses parents. Il procède ainsi pour son père mais également (vingt ans après) pour sa mère, dont il dresse, dans un livre conçu tel un diptyque, un portrait-robot encore plus redoutable.

« Cette femme qui était ma mère » et dont il se remémore, par brefs paragraphes, quelques épisodes de vie, il avoue d’emblée ne l’avoir jamais aimée. Sa froideur, son protestantisme rigoureux et le cercle très fermé et bourgeois qu’elle fréquentait l’ont toujours laissé dehors. En lisière, en manque d’émotions, sujet aux remarques acerbes visant à rabaisser toujours plus l’enfant puis l’adolescent qu’il fut.

« Délaissé par mes parents, je lisais ce qui était à portée de main, à mon gré, sans modèle et avec la certitude trouble d’être maintenu dans des rapports faussés. Personne, alors que je grandissais et que j’étais curieux (et avide de connaissance), ne me transmettait une conception du monde autre que bourgeoise, allemande et chrétienne. »

A travers ces deux récits, présentés ici tête-bêche, c’est aussi l’histoire allemande, vécue au cœur même des familles que sonde Christophe Meckel. Il avance avec cette écriture sobre et lumineuse qui permet au lecteur d’entrer sans préambule dans son univers.

 Christoph Meckel : Portrait-robot Mon père / Portrait-robot Ma mère, traduit de l’allemand par Béatrice Gonzalés-Vangell et Florence Tenenbaum, Quidam éditeur.

vendredi 10 février 2012

Infimes instants du désastre

« Votre amitié me presse, le souvenir d’Isak et de Jozef m’habite, l’effroi d’un siècle oublieux du précédent me pousse à ne pas rester naïvement incrédule : autant de raisons de céder à votre insistance, de m’astreindre à l’écriture, d’y reconnaître une nécessité, à défaut d’une mission. »

Ainsi débute le récit que Moshe Rosleckh souhaite faire connaître, depuis Prague où il dirige le Musée Juif, à un ami dont on ne connait pas l’identité mais dont on sait qu’il le relance, le stimule, lui demandant de préciser certains détails susceptibles d’aider à mieux comprendre le passé douloureux de deux êtres qui, sans être des héros, ont beaucoup à transmettre aux générations futures. Ces deux hommes, Isak et Jozef, sont décédés à la fin du siècle dernier en laissant derrière eux plus de silences que de paroles.

« Tous deux ont vécu des épisodes marquants du vingtième siècle – la domination du nazisme, le ghetto de Varsovie et son insurrection, celle de la ville pour se libérer... Ils ont côtoyé des hommes qui furent bien, eux, des personnages historiques, qui ont personnellement pris une part décisive aux évènements. Mais cela n’a occupé que trois ans de leur vie. Ensuite, ils ont vécu cinquante années, et personne ne les a honorés. »

En fuyant Varsovie, où ils s’étaient rencontrés dans le ghetto en 1942, l’un et l’autre se sont séparés, ne restant en contact que par lettres, Jozef repartant vers Cielse en Pologne et Izak retrouvant Prague où il s’installa, près du vieux cimetière, dans un local abandonné qu’il transforma peu à peu en « Musée national juif ». Il en devint naturellement le directeur. C’est là que Moshe fit sa connaissance en travaillant à ses côtés, le côtoyant tous les jours, échangeant peu mais devenant au fil du temps très proche de celui qu’il nomme « son vieux maître ». Celui-ci lui confiera d’ailleurs les clés de la maison quand il décidera, en fin 1996, de prendre enfin sa retraite.

En réalité, il lui confiera plus encore. Avant de mourir, il lui murmurera, d’une voix faible, le peu qu’il lui semble nécessaire de dévoiler, ces bribes, ces « infimes instants » d’un désastre auquel il a, bien malgré lui, survécu. Il lui demandera avant tout de rendre visite à son vieil ami Jozef, lui disant de ne pas tarder tout en laissant assez de temps à ce grand silencieux pour qu’il se délivre d’une liasse d’histoire écrite dont il est le dépositaire. Ces documents, qu’il lèguera à Moshe, sont constitués de sept lettres écrites par Adam Czerniakow, l’ingénieur et sénateur polonais que les nazis désignèrent comme chef du conseil juif du ghetto de Varsovie et qui se suicida en avalant une capsule de cyanure en 1942. À ces lettres, l’une adressée à Albert Camus et les autres à un certain A.C., habitant alors au Caire (et qui s’avèrera être Albert Cossery) s’ajoute une nouvelle, signée de son fils, Janusz Czerniakow, mort (mais cette disparition ne sera connue que bien plus tard) « les armes à la main en Kirghizie, le 18 juillet 1942 », soit cinq jours avant le suicide de son père.

