mercredi 11 mai 2011

Précipice

Milan Füst, l’un des écrivains majeurs de la littérature hongroise, est surtout connu en France pour son roman L’Histoire de ma femme (Gallimard, Coll. L’étrangère, 1994). Ce titre ne doit pourtant pas faire ombrage à une œuvre de grande ampleur, allant de la poésie à la prose en passant par le théâtre ou les essais et se régénérant parfois dans ce que Füst lui-même appelle le « roman bref ». Précipice, publié par les éditions Cambourakis en est l’un des joyaux.

Ce récit, vif et percutant, écrit en 1929, suit les traces d’un narrateur, homme apparemment rangé, professant à l’université, respecté, et tout honoré de l’être, flânant sur une corde raide imaginaire, au bord de ce fameux précipice qui sépare tout simplement « ce qu’il est de ce qu’il vit ».

Dès le réveil, cet homme a ses habitudes. D’abord, il médite au lit durant une vingtaine de minutes, puis il boit un grand verre d’eau avant de prendre un bain durant lequel il lance un flot d’insultes au monde.

« Mais ce jour-là, j’y mis une hargne particulière. – “Espèces de sales crapules ! Engeance infâme !” criais-je aux murs de la salle de bains, tandis que le jet de la douche fouettait mon dos avec régularité et que je gesticulais dessous comme un prêtre romain pris de fureur. (C’était sans doute à mes collègues que je pensais). »

Ainsi débute une journée durant laquelle il va rompre avec son quotidien pour vivre des aventures singulières. Celles-ci ont lieu dans une ville (Budapest) enveloppée dans un brouillard bien tissé, droit venu sans doute des eaux du Danube. Ville et climat collent parfaitement à sa solitude et incitent à des haltes au café où le bien-être est toujours de rigueur, pourvu que l’alcool ingurgité soit à la hauteur. Ce qui est ici le cas.

Au fil de ses pérégrinations diurnes, puis nocturnes, le narrateur multiplie les rencontres avec des personnes qui lui furent proches. À toutes il pose des questions : qu’est-ce que la bonté, qu’est-ce que la liberté ? Il n’attend nul éclaircissement. Sait qu’il lui faut simplement assister jusqu’au bout à cette chute lente dont il est la victime consciente et consentante...

Ce qui étonne chez Milan Füst, c’est cette distance qu’il sait mettre entre ce que souhaite vivre son narrateur, adepte du monologue intérieur et des coups de folie, et ce que la bienséance lui demande de ne pas faire. Cela crée des situations épiques. Où l’humour et la sagesse s’épaulent, trouvant à chaque fois réponse adéquate aux velléités de l’énervé chronique qui ne cesse de virevolter au bord d’un gouffre qui a beaucoup à voir avec l’absurdité et ses pièges, espiègles et existentiels.

« Si quelqu’un jetait dans le puits une lampe allumée, il verrait un instant la raison d’être du puits, qui est d’avoir beaucoup d’eau. »

De Milan Füst (1888-1967), pour partager d’autres déambulations désabusées, pour découvrir d’autres passions inassouvies, pour toucher avec une réelle légèreté la psychologie de nouveaux personnages évoluant aux lisières d’une haute société sur la pente descendante, il faut également lire, chez le même éditeur, L’Histoire d’une solitude (autre roman bref, préfacé par Peter Esterhazy).

Mian Füst : Précipice, traduit du hongrois par Sophie Aude, éditions Cambourakis.

mercredi 4 mai 2011

Alain Malherbe, un soir rue de Seine

Il marche avec lenteur, portant une sacoche à l'épaule, sur un trottoir à la tombée du jour. Nous devons descendre la rue de Seine. Nous sommes sept ou huit, cheminant presque en file indienne à la recherche d'un resto. Je ne connais pas tout le monde. Il y a là Philippe Marchal et Jean-Pascal Dubost. Alain Malherbe, lui, s'est laissé glisser en arrière en compagnie de son ami Phan Kim Dien. Tous deux discutent avec véhémence. A un moment donné, je me demande si le débat n'est pas en train de virer à la querelle. Il y a de forts éclats de voix. Quelques passants se retournent. Philippe ne peut s'empêcher de sourire. Il me rassure illico. Il les connait mieux que personne. Il sait que tout à l'heure, quand la passion (qui se nommait Kenneth White) sera retombée, il vont revenir l'un et l'autre à notre hauteur, comme si rien ne s'était passé.

