jeudi 6 février 2025

Demain comme une traînée de poudre

Le décor, discrètement planté, donne à découvrir un lieu hors du temps, une vaste demeure au cœur d’un domaine qui l’est tout autant avec son théâtre d’hiver, sa chapelle, sa crypte, ses chemins forestiers et ses nombreuses dépendances. La Dame est à la tête de la propriété. Elle y vit avec ses trois enfants, des adolescents aux prénoms peu communs : Nanthilde et Vénérande pour les filles et Marovée pour le fils. Après la mort mystérieuse du père, un cinquième personnage va intégrer le domaine. Il se nomme Waldebert.

« Il était grand et charpenté avec un visage de lame et de flèche. Lunettes noires sur le nez, il venait précipiter son opacité et sa force contre ces murs. Il se proposait de rénover tout ce qui était crayeux et racorni. La Dame déplaçait avec elle un sombre fardeau, elle le toisa de toute sa hauteur mais l’engagea sur-le-champ. »

En une écriture magnétique et raffinée, Bénédicte Heim met en scène ces cinq protagonistes. Elle affine leurs portraits, les fait évoluer dans un huis-clos envoûtant où les corps vibrent, se tendent, se cherchent. Solitaire et sauvage, Nanthilde se rapproche du rugueux et robuste Waldebert. Elle multiplie les courses à travers les bois, passe certaines nuits allongée nue sur la pierre de la crypte. Un jour, elle surprend son frère et sa sœur intimement enlacés. Cette vision ne la quittera plus. La Dame, quant à elle, hautaine dans son boudoir, se sent attirée par l’odeur de terre qui se dégage de Waldebert.

« Elle eut subitement envie de faire adroitement claquer le fouet sur le dos de cet homme. Et d’être culbutée par lui sur le sofa. »

Les chapitres courts s’enchaînent. Les désirs s’intensifient. Peu à peu, la tension monte, lancinante et ténébreuse. Tous les mouvements, les gestes, les situations et l’évolution même des comportements des uns et des autres prédisent un dénouement qui ne peut être que radical. Il y a, dans l’ambiance presque feutrée de la demeure, une violence sourde, un désir de jouer avec le feu et de ne pas s’arrêter en cours de route. Dès le début du roman, la mèche lente est allumée. Invisible, le fil ne cesse de se consumer. Celle qui est ciblée ne se doute de rien. Au final, la détonation durera moins d’une seconde. Ce sera sec et claquant. Comme lors de la mort du père. Mais il n’est pas besoin d’en dire plus. Riche et incandescente, portée par des phrases souples et bien ajustées, l’écriture de Bénédicte Heim est d’une imparable efficacité.

Bénédicte Heim : Demain comme une traînée de poudre, Quidam éditeur.

mardi 28 janvier 2025

Asile / Paul les oiseaux

 Deux livres d'Erwann Rougé

Peu à peu, un portrait se dessine, celui d’une femme (une patiente) qui vit dans un lieu clos ("chambre 4") où la blancheur se décline partout, des murs à la blouse du médecin et du soleil d’hiver à la pâleur des mains quand "le sang n’arrive plus aux doigts". Elle n’a pas de nom. C’est Elle, tout simplement.

« Elle est là
finit par se mettre
un peu de rouge velours sur le visage

c’est sans importance
les anges se maquillent lentement »

Son quotidien est répétitif, ponctué du matin au soir par les repas, la toilette, les visites chez le Doc, l’ennui, la somnolence, la prise des médicaments. Il y a pourtant une part d’elle-même qui échappe à l’enfermement, une fenêtre qui s’entrouvre, propice aux rêves, à l’imagination, aux odeurs et aux bruits de la mer toute proche.

« Doc
"j’arrive en corneille"
je peste pour voir
me cache dans les roncières

sur la falaise
"je sors en aigle de mer"
descends les champs

garde le leurre l’eau brûlée
pour la mort vraie

cela rôde cela veille
l’oubli m’attend »

Doc est son confident. Le seul auquel elle peut dire, par bribes, en quelques mots (volés au silence), ce que fut son passé et où elle en est de ses craintes, de ses peurs.

« Doc
l’homme que j’ai connu
a fait corps avec la pierre. »

La poésie d’Erwann Rougé est concise, épurée. Tout n’est pas dit. Il laisse place à la suggestion. Ne dévoile que le minimum. Pudeur et délicatesse s’accordent pour respecter l’intimité de celle qui est hospitalisée pour "rattraper ses nerfs". Elle parle peu. Utilise des mots justes et simples pour dire son fracas intérieur. Il arrive que le dehors pénètre en elle, par fragmentations lentes, en l’invitant à sortir pour apercevoir l’oiseau noir auquel elle s’identifie parfois.