« Cinquante années plus tard, Izak et Jozef restaient chargés des morts. Des victimes qui étaient leurs proches, bien sûr – tous deux ont perdu toute leur famille – mais aussi ceux qui les entouraient, et tombaient comme des mouches. Leurs souvenirs de la vie dans le ghetto sont particulièrement insoutenables. »

C’est la reconstitution de cette lente et terrible descente aux enfers, écrite avec mille précautions, de peur de trahir ces hommes discrets dont il honore la mémoire, multipliant les notes en bas de pages pour éviter tout malentendu, que Jean-Michel Lecomte a patiemment réussi à mettre à jour. Son texte est sobre, pondéré et fouillé. Rien n’est laissé au hasard. Il sait que la période durant laquelle ces personnages ont vécu ne peut supporter, historiquement, surtout si on l’aborde par le biais de la fiction, nulle imprécision, nulle incohérence, nulle interprétation sujette à caution. Il fut assez longtemps expert auprès du conseil de l’Europe pour l’enseignement de la Shoah et a une assez grande connaissance de l’époque pour bien en saisir les nuances et les méandres. On lui doit également Savoir la Shoah (CRDP de Bourgogne, 1998) et Enseigner l’holocauste au 21ième siècle (Conseil de l’Europe, 2001).

Jean-Michel Lecomte est décédé en 2010. Infimes instants du désastre restera son seul – et remarquable – roman.

Jean-Michel Lecomte : Infimes instants du désastre, éditions Cénomane

jeudi 2 février 2012

L'Envers de tous les endroits

Ce n’est pas parce que l’on sait, dit et redit que l’inévitable fin de partie traîne en embuscade et se rapproche, portant avec elle « le néant qui est l’envers de tous les endroits », qu’il faut mollir et s’empêcher de vivre. Cette évidence n’a jamais perturbé Lambert Schlechter. Elle l’accompagne depuis de longues années. Elle le conforte dans sa discrétion et l’aide à poser sa fragilité d’être en sursis sur le papier. Pour ce faire, il lui faut souvent s’en remettre à d’autres, explorer de nouveaux paysages, revenir cinq, six siècles en arrière, demander conseils à quelques sages, écouter surtout ceux qui savent percevoir Le Murmure du monde.


« Tang Yin (1470 – 1523) avait l’oreille très fine
étudiant le monde sonore
il comparait le bruit que fait la neige fondue
tombant sur les bambous
à celui que font les vers à soie
quand ils dévorent des feuilles
ou à celui des crabes qui à marée descendante
marchent sur le sable
Su Tung Po, lui, entendait la pousse du roseau
percer la surface de l’étang »

Il aime retrouver et côtoyer ces êtres secrets, surprendre « au détour d’un chemin Gilgamesh puis Qohélet puis Omar Khayyâm », les lire et réfléchir à tout ce que leurs écrits évoquent ou suggèrent. Peser à leur contact le côté à la fois éphémère et immuable de tout passage sur terre.

« aboi de chien au loin
dans la confusion des siècles
du temps ou je n’étais pas
mais dont je connais les abois
Wang Wei habite sur l’autre colline
nous partageons les mêmes nuages »

Si l’accord initié par tel texte, chant ou musique reste de mise chez Schlechter, il n’en oublie pas le désir de plénitude du corps. Si celui-ci ne vibre pas, la pensée n’aura pas l’ampleur espérée. Le plaisir physique, fringant, assumé, présent dans la dernière partie du livre, l’est aussi dans un très beau texte, La Robe de nudité (Éditions des Vanneaux, 2009) où il dit combien il lui paraît important que deux corps décident, dès que l’envie les traverse, de descendre ensemble « vers la nuit » en échangeant ce qu’ils ont en eux de chaleur, de soleil tandis « que tapie alentour l’horrible froidure ne cesse de guetter ».

 Lambert Schlechter : L’Envers de tous les endroits, éditions Phi (Villa Hadir, 51 rue Emile Mark – L. 4620 Differdange, Luxembourg).

vendredi 27 janvier 2012

La poésie de A à Z (selon Jacmo)

Quand le poète Jacques Morin (auteur de recueils parus à L’idée Bleue, aux Carnets du dessert de lune, chez Gros textes ou chez Jacques Brémond) affirme que le revuisme est une activité littéraire comme une autre, il sait de quoi il parle. On peut même dire qu’il est aujourd’hui l’un des mieux placés pour s’exprimer ainsi. Il a débuté l’aventure en publiant en 1972 ses premiers poèmes dans Soror, la revue de l’université de Nanterre, avant de créer avec quelques proches Le Crayon noir (dix-huit livraisons entre 1973 et novembre 1981) et de lancer ensuite une revue-lettre baptisée Le Désespoir précisément qui compta treize numéros (années 1979-1980) et qui fut bientôt remplacée par la revue Décharge, née en 1981 et toujours très présente.

" Décharge aperçoit le tout prochain numéro 150, inaccessible, il n’y a pas si longtemps... Moi qui était admiratif de la revue La Tour de feu, sachant qu’elle s’était arrêtée au n° 149, ce 150 m’a toujours paru absolu, mythique. "

Fort de son expérience, Jacques Morin (alias Jacmo, le revuiste) a, ces derniers mois, travaillé sur un abécédaire qui l’aide à revenir sur son itinéraire en s’arrêtant sur ceux et celles qui l’ont accompagné, marqué, soutenu, éclairé tant par leur présence que par leur écriture. Parmi eux, figure en bonne place Paul Quéré, l’un de ses devanciers, l’auteur de Suite Bigoudène effilochée (hélas introuvable) et créateur dans les années 70 d’une revue au titre qui faisait mouche : Les Texticules du hasard.