La suite de la soirée m'échappe un peu. C'était la première fois que je rencontrais Alain Malherbe. En 1989 ou 90. Peu de mots furent échangés entre nous mais assez, toutefois, pour nous reconnaître quelques points communs. A commencer par le travail. Comme lui, je bossais de nuit au tri postal. Nocturnes invisibles. Courant de Colmar à Bagnolet ou de Java à Stockholm, voire de Tanger à Vladivostok, dix heures durant avec alcool, café, tabac, etc, en appui... Passons vite sur les hangars de tôle, sur les travées, les chefs, les sous-chefs, les rangées de sacs ou les casiers. Passons également sur nos multiples coups de barre et sur ces pauvres matins blêmes (il les a bien décrits, décryptés et notés) qui laissaient toujours quelques collecteurs de brèves traîner leur déroute sur des trottoirs déserts.

« Au fait combien de lettres je trie
par nuit ? A trois barquettes d'une
contenance de 600 par heure
  • grosso modo 13000.
Et puis la poussière.
Le blam blam répété des sacs postaux
déversés dans l'auge paquets...

Putains d'enveloppes, à la longue
on reconnaît le pays d'expédition
à la texture du papier. »

Un poète, ce soir-là, un malicieux, un du genre Pierrot Gourmand, vint, du haut de son absence, jeter une nouvelle passerelle entre nous. Il s'agissait du marcheur Martin, à qui le piéton Malherbe vouait une belle admiration. De lui, il dit :

« Cultive un embonpoint somptueux.
Mérite bien un rôle de wattman salingue
à la Compagnie Générale des Omnibus. »

Ajoutant dans l'instant :

« Tubard : toute une adolescence par les livres.
Clerc de notaire donc, câline les demis
aux terrasses giboyeuses des brasseries. »

Il nous accompagna un bon bout de temps. Il tanguait, très à l'aise sur une chaloupe emplie de bocks tandis que nous, asséchant quelques chopes en terrasse, nous balancions, dans son sillage, nos feuilles de présence au monde par dessus bord... Bientôt, Yves Martin nous abandonna. Il se laissa dériver. Parti sans doute revoir Barfly, ce film qu'il aimait tant, avant de retrouver ses chats et ses boutons d'or, rue Marcadet.

J'ai revu Alain Malherbe à Paris lors du marché de la poésie en 1992. Stand de la revue Travers.  Dans laquelle il avait publié L'âge de l'espace. L'échange fut à nouveau rapide. Il travaillait sur de nouveaux textes. Très exigeant, il accumulait de la matière et ne voulait rien laisser au hasard. Il fallait relier les notes tirées du quotidien en les branchant sur des réseaux menant en bouquets à la mémoire, au savoir, à l'avenir et à l'espace...

Ensuite, il y eut un long silence, rayé par deux ou trois lettres, rien de plus, jusqu'à son coup de fil du printemps 1999. Voix lointaine, cherchant les mots justes, en quête de sens pour dire, comme dans sa poésie, malgré quelques amis et des milliers de livres, une grande solitude intérieure. Il travaillait toujours sur ces textes dont il me parlait déjà sept ans plus tôt... « Écriture en boucle », lâcha-t-il, sans s'expliquer davantage. Cet après-midi-là, 500 kilomètres nous séparaient. Ce fut pourtant notre plus longue (mais ultime) discussion.

« Des traces de neige sur les aiguillages,
comme de la plume. »

Quelques mois plus tard, je reçus une carte postale. Oblitérée à Paris 14, boulevard Brune, le 08/09/99, elle représentait un détail du Matelot de Vladimir Tatlin et ne contenait que ce simple message télégraphique, non signé : « Y. Martin. Mort ». Je sus, bien après, que cette carte était de lui. Ce fut son dernier signe.