« Elle regarde la corneille
la corneille la regarde »

 Erwann Rougé : Asile, Éditions Unes

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Près de vingt ans après sa publication aux éditions Le Dé Bleu, Paul les oiseaux, d’Erwann Rougé reparaît aux éditions Isabelle Sauvage. L’auteur a repris et resserré son texte, le dotant d’un sous-titre : (portrait). Le poème se construit autour de la figure de Paul, être ultra-sensible, à l’écoute de tout ce qui l’entoure, étonné par ce qui bouge dans le ciel, les arbres, l’eau des flaques ou de la mer. Ayant gardé les yeux et le vocabulaire imagé de l’enfant qu’il n’a jamais cessé d’être, il se sait différent et sent d’étranges vibrations s’emparer inopinément de son corps.

« Regarde et regarde la sterne
avec le même mouvement du cou

pique la mer, pique le ciel
crie le dedans encore une fois

serre les genoux et les épaules
vole l’esprit à l’oiseau

ce qui est lui
et l’ivresse d’après »

Le titre est emprunté à Paul les oiseaux ou la Place de l’Amour, texte d’Antonin Artaud (cité en exergue) qui l’avait lui-même trouvé dans un récit de Marcel Schwob consacré au peintre florentin Paolo Ucello.

Erwann Rougé, Paul les oiseaux, Éditions Isabelle Sauvage

 

samedi 18 janvier 2025

Noces de givre

Si Raymond Penblanc excelle dans les formes courtes (1), il aime également s’aventurer dans des textes plus denses, plus amples, plus touffus. C’est le cas avec ce roman où personnages et paysages se dévoilent au gré de phrases longues, sinueuses, en un lieu peu fréquenté, presque sauvage.

La narratrice va sur ses seize ans. Elle rêve beaucoup. Un simple déclic, ici la silhouette d’un jeune homme, guère plus âgé qu’elle, croisé sur une route de montagne, suffit à actionner la belle mécanique. Elle suppose, présume, imagine, invente et va même jusqu’à improviser, en quelques secondes, un portrait plus ou moins psychologique de celui qui a simplement attiré son attention et qu’elle ne tardera pas à rejoindre dans une cabane de chasseurs.

C’est leur rencontre – et leur histoire, brève, fougueuse, maladroite, débordante de désirs – que raconte Raymond Penblanc, Non pas en tissant un canevas narratif convenu mais en bifurquant, en les dotant d’une réelle personnalité, avec de nécessaires retours en arrière pour comprendre les blessures de ces deux êtres rebelles qui cherchent (et peinent) à s’apprivoiser.

« C’est qu’il va me falloir un peu de temps avant de parvenir à son degré de combustion, comme il va lui falloir beaucoup de doigté dans les stimuli et les caresses. Ouverte dedans, je reste fermée dehors, c’est la loi des vierges, dont la chaleur intérieure irradie jusqu’à mouiller leur vestibule. »

Bâti en cinq parties très compactes, chacune écrite d’un seul tenant, pages pleines, sans le moindre retour à la ligne – avec dialogues enserrés à l’intérieur du texte – , Noces de givre réserve également une place de choix à la peinture. Elle est en effet bien ancrée dans le quotidien de la narratrice qui loge chez sa grand-mère peintre et qui nourrit, de plus, une affection particulière pour les portraits du Caravage, qu’elle souhaite faire découvrir au solitaire en cavale.

« Il me tend le livre. Il s’agit de David cette fois, tenant à bout de bras la tête sanglante et grimaçante du géant Goliath. Je découvre à mon tour ce que lui-même vient de découvrir, la terrifiante modernité de cette scène nous montrant un jeune djihadiste après l’exécution de son otage, brandissant le macabre trophée qui doit lui servir de preuve pour authentifier son épouvantable forfait. »

Après avoir laissé ses personnages se frotter à la rugosité du massif montagneux où ils évoluent en saison froide, Raymond Penblanc, en un dernier chapitre incisif, délaissant les descriptions, les déambulations et les approches sensuelles, resserre soudainement son texte. Sa main est ferme et incisive. Elle coupe court (en quelques pages) aux espoirs de la narratrice et lui rappelle que le monde dans lequel elle vit peut être parfois cinglant et injuste.

Raymond Penblanc : Noces de givre, Le Réalgar. 

(1) ainsi Œil-de-lynx et L’Égyptienne, deux titres publiés dans la collection 36ième Deux Sous des éditions Lunatique

 

jeudi 9 janvier 2025

La vie romancée de Boulig Koz

Né à Ty Chalony sur la commune de Scaër dans le Finistère en 1848 et mort à Kernével en 1911, François Boulic fut en son temps l’un des grands sonneurs de biniou Koz de Bretagne.

« Je suis Boulig Koz, François Boulic, danseur étoile sur la garenne, homme de hanche irréconciliable d’avec le silence des houx, la crosse des enfougérés. »

Si son nom de musicien, Boulig Koz, est connu, tout particulièrement par ceux qui, aujourd’hui encore, reprennent quelques-unes de ses compositions ou les airs traditionnels qu’il a collecté et popularisé, l’ordinaire de sa vie, celle d’un cultivateur attaché à sa terre, l’est beaucoup moins. C’est ce manque que vient combler Olivier Hobé, y compris en romançant, si besoin, le parcours du musicien qui se produisait dans de nombreuses fêtes locales. Assis sur une chaise posée sur une barrique ou sur le plateau d’une charette, il formait un solide duo avec Yves Coroller, plus connu sous le nom de Youenn Dall (l’aveugle) qui l’accompagnait souvent à la bombarde.