Chaque lettre suscite une ou plusieurs entrées. Chaque paragraphe retrace avec simplicité et précision un partage bien particulier (avec une revue amie et toujours attendue avec impatience, ainsi Travers, ou avec un éditeur de grande proximité, ainsi Gros textes et L’idée bleue, ou avec un auteur/chroniqueur assidu, ainsi Claude Vercey). D’autres chapitres sont consacrés à la vie même de la revue. À l’intro, au choix des textes, aux notes de lectures, à la conception de l’objet – Décharge se caractérisa jusqu’à son n° 100 par une couverture Kraft à la maquette jamais figée – aux subventions, aux envois aux abonnés et aux multiples tâches quotidiennes. Il y est aussi question, sans langue de bois, de ses doutes, de ses réserves vis à vis de certains textes (rimés, huilés, fabriqués) et de ses colères et coups de sang.

" Je hais les poètes qui se prennent au sérieux. Parce que, s’il y a quelque chose qui n’est pas sérieux, c’est bien de se prendre pour un poète.
Ils ont une très haute opinion d’eux-mêmes. Ce n’est pas donné à tout le monde... Et ils peuvent traverser la société à la façon de ces animaux qui toisent, plastronnent et se pavanent. "

À ces moments de hargne auxquels succèdent des aspects parfois invisibles mais qui ne sont rien moins que les fils secrets qui aident une revue et son animateur à tenir en gardant sa motivation de départ, Morin ajoute ce que l’on retrouve assez peu dans de tels ouvrages. Il y joint son désir d’aller, de temps à autre, voir ailleurs  (en banlieue, dans les villes ou dans des campagnes plus retirées : partout où il a un jour durablement posé ses valises) en disant ce qu’il en est de l’influence des nuages, des arbres ou de la lune sur son humeur et sa poésie. Sa façon de mener son projet tout en sachant ponctuellement s’en échapper lui permet de rappeler qu’il ne faut pas toujours l’attendre là où on le croit de permanence : il lui arrive de quitter le monde des livres, de la revue, du papier et de l’encre pour respirer, calmement, l’air du dehors...

La seconde partie du livre est une anthologie de 33 poètes contemporains qui ont eu une importance dans le cheminement poétique de Jacques Morin. Le choix est éclectique et très significatif de la belle ouverture d’esprit de ce grand lecteur. On y retrouve Pierre Autin-Grenier (qui donna les premières bottes de ses Radis bleus, désormais disponibles en Folio, à Décharge) voisinant avec Catrine Mafaraud (dont le livre phare, Je suis laide aujourd’hui comme une cathédrale reste à rééditer) et Gaston Criel, l’auteur de Swing et de La Grande Foutaise (éditions Samuel Tastet). On y croise, aux côtés d’Antoine Emaz et de Valérie Rouzeau, des poètes que l’on aimerait lire plus souvent (Michel Merlen, Jean-Paul Klée, Michel Bourçon, Jean-Pierre Georges) et d’autres, disparus ces dernières années, dont il faut, sans cesse, faire circuler les textes (Michel Valprémy, Loïc Herry, Gilles Pajot, Alain Malherbe) afin de ne jamais perdre leur trace.

La revue Décharge, quant à elle, poursuit son chemin avec une belle régularité. La parution du n° 150, dont parle Jacques Morin dans son abécédaire, a ainsi été suivi d'un très bel "hors série". Depuis, deux nouvelles livraisons ont vu le jour.

 Jacques Morin : La poésie de A à Z (selon Jacmo), illustrations de Denis Pellegrini, éditions Rhubarbe.



mardi 17 janvier 2012

Un petit garçon un peu silencieux

« il y a en lui des mots qui arrivent déformés à sa bouche
qui se transforment en simples sons entrecoupant celui des grillons dans l’herbe le soir
épaississant un peu la grille de lecture des jours »

Cet enfant qui parle autrement qu’avec des mots crée des liens subtils (et moins silencieux qu’il n’y paraît) entre lui et ses proches. Il les incite à se tenir à l’écoute. Percevoir ce que veut dire un geste, un regard, un fou rire ou un murmure et entreprendre le dialogue, en belle complicité, n’est pas si simple. Il faut être attentif et discret. Comme l’est Amandine Marembert qui parvient à exprimer avec retenue, simplicité, fraîcheur et parfois même étonnement ce qu’elle vit, échange et entend.

« il a des sourires très blancs les dents belles offertes au regard
cherche le contact des peaux frotte sa tête contre la mienne
fait un feu de nos cheveux qui s’emmêlent en tas d’herbes séchées »

Les scènes brèves ici esquissées en quelques lignes, et inscrites dans un temps présent, disent l’étroite relation qui est à l’œuvre entre celle qui écrit et le « petit garçon un peu silencieux ». Souvent situées au dehors (au jardin, ou près de l’eau, ou offertes à la fluidité de l’air), elles donnent au livre les mots simples que l’enfant dans son mutisme ne peut prononcer. Ceux-ci s’attachent à exprimer la fragilité, la patience, l’acceptation et le partage des moments rares et secrets qui relient deux êtres en quête d’un autre langage.

« il est souvent une énigme posée aux quatre coins du jour
la percer serait le blesser d’une lumière trop crue
j’apprends plutôt à apprivoiser son ombre ».

Amandine Marembert : Un petit garçon un peu silencieux, dessins de Diane de Bournazel, éditions Al Manar.