L'annonce de sa mort en 2002 me parvint de façon assez similaire. Par une lettre presque illisible d'un Phan Kim Dien effondré.

Les fragments cités sont extraits de Diwan du piéton (coédition Le Dé Bleu / Écrits des forges)
Une présentation d'Alain Malherbe, par Jean-Pascal Dubost, est en ligne sur Poezibao.

vendredi 29 avril 2011

Ichi leu

Ichi leu (“ici là”) est un long poème écrit en picard par Ivar Ch’Vavar il y a une vingtaine d’années. Contrairement à ses autres textes, conçus dans la même langue et ensuite traduits par ses soins, celui-ci n’avait jamais connu de version française. Pour diverses raisons (il s’en explique en postface) il préférait, afin de garder une distance mentale vis-à-vis de tout ce que véhicule ce poème, en confier la traduction à un autre. À quelqu’un de « costaud », poète qui ait déjà une expérience de traducteur et pour qui le picard n’aurait pas de vrai secret. Et c’est tout naturellement Lucien Suel qui, s’y collant, réussit à maintenir ce texte très vif dans l’ici (le lieu : Wailly-Beauchamp, le village d’enfance de Ch’Vavar) et le là (le temps, le tempo, la tension).

Ch’Vavar aime prendre le pouls des grands espaces en empruntant de préférence les chemins creusés dans les sous-bois. Ceux-ci recèlent des présences insoupçonnées. Pour les débusquer, il faut marcher, se perdre, franchir les haies et les clôtures et surtout se fondre dans le paysage, à l’image de tous ceux qui peuplent les lieux et qu’il va devoir approcher, serrer, peindre. Il les repère de loin. Ils sont là.

« ils pataugent dans les ornières boueuses des chemins forestiers
ils titubent dans le fouillis des branches coupées,
ils ne cessent de rouler au sol malgré toutes leurs prières à la Sainte Noire Sœur. »

Il bat la campagne avec eux. Il foule l’herbe, marche dans la rosée ou dans les fougères du soir. Il avance à l’instinct. Les terres qu’il traverse n’ont rien des mornes plaines. Ici, tout vit, vibre et vibrionne.

« là, une truie en chaleur, ou ici une ribambelle de nains
oui, plus une pile de rondins qui me dégringole dessus tout ça c’est pareil. »

De temps à autre, l’aube éternue. Les hommes se frottent les yeux. Écarquillent leurs rondes prunelles. Et découvrent des scènes aussi brutales que brèves.

« il enfile son pantalon
il ouvre la vulve de sa vache
lumière rose et jaune ;
il enfonce le bras dedans et la tête
puis tout son corps pénètre à l’intérieur, sans blague !
Je suis sidéré
“il fait froid” me dis-je
j’entends frapper à la vitre
je me retourne : meeeeerde ! c’est encore lui ! »

Il note non seulement ce qu’il voit mais se remémore aussi ce qu’il a déjà vu, il y a cent ans ou plus, et continue, œil aux aguets, à arpenter le territoire en se calant, à fond de rétine, de crâne et d’imaginaire, tous les éléments susceptibles de rendre vivante la Grande Picardie Mentale qu’il saisit à bras le corps.

« De derrière les haies
des femmes vaporeuses
sortent la tête ;
sortent leurs seins
de leur corsage
et rient et me crient
(moi)
elles me crient FRELUQUET
(c’était facile à prévoir)
je leurs réponds du tac au tac ROULURES
(auriez-vous trouvé autre chose ?)

Il y a de l’immémorial dans l’air. Une fresque rupestre grandeur nature. Des personnages semblant sortis d’une toile de Jérôme Bosch sont éparpillés sur la prairie. Ch’Vavar est debout au milieu. Il bouge et frotte son corps et sa langue à l’écorce, à la terre. Il suce du sureau, repart, s’arrête un instant pour faire ses besoins ou pour se restaurer au creux de refuges teintés d’alcool.

