« Votre amitié me presse, le souvenir d’Isak et de Jozef m’habite, l’effroi d’un siècle oublieux du précédent me pousse à ne pas rester naïvement incrédule : autant de raisons de céder à votre insistance, de m’astreindre à l’écriture, d’y reconnaître une nécessité, à défaut d’une mission. »
Ainsi débute le récit que Moshe Rosleckh souhaite faire connaître, depuis Prague où il dirige le Musée Juif, à un ami dont on ne connait pas l’identité mais dont on sait qu’il le relance, le stimule, lui demandant de préciser certains détails susceptibles d’aider à mieux comprendre le passé douloureux de deux êtres qui, sans être des héros, ont beaucoup à transmettre aux générations futures. Ces deux hommes, Isak et Jozef, sont décédés à la fin du siècle dernier en laissant derrière eux plus de silences que de paroles.
« Tous deux ont vécu des épisodes marquants du vingtième siècle – la domination du nazisme, le ghetto de Varsovie et son insurrection, celle de la ville pour se libérer... Ils ont côtoyé des hommes qui furent bien, eux, des personnages historiques, qui ont personnellement pris une part décisive aux évènements. Mais cela n’a occupé que trois ans de leur vie. Ensuite, ils ont vécu cinquante années, et personne ne les a honorés. »
En fuyant Varsovie, où ils s’étaient rencontrés dans le ghetto en 1942, l’un et l’autre se sont séparés, ne restant en contact que par lettres, Jozef repartant vers Cielse en Pologne et Izak retrouvant Prague où il s’installa, près du vieux cimetière, dans un local abandonné qu’il transforma peu à peu en « Musée national juif ». Il en devint naturellement le directeur. C’est là que Moshe fit sa connaissance en travaillant à ses côtés, le côtoyant tous les jours, échangeant peu mais devenant au fil du temps très proche de celui qu’il nomme « son vieux maître ». Celui-ci lui confiera d’ailleurs les clés de la maison quand il décidera, en fin 1996, de prendre enfin sa retraite.
En réalité, il lui confiera plus encore. Avant de mourir, il lui murmurera, d’une voix faible, le peu qu’il lui semble nécessaire de dévoiler, ces bribes, ces « infimes instants » d’un désastre auquel il a, bien malgré lui, survécu. Il lui demandera avant tout de rendre visite à son vieil ami Jozef, lui disant de ne pas tarder tout en laissant assez de temps à ce grand silencieux pour qu’il se délivre d’une liasse d’histoire écrite dont il est le dépositaire. Ces documents, qu’il lèguera à Moshe, sont constitués de sept lettres écrites par Adam Czerniakow, l’ingénieur et sénateur polonais que les nazis désignèrent comme chef du conseil juif du ghetto de Varsovie et qui se suicida en avalant une capsule de cyanure en 1942. À ces lettres, l’une adressée à Albert Camus et les autres à un certain A.C., habitant alors au Caire (et qui s’avèrera être Albert Cossery) s’ajoute une nouvelle, signée de son fils, Janusz Czerniakow, mort (mais cette disparition ne sera connue que bien plus tard) « les armes à la main en Kirghizie, le 18 juillet 1942 », soit cinq jours avant le suicide de son père.
« Cinquante années plus tard, Izak et Jozef restaient chargés des morts. Des victimes qui étaient leurs proches, bien sûr – tous deux ont perdu toute leur famille – mais aussi ceux qui les entouraient, et tombaient comme des mouches. Leurs souvenirs de la vie dans le ghetto sont particulièrement insoutenables. »
C’est la reconstitution de cette lente et terrible descente aux enfers, écrite avec mille précautions, de peur de trahir ces hommes discrets dont il honore la mémoire, multipliant les notes en bas de pages pour éviter tout malentendu, que Jean-Michel Lecomte a patiemment réussi à mettre à jour. Son texte est sobre, pondéré et fouillé. Rien n’est laissé au hasard. Il sait que la période durant laquelle ces personnages ont vécu ne peut supporter, historiquement, surtout si on l’aborde par le biais de la fiction, nulle imprécision, nulle incohérence, nulle interprétation sujette à caution. Il fut assez longtemps expert auprès du conseil de l’Europe pour l’enseignement de la Shoah et a une assez grande connaissance de l’époque pour bien en saisir les nuances et les méandres. On lui doit également Savoir la Shoah (CRDP de Bourgogne, 1998) et Enseigner l’holocauste au 21ième siècle (Conseil de l’Europe, 2001).
Jean-Michel Lecomte est décédé en 2010. Infimes instants du désastre restera son seul – et remarquable – roman.
Jean-Michel Lecomte : Infimes instants du désastre, éditions Cénomane.
Jean-Michel Lecomte est décédé en 2010. Infimes instants du désastre restera son seul – et remarquable – roman.
Jean-Michel Lecomte : Infimes instants du désastre, éditions Cénomane.
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