On peut également découvrir Amandine Marembert en arpentant ses "Chambres", ficelle n° 98, illustrations de Claire Laporte.
Elle anime, par ailleurs, avec Romain Fustier, la revue (et les éditions) Contre-Allées. Le n° 29 vient de paraître avec au sommaire Ariane Dreyfus,  Ludovic Degroote, Étienne Faure, Camille Loivier et bien d'autres encore.

lundi 9 janvier 2012

La main de neige

C’est un livre apaisé, une suite de poèmes reliés entre eux par l’acceptation de ce qui est inéluctable, que donne ici Marc Le Gros. Pas de lutte apparente. Pas de corps à corps douloureux. La main de neige vient quand elle le décide. Elle prend souvent son temps, coud deux dates ensemble, recouvre le corps de qui s’absente, laisse le silence s’installer et poursuit sa route. Elle a une longue liste en poche. De nombreux paysages à ensevelir. Des pentes à dévaler. Des souffles courts à blanchir sur terre ou sur mer.

« Le temps n’est rien, un coup de hache, parfois,
Dans la résine têtue de l’enfance,
Des remontées d’odeurs
Un peu de soleil sur la peau,
Un chemin creux. »

La main de neige, ce qui suggère sa venue, ce peut être un cœur qui lâche, tel un oiseau coloré (bouvreuil, rouge-gorge) qui tombe, une syncope en plein midi, l’ombre d’un homme qui s’étire entre deux arbres pour ne plus réapparaître, un joueur de tarot qui passe son tour tandis qu’à côté la vie n’en continue pas moins de battre ses cartes et le temps de prendre son temps. Ce sont ces moments brefs (et ultimes) que Marc Le Gros retient en les plaçant toujours au dehors, dans un décor paisible, en un silence à peine altéré par des bruissements d’ailes. Il dit ce qui reste et relie l’absent aux autres : la chaise vide, la page blanche...

« En général on s’arrange
Pour mourir un peu chaque jour,
C’est toujours ça de pris. »

Les oiseaux – qui passent avec légèreté dans les encres de Anne-Flore Labrunie – volent entre les pages. L’ange aussi, qui n’est pas un oiseau comme les autres. Invisible, transparent, se mêlant à la densité des flocons, il bat des ailes et reste « soluble dans l’air ». Il semble étroitement lié à celle qui vient, qui coupe les amarres, qui annonce l’hiver et les joues froides.

Marc Le Gros ne recense pas les disparitions. Il rassemble simplement, sans les nommer, quelques uns de ses proches qui ne sont plus présents de ce côté-ci de la terre. Il le fait avec douceur, leur redonnant en peu de mots (quelques traces vives) une présence impalpable et lancinante, évoquant au passage d’autres départs dans la neige.

« On rêve toujours à la fin douce
de Walser
Au mimétisme des grands lièvres
Dans l’île des Lofoten

Souvent on s’égare au milieu des sapins
On dort debout. »

Marc Le Gros : La main de neige, encres de Anne-Flore Labrunie, préface de Alexis Gloaguen, éditions Voix d’encre.

lundi 2 janvier 2012

Aile, elle

« Louis-François Delisse est un poète dont il me tarde de lire l’oeuvre imprimée, en particulier celle que GLM se propose d’éditer. Elle nous consolera de tant d’êtres et de choses en ces temps loqueteux. »

Ces propos sont de René Char. Ils ont plus de 50 ans. Depuis, GLM a en effet publié Louis-François Delisse (Soleil total en 1960 et Le vœu de la rose en 1961) mais force est d’admettre que l’auteur est toujours aussi méconnu.

Né en 1931 à la frontière belge, il a longtemps vécu en Afrique, notamment au Niger où il restera de 1954 à 1975. Il fut rapatrié quand la dictature militaire, soutenue par nos dirigeants de l’époque, prit le pouvoir... Là-bas, Delisse a écrit en silence, avançant en plaçant sans cesse l’ellipse et l’image sur un fil tendu à la verticale, celui qui sert d’ossature légère à ses poèmes aux vers courts, saccadés, rythmés par l’élan, le désir, la rencontre... Ces textes ont été réunis dans Aile, elle, un beau volume de 200 pages. On y retrouve, intacte, « cette profonde fraîcheur mi-ombre, mi-lumière » dont parlait naguère Char.

« l’aube m’a touché
comme je quittai ma retraite et montai
aux collines écrêtées du jour
me voici
de la mousse sur les dents sortant du
limon la main sur le rire du jour
je monte
au-devant de l’ami chevrotant parmi
les ibis et les agneaux que le soleil
baigne de mon sang. »

Le livre (préfacé par Charles-Mézence Briseul, l’éditeur) regroupe l’ensemble des poèmes africains de celui qui, suivant les conseils de son ami Albert Béguin, quitta la France pour aller "trouver sa voix en d’autres pays", décidant de donner tout son temps aux enfants de Niamey - et à leurs parents - à un moment où il se savait, par ailleurs, menacé de rappel en Algérie. Il débute par Soleil total - ci-dessus : la couverture en logo - (pour lequel GLM avait reçu en 1960 le prix des arts graphiques), se poursuit avec les longs poèmes écrits à Maïné et à Zinder pour se terminer avec l’Ode au voyage et à Henri Michaux qui donne, à elle seule, bien des indices à qui souhaite suivre Delisse dans sa démarche et ses méandres.