« Nous sommes dans la baraque
Nous sommes dans le taudis
Et peut-être dans le réduit
Dans la crasse et les balayures
Dans le terrible capharnaüm
Des maisons, dans la buée
Dans la chaleur froide. »

Ichi leu, le poème de Ch’Vavar et ses galeries de portraits brefs, vivants et étincelants, est suivi de plusieurs autres textes (en français), toujours conçus autour de Wailly-Beauchamps et intitulés Vomi de vache.
L’ensemble – joyeusement illustré par Lucien Suel – se termine par une postface puis des commentaires de l’auteur qui témoigne, vingt ans plus tard, de ce que fut et demeure (fortifié par le recul) pour lui l’écriture et l’aventure menant à Ichi leu.

Ivar Ch'Vavar : Ichi leu, éditions des Vanneaux.

jeudi 21 avril 2011

C'est nous les Modernes

Franck Venaille est non seulement le poète que l’on sait, l’une des figures majeures de la poésie contemporaine, auteur d’une quarantaine de livres (dont l’un des plus importants, La Descente de l’Escaut vient d’être publié en "Poésie/Gallimard"), c’est également, depuis plus de cinquante ans, un homme tout entier voué à la création littéraire. Pour mener à bien sa tache, pour répondre à ce besoin impérieux qui est d’écrire, de tracer, de poursuivre la route, il n’a jamais cessé de se nourrir des textes des autres. Il les a lus, relus, y a trouvé des points d’accroche ou d’ancrage, les a parfois publiés dans les revues où il a joué un rôle essentiel (Action poétique, Chorus, Monsieur Bloom) et les a mis en lumière (souvent tard, la nuit) dans les émissions qui leur furent, un temps, confiées sur France Culture.

« Je suis de l’écriture. Dans l’écriture. C’est mon seul bien. Écrire m’a fait. Écrire m’accompagnera jusqu’à la fin. Écrire coordonne ma vie. »

C’est nous les Modernes est pour lui l’occasion de revenir en arrière tout en se situant clairement dans le présent. Il y dit ce qui compte à ses yeux, les écrivains qui l’accompagnent depuis longtemps, les livres dont il ne peut se séparer, les villes qu’il porte et qu’il sillonne sans être obligé de s’y rendre fréquemment, les atmosphères (vent, dunes, fleuves gris ou abords d’un terrain de foot de banlieue en période de trêve hivernale) qui le saisissent au corps et filtrent les mots qui sortent alors à l’air libre.

L’angoisse, cette guerre intérieure qui n’a jamais lâché prise, est forcément présente dès le début du livre. Celle qui bloque la respiration, dérègle les nerfs, chamboule physique et mental est aussi celle qui incite à se défendre et à trouver, en soi, des armes appropriées pour la combattre. Il faut tenir en respect ce qu’il nomme Ça.

« Malade de Ça. J’ai commencé ma vie accompagné par ce qui allait devenir une sorte de podestat transformé parfois en tyran. Et cette guerre de l’angoisse (comme on parle de la guerre de cent ans) dure depuis toujours. Pour ne pas la perdre je lui ai opposé ce que je savais être ma meilleure arme : l’écriture, sur toute la gamme, avec un brin d’esthétisme, un peu de baroque, une dose d’objectivisme, du lyrisme enfin. »

Ce lyrisme, parfois tant décrié et relégué au rayon vieillerie par quelques expéditifs, Franck Venaille l’a trouvé presque naturellement dans le pays où il a décidé de naître. « J’ai décidé d’être né à Ostende, de l’union du sable et de la mer ». C’est là-bas aussi qu’il décida un jour, et cela seule l’écriture pouvait le lui permettre, de devenir « cheval flamand ». Là-bas, dans les monts ou les dunes mais aussi sur les pavés, dans les villes vivent quelques uns des poètes qu’il affectionne et dont il livre ici des portraits clairs, toujours réalisés en créant un bel équilibre entre la personnalité de l’être en question et la teneur de son œuvre. Ces lyriques résolument modernes se nomment Francis Dannemark, William Cliff, Jean-Pierre Verheggen et Pierre Della Faille. Ils viennent de plus loin qu’il n’y paraît et l’ombre de Maeterlink rôde souvent dans les parages. Venaille la repère, la note, glisse à côté, s’en va voir plus loin dans « ce nord mental » où sont encore Hugo Claus, Jan Fabre ou Ludovic Degroote. « C’est d’un poète de cette envergure que l’on est en droit d’attendre la mise en mots de ce que je vais nommer la poésie du Nord ».