« On m’invite ici ou là et le plaisir ne m’est acquis que lorsque les femmes ne se soucient plus guère de leur tenue. À l’heure tardive, celle des tonneaux élevés en podiums, place à la ruée, gigue légère, tintements, vœux à toute berzingue. Avec la foi partagée en quelques places de marches communes. »

Olivier Hobé présente Boulig Koz en plusieurs périodes de sa vie. On le retrouve sur les chemins buissonniers de son village quand, enfant, il s’isolait pour sonner dans les arbres et plus tard, devenu adulte, près des rivières, des fourrés et des forêts où il se faufilait pour aller braconner, détectant truites, lièvres, grives et lapins comme personne.

C’est qu’il doit nourrir sa famille, élever ses enfants, seconder sa femme Jeanne qui le remplace à la ferme quand il part sonner et récolter un peu d’argent à Brest, à Quimper, à Pont Aven ou ailleurs.

« Ma prochaine campagne doit me mener au Frugy, où il est peu utile de tendre pièges et filets. Le lièvre là-haut tend les bras comme le crapaud à sa mare s’immobilise, comme l’abeille assise dans la passion s’enduit de l’huile d’un soleil rose. »

Une autre émotion s’empare du lecteur en découvrant ce récit.Olivier Hobé est décédé en 2023 et le lire à nouveau est une agréable surprise. Sa prose, subtile et poétique, aux phrases souples, emplies de riches sonorités, où chaque mot tombe juste, célèbre un homme attachant, proche de la nature, et en accord avec elle, aimant à partager les plaisirs simples de sa vie, à commencer par la musique.

« Je tire des accords au jugé, caresse les troncs argentés et me dis que je suis toujours resté un cadet de ferme évadé. »

Olivier Hobé : La vie romancée de Boulig Koz, Pierre Mainard 

Logo : François Boulic alias Boulig Koz (carte postale, fonds Dastum)

 

jeudi 2 janvier 2025

L'Homme qui était un arbre

Curieux destin que celui de Pin-Pin qui fut d’abord et pendant longtemps un arbre avant de subir les attaques de la tronçonneuse et d’être jeté, tel un vulgaire rondin, au creux d’une charrette. C’est là que le récupéra, et ce fut sa chance, Maître Antonio, sculpteur sur bois vivant en Toscane.

D’un tronçon de pin, il fait un bambin tout en bois. Un être mobile, doué de parole, qui devient son fils et son apprenti. Sa silhouette étonne dans le voisinage. Les remarques vont bon train. Un jour que le gamin allait livrer des chaises en les portant sur son dos, il croisa un homme qui lança :
« Voilà un tas de bois qui passe. »

Le pantin aux airs de Pinocchio s’initie également à la sculpture. Et s’invente une autre spécialité, bien plus dangereuse : le lancer de cailloux.

« Un après-midi, alors que je somnolais dans une meule de foin, j’entendis un vieux paysan me traiter de paresseux. Sans réfléchir, je saisis aussitôt un caillou pointu comme la foudre et lui fracassais le front. Il tomba raide. »

Ce geste fatal marque le début de la fin pour l’enfant de bois qui, condamné à poser sa tête sur un billot – pour qu’on la coupe – se transforme instantanément en être d’os et de chair, identiques aux autres mais avec un passé et un destin particuliers.

C’est ce destin, truffé de nombreuses rencontres – dont une avec un chat qui parle et qui en est à sa huitième vie – que retrace Stéphane Padovani dans un livre qui s’apparente au conte et au roman d’aventure. Il déroule, simplement et sans jamais s’appesantir, l’étonnante histoire d’un être posé, réfléchi, disponible et conciliant. Si la poésie y est présente, la réalité sociale l’est tout autant.

Fuyant l’Italie, Pin-Pin monte, à Naples, à bord d’un bateau plein de migrants sur lequel il fera la connaissance de l’écrivain Écossais J.M. Barrie, le créateur de Peter Pan. Après une longue traversée, il débarque à Ellis Island. C’est là, puis sur le port de New York, au début du vingtième siècle, qu’il découvre le Nouveau Monde, celui où il va vivre, travailler et trouver sa place.

Il y a longtemps que Maître Antonio est mort. Le chat a également trépassé mais il va renaître. Comme le fera, au terme de son aventure terrestre, le personnage principal du roman. La vie d’un homme égale rarement celle d’un arbre. Sa mort est définitive. Ce n’est pas le cas ici, où s’opère un inespéré retour aux origines. Un bouclement de la boucle réconfortant.

« L’arbre fit le tour de mon corps, me rappela à lui. J’étais de nouveau cette voix végétale, sans cause ni fin, sans histoire ni mémoire ; une simple articulation du temps. »

Stéphane Padovani : L'Homme qui était un arbre, Quidam éditeur.