J’étais avec des yeux gris
ternis de tristesse quand je quittais l’occident
puis je donnai mes yeux à lécher
aux ânes croisés des confins des lacs
et ils bleuirent quand j’eus quarante ans.

L’occasion de découvrir  ce poète, si rare et secret, est trop belle pour ne pas être saisie... Un second volume, Le Logis des gémeaux,  rassemblant  les poèmes écrits depuis son retour en France est, depuis peu, disponible chez le même éditeur..

Deux livres de Louis-François Delisse figurent également en bonne place au catalogue des éditions Apogée : Notes d'hôtel et Les Lépreux souriants.

 Louis-François Delisse : Aile, elle, Le Corridor bleu.

mercredi 28 décembre 2011

Mille étangs

Philippe Marchal a créé la revue Travers en 1979. De nombreux auteurs y ont été publiés. D’abord dans des ensembles thématiques assez vastes (pour y inclure la route, la nuit, le café, le grand large ou la forêt) ou dans des numéros plus particulièrement dédiés à un écrivain (l'un des derniers en date était consacré à Jean Vodaine).

De temps à autre, Philippe Marchal (qui construit chaque livraison patiemment, à la maison, choisissant les caractères typographiques, le papier, les couleurs, les formats) met en route un numéro d’une série baptisée Voix multiples. Il demande alors à deux protagonistes de travailler ensemble sur un projet. Mille étangs, textes de Françoise Ascal et images de Philippe Aubry est né ainsi. Dans une proximité géographique, en Haute-Saône, quelque part entre Fougerolles, Corravillers, Servance et Melisey, au hasard d’un « paysage fait de creux et de bosses » que l’un et l’autre sillonnent en parfaite connivence.

Françoise Ascal - son récit, Un automne sur la colline (éd. Apogée) avait déjà pour décor un lieu proche, la chapelle de Le Corbusier à Ronchamps - ancre sa mémoire sur ce plateau qu’elle connait bien.

« Immobile, narines ouvertes, tu absorbes ce qui monte du sol instable, une odeur de croupi délicieuse, musquée, poivrée par quelques tiges de menthe écrasée, une odeur de champignons décomposés, de bois pourrissant, d’insectes en fuite laissant un sillage répulsif sur une feuille de populage large comme ta main, tu sens les arômes secrets de ton corps, tu as conscience de tes cuisses, de tes genoux ouverts pointés vers le ciel, ton dos se courbe un peu plus vers la terre et l’eau, ou vers ton ventre, comme si tu voulais t’enrouler sur toi-même pour mieux rejoindre le premier étage du mystère, celui qu’habitent les vairons aux yeux de groseilles, les têtards infatigables en grappes de raisins noirs, les carpes lascives, les poissons-chats aux moustaches frémissantes... »

Elle se laisse guider par les sensations, touche le paysage dans ce qu’il a de plus indicible, de plus secret, de plus impalpable aussi.

« Deux cent vingt kilomètres carrés de terre ingrate. Huit cent cinquante étangs, peut-être plus. Des hectares de marécages, de fondrières, de landes incultes. Sur la carte, un rectangle oublié des routes impérieuses. »

C’est là, dans ces interstices, loin des « itinéraires fléchés », qu’elle nous donne rendez-vous. Accompagnée par les longues bandes lumineuses, faites d’eau, d’herbes et de branchages hirsutes que Philippe Aubry - délaissant momentanément ses grands formats - a su saisir lors de ses balades au coeur du pays austère.

La revue Travers est éditée à 500 exemplaires. Sa parution est volontairement... traversière. Il faut du temps pour concocter et fabriquer un tel objet. C’est le quatrième Voix Multiples conçu par Philippe Marchal. Le précédent, constitué des fac-similés de lettres du poète et ancien facteur Jules Mougin à son ami Claude Billon, lui-même facteur et poète, avait pour titre 1912 : toutes les boîtes aux lettres sont peintes en bleu. Disponible, comme Mille étangs, au 10 rue des jardins - 70220 Fougerolles.

Françoise Ascal et Philippe Aubry : Mille étangs, revue Travers, collection Voix multiples.

lundi 19 décembre 2011

El Ferrocarril de Santa Fives

Lille, 1888. Manuel Mauraens, ouvrier métallurgiste promu contremaître au sein de la compagnie Lille Fives (à qui l’on doit déjà la construction de nombreux ponts, ports, gares et autres édifices) est chargé de superviser les travaux du chemin de fer (ferrocarril en espagnol) qui doit relier Santa Fe à Tucuman, en Argentine.

« D’usine en voie ferrée, ça bourdonne, ça bruit, ça claque, ça crisse, ça détone, ça pétarade, ça stridule, ça vrombit ; entend-on la même chose entre Santa Fe et Tucuman ?

Je chante en pleine rue et l’on distingue à peine mes paroles ; si je m’en vais en sera-t-il de même au bout du voyage ?  »

L’ancien métallo n’est pas un chef de chantier ordinaire. Il s’est formé sur le tas avant de devenir ingénieur en allant étudier aux Arts et Métiers de Paris. Là-bas, il suivait à l’occasion, en auditeur libre, le cours de philosophie de Jean-Marie Guyau et filait régulièrement au lycée Condorcet apprendre l’espagnol auprès de l’internationaliste et ex cheminot catalan en exil Francisco Ferrer.

Il est à l’affût de tout ce qui s’écrit, se transforme, s’invente autour de lui. Il lit Jules Laforgue et Paul Lafargue. Tous deux sont nés en Amérique du Sud, là où le travail l’appelle. Les poèmes du premier et « la grande paresse partagée » du second lui parlent.

À l’estaminet de Fives, il a parfois côtoyé Degeyter, « l’as de l’orphéon et des luttes sociales » qui vient de mettre en musique un poème (« Debout les damnés de la terre / Debout les forçats de la faim... ») qu’Eugène Pottier a écrit du temps de la commune de Paris. Lui aussi, il écrit des chansons en plus de ses innombrables notes de chantier et de ses lettres. Il a la tête pleine de tous ces morceaux sortis d’ailleurs ou de lui-même. Il ne songe pas à les mettre en ordre. Un parcours si sinueux ne peut se donner sans recul. Il faut au moins laisser passer un bon siècle. Puis faire en sorte que cet itinéraire soit intercepté par un autre regard, en l’occurrence celui de Robert Rapilly qui retrace et amplifie, sous formes poétiques oulipiennes entrecoupées d’infos périphériques et de brèves d’époque, le grand voyage et le séjour du travailleur Mauraens en Argentine.

« J’ai entrevu le Sénégal et le Brésil, accosté au pays des troupeaux innombrables et des plaines sans fin, des cultures de blé et de canne à sucre. J’ai remonté les grands fleuves et pénétré dans les forêts vierges. Je connais l’Argentine à présent. »

Le contremaître, discrètement suivi par l’écrivain, est chaque jour un peu plus étonné par les nouvelles du monde qui lui parviennent. Sa curiosité d’ingénieur y trouve son compte. Les inventeurs fin de siècle sont très actifs. Certains l’aident au quotidien. Ainsi Lewis Edson Waterman et son petit réservoir capable de contrôler le débit d’encre et de se passer de plume et d’encrier. Ainsi Joseph Glidden et sa machine à produire du fil de fer barbelé en quantité, idéale pour préserver la sécurité des voies...

Ce que sa curiosité ne lui aura pourtant pas permis d’apprendre, et pour cause, c’est que l’on a redécouvert sur le tracé de la ligne qu’il construisait alors, quelques cent-vingt ans plus tard, une station ferroviaire baptisée Fives-Lille.

« Descendre du train au point où s’interrompt la ligne : Fives-Lille en Argentine, pays de plaines humides ou sèches selon la saison, partagées entre le bétail, le coton et la forêt.
Trouver en chemin un essieu brisé de locomotive Pacific, une étoffe déchirée en laine de lama, un crâne de bovin abandonné au puma. »

En se donnant, plein gré, de stimulantes contraintes formelles, Robert Rapilly ajuste proses, poèmes, lettres, lexique industriel et brefs tableaux d’un dépaysement dans le temps et l’espace pour faire vivre une aventure plausible et hors normes à son personnage Mauraens, parti un beau jour de Lille pour embarquer à Marseille à destination de Buenos Aires puis de Santa Fe.

 Robert Rapilly : El Ferrocarril de Santa Fives, préface de Jacques Jouet, (éditions) La Contre Allée.

samedi 10 décembre 2011

Revermont

Si l’automne a toujours été très présent dans l’œuvre de Jean-Claude Pirotte, dans ce livre-ci il semble bien vouloir prendre ses aises et même s’installer à demeure. Un peu comme s’il voulait suivre au plus près ce que précisait Jean Grosjean, si justement cité en exergue, dans Les Parvis : « L’octobre comme un navire / Va vers les derniers rivages ».

Revermont, la contrée qui donne son titre au livre, c’est d’abord un lieu étendu entre montagne et vallées, décor escarpé du vieux Jura, paysages rudes et âpres où les vignes apportent parfois chaleur, douceur et répit. C’est aussi, et durant de longs mois dans l’année, une région où, préparant les mauvais jours (qui viennent tôt), des images que l’on croyait encore lointaines refont surface. Avec leurs cargaisons de bois que l’on stocke et les inimitables « manchons tricotés » qui iront calfeutrer le dessous des portes. C’est dans ces parages incertains et isolés que vit Pirotte.

« c’est dans l’hiver d’Arbois
rue du Montot que je gîte ».

De là qu’il donne de ses nouvelles. Elles ne sont pas franchement bonnes. Il est calé à sa table, face à la fenêtre donnant sur la rue. « J’écris ce que je vois / pour ne pas disparaître », dit-il, se comparant tantôt au « cheval boiteux » qui « rêve à l’écurie » (« le cheval fourbu / c’est moi tout craché devant l’écritoire »), tantôt au « vieux montreur de marionnettes / que jamais personne n’a vu / et qui redit le même texte » jusqu’à ce qu’une main inconnue coupe les fils.

« je vis reclus parmi les ombres
plus présentes que les vivants
et si cette chambre est ma tombe
je vis ma mort depuis longtemps. »

Ses dialogues, ses adresses, ses pensées vont d’ailleurs essentiellement vers des auteurs morts (Thomas, Perros, Frénaud, Michaux…) qui ne cessent de l’accompagner et dont les livres, il en est persuadé, sauront un jour se rassembler pour inventer cette fragile passerelle qui lui permettra de passer lui aussi d’une rive à l’autre.

Il y a de la mélancolie dans ces textes. De la colère également. Mais peu de désillusions : Pirotte sait que la réalité et le passé ont une terrible capacité à rogner les ailes de l’utopie et que face à ce travail de sape le rêve ne peut pas se hisser très haut.

Çà et là, des séquences enfouies dans l’enfance reviennent. Toutes mettent en scène la mère de l’auteur d’ Une adolescence en Gueldre. « Je ne suis qu’un drôle d’oiseau / c’était l’opinion de ma mère ». « Tu devras réfléchir / à ce que tu vas faire / ainsi parlait ma mère / je n’ai pas connu pire / individu que toi ». « Reviens sur terre disait-elle ».

Écrit durant l’automne 2007, ancré dans le paysage (« en face le carreau / du toit capte un dernier / reflet du jour d’octobre ») et dans le quotidien tremblotant et habité d’inquiétude qui est alors celui de Pirotte (« ce soir j’entends couler / de la plaie du sol une eau noire »), cet ensemble, que les fantômes traversent en coup de vent, sinue entre regrets et humilité pour aboutir à une acceptation de ce qui est. Sera. Et un jour ne sera plus.

Jean-Claude Pirotte : Revermont, éditions Le Temps qu'il fait.

Le prix Apollinaire 2011 a été décerné à Jean-Claude Pirotte pour ses deux récents recueils : Autres séjours (Le Temps qu'il fait) et Cette âme perdue (Le Castor astral).

vendredi 2 décembre 2011

Les boîtes trembleuses

Ce sont, dit-elle, de « petites choses vues, sues, ou tenues ». Des pierres, des plumes, des dents de singe, une momie de rat ou une omoplate de cétacé par exemple... Toutes sont déposées dans des boîtes placées sur des étagères, derrière des vitres. Reste à redonner vie, corps, - et matière à rêver - à ces objets rapportés. Autrement dit, reste à remuer un peu de leur histoire, à évoquer, décrypter ce que leur mémoire peut léguer au présent. C’est ce à quoi s’applique Anne-Marie Beeckman en s’appuyant, la plupart du temps, sur un trait, un éclair, un éclat de sensualité ou un regard appuyé à son bestiaire intime pour créer, à coups de tableaux lapidaires et furtifs, un ensemble propice à de simples fugues hors de (et en) soi. Elle en tisse l’écheveau à sa manière. Y mêle tout à la fois patience et vivacité. Son écriture (crochetée, « tango thorax ») danse, légère, efficace. Et prolonge ce qu’elle n’a pas envie de voir disparaître, ce petit « butin » pour lequel non seulement elle « scie des étagères » mais qu’elle a auparavant pris soin de ramener elle-même dans ses filets.

« Je ne possède pas l’oiseau, j’ai sa plume. Pas la montagne, le caillou. Pas l’arbre, un peu d’écorce, des fruits curieux. Pas le temps, le fossile. Je dispute à la mort de petits squelettes. »

Ceux-ci bougent, loin des cimetières, devenant ici poèmes vifs et tendus. Objets animés (Il s’en va, celui reproduit en couverture est de Louis Pons) à agrafer, telles des légendes, près des boîtes trembleuses.

En 2002, la parution du Vestiaire des vagues (également à l’Atelier de l’agneau, premier ensemble d’importance d’Anne-Marie Beeckman, regroupant plusieurs titres publiés auparavant en plaquettes, avait permis de mesurer l’acuité d’un regard qui, loin de se laisser happer par l’émotion, entend au contraire contenir celle-ci (sa violence possible, ses réflexes, son côté braque) pour pouvoir la mettre en scène avec minutie dans des contes, des vignettes et poèmes brefs couvrant tous, ou presque, le vaste champ du désir.

Alain Joubert, l’auteur du très documenté Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire chez Maurice Nadeau en 2001, ne s’y est pas trompé, évoquant à l’époque, dans La Quinzaine littéraire, « la féminité en alerte, le désir en feu, la joie de l’effervescence du lit, la férocité du plaisir et la morsure de l’amour » qui circulent dans les courtes proses de ce poète dont on parle, par ailleurs, assez peu.

« Reste un écart des jambes, ce chiffon rouge sur tes fesses. Et la raison est une résignation. »

A laquelle Anne-Marie Beeckman n’entend pas se soumettre.

Anne-Marie Beeckman : Les boîtes trembleuses, édition L'Atelier de l'agneau.

jeudi 24 novembre 2011

Rome, regards

D’octobre 1972 à janvier 1973, Rolf Dieter Brinkmann séjourna à Rome, Villa Massimo, qui est à l’Allemagne ce que la Villa Médicis est à la France. Il y consigna en détails les impressions, notes, rencontres, promenades, lectures, émotions vécues durant son passage dans cette ville où les nombreux vestiges du passé ne viendront jamais atténuer sa solitude et ses difficultés à s’adapter aux lieux.

« Nous sommes samedi soir, vers 9 heures à Rome (…). Les voilà tous à se retrouver maintenant dans des pizzerias et des restaurants pour bavasser. Hurlements d’avions à réaction au-dessus du parc de la Villa Massimo rafraîchi par la brume, mon système nerveux est à vif, je martèle les touches au petit bonheur, ça devient plus inintelligible, oui, plus enchevêtré… »

Il adresse de très longues lettres, quasi-quotidiennes, à sa compagne Maleen. Notant tout ce qui le traverse, il ne se montre pas forcément sous un bon jour. On le découvre ainsi souvent injuste, péremptoire, un rien misanthrope et très hâtif dans ses jugements artistiques ou littéraires. Mais cela correspond totalement à ce qu’il espère véhiculer à travers ces « regards ». Ils veut les restituer de façon brute, qu’ils soient projetés sur ce qui l’entoure (rues, affiches, flâneurs) ou sur ce qui peut bouillir (colère, envie d’en découdre, de devenir incisif) à l’intérieur de lui-même. Regards libres, immédiats, sans concession. Personne n’est épargné. C’est l’une des forces – l’autre résidant dans l’écriture presque hallucinée qui jaillit par bribes – de cette somme (trois cahiers augmentés de collages, de plans, de photos) où la générosité finit toujours par l’emporter et qui nous arrive, en traduction, (grâce à Martine Rémon) avec trente-cinq ans de retard.

R.D. Brinkmann, né en Basse Saxe en 1940, fut proche des auteurs de la Beat Generation. C’est lui qui fit connaître Burroughs ou Giorno en Allemagne en les traduisant et en les publiant dès 1969 dans l’anthologie Acid.
Auteur d’un seul roman, La Lumière assombrit les feuilles (Gallimard, 1971), il s’adonna très vite à ce qui le faisait vivre à cent à l’heure, tapant, notant, martelant de nombreuses pages par jour, mêlant le tout à ses voyages et multiples déambulations menées également à toute allure. Cet homme pressé oublia néanmoins un jour la présence des voitures autour de lui. C’est en voulant traverser une rue qu’il fut renversé, à Londres, le 23 avril 1975, « quelques jours après avoir lu ses poèmes au Cambridge Poetry Festival », comme le rappelle Thibaud de Ruyter dans une préface qui nous aide à entrer dans l’œuvre de celui qui tenait à l’époque, avec vigueur et régularité, ce qui s’apparentait déjà à un blog.

 Rolf Dieter Brinkmann : Rome, regards, éditions Quidam.

dimanche 13 novembre 2011

La Nada

C’est bien à un livre de mémoire que nous convie Jean-Claude Tardif avec La Nada. Non pas directement la sienne mais celle qui se nourrit du collectif et qui a ses racines en Espagne, pays de son grand père Antonio Sorondo, républicain contraint de s’exiler en Bretagne et près duquel il a, durant de longues années, sut se tenir à l’écoute.

« C’est l’exécution de l’instituteur, sur la place, au petit jour, qui me fit partir. À genoux, les mains dans le dos. Une balle. La chute du corps sans bruit. L’écho de la détonation ronflait encore entre les maisons lorsque le visage de Don Severo Elso frappa le pavement de la place. »

En six nouvelles, l’auteur retrace le parcours de quelques uns de ceux qui l’ont, d’une façon ou d’une autre, marqué. Il éclaire leur part d’ombre. Remet leur histoire en route à l’endroit même – à Madrid, à Séville, à Brunete – où elle a dû s’arrêter ou bifurquer.

« Les yeux de Pilar étaient dans ma tête, vrillés comme deux balles sombres. Je portai la main à mon front et la ramenais, étonné de ne point la trouver rouge. Le fleuve était calme et noir, les étoiles s’y étaient noyées. Dans les jours qui suivirent, je revins souvent rôder dans les ruelles de la Juderia, mais jamais je ne trouvai le courage de franchir la porte. Je ne la revis jamais. »

Ce sont ces moments brefs, ceux où une vie peut s’interrompre ou basculer, que Jean-Claude Tardif réactive à distance. Il le fait en restant volontairement en retrait et en redonnant la parole à ceux qui lui ont transmis les morceaux de leur propre itinéraire. En réalité ou par le biais des livres ou des faits relatés en famille ou entre amis. Ainsi l’histoire de Pilar, la danseuse. Ou celle de Gerda Taro, la photographe tuée en 1937, à la veille de ses vingt-sept ans, à qui François Maspéro a consacré un livre saisissant. Ou encore celle de Dona Lobos, exilée elle aussi sur les côtes bretonnes et à laquelle le grand père aimait rendre visite. Pour parler des Asturies, là où elle vivait auparavant.

La guerre civile est au centre de La Nada. Tardif l’évoque avec retenue. Ce qui ne l’empêche pas de viser juste. Son projet n’était pas de s’immerger dans un pays et une époque mais bien de montrer, des années et des générations plus tard, ce qu’il peut y avoir de douloureux chez ceux qui, sans avoir vécu ces heures tragiques, en sont néanmoins dépositaires.

« L’un après l’autre ils se sont couchés au hasard de la route, de la barricade ou du pavé, les yeux étonnés. Ils sont là et partout éparpillés le long de ma mémoire, de ma langue, du bleuté de mes veines. »

 Jean-Claude Tardif : La Nada, éditions Le Temps qu’il fait.