Parmi les nombreuses entrées, qui sont autant de portraits, de ce livre, apparaissent, à côté de ceux (Verlaine, Laforgue, Jouve, Aragon, Morhange, Guillevic, Fondane, Dupin, Bonnefoy) qui ont toujours compté pour lui, d’autres poètes, plus jeunes, découverts au fil de ses lectures et qui peu à peu lui sont devenus familiers. Il les cite, leur consacre un chapitre et explique avec simplicité ce qu’il détecte dans cette exploration du texte qu’ils font bouger avec lenteur et patience, de façon durable. Ceux-là se nomment Emmanuel Laugier, Pascal Commère, Antoine Emaz, Jean-Louis Giovannoni, Fabienne Courtade, Patrick Beurard-Valdoye, Laurence Vielle, Gwénaëlle Stubbe, Valérie Rouzeau... Des noms parmi tant d’autres où figurent également, en bonne place, les poètes qui, comme lui, connurent à vingt ans la guerre d’Algérie.

Les fenêtres du lecteur Venaille sont grandes ouvertes. Les auteurs qui y sont accueillis viennent de différents horizons. Pas de clan, pas de chapelle mais de fortes affinités et une générosité sans faille, un don de soi, à l’image de l’œuvre toute entière, avec en arrière plan la volonté (le « nous » du titre le précise bien) de « jouer collectif », non pas pour s’inventer une cour mais bien pour donner, pour transmettre, pour témoigner, pour poursuivre, pour explorer en allant, jusqu’au bout, ensemble.

Jamais Venaille ne se ménage. Lui qui reste persuadé que l’écriture l’a rendu malade mais que sans elle il ne serait déjà plus là, reste d’une redoutable exigence vis à vis des autres et de lui-même. Il l’exprime sans hausser la voix, sans polémique (le titre qui pourrait l’attiser s’affirme au final très explicite) et sans attaques gratuites. Sa façon de poser un à un les jalons qui lui semblent essentiels dans un parcours où l’homme, l’écrivain et le lecteur ne forment qu’un est tendue et efficace.

« Je n’écris ni pour le plaisir ni pour passer le temps. J’attends de l’écriture qu’elle m’aide à être en paix. Mais je suis mon plus farouche, mon plus intransigeant lecteur. Je ne m’accorde jamais une circonstance atténuante. Je sais que l’on est jugé à la fois sur ses livres mais également sur la manière dont on dirige sa vie. »

Franck Venaille : C'est nous les Modernes, éditions Flammarion.

mercredi 13 avril 2011

Portrait du père en travers du temps

Son père mort n’en continue pas moins de cheminer à ses côtés. Pas en permanence bien sûr, mais de temps à autre, venant à l’improviste habiter sa mémoire. Cela se passe dans « des moments de vie » particuliers. D’infimes réseaux se mettent à vibrer et inventent d’invisibles passerelles entre celui qui s’en est allé et celui qui reste. Ces moments-là, que nous avons tous, un jour ou l’autre, ressentis, James Sacré aime les noter ou s’en rappeler. Il les situe au fil des lieux où ils surviennent. Cela peut être en Vendée, au Maroc ou aux États-Unis. Peu importe, à chaque fois, il est le récepteur unique et attentif de ce qui advient.

"Souvent je n’écris pas
Les quelques mots qu’un moment de la vie
(La couleur bleue par exemple de la bouillie bordelaise)
A semblé me donner pour que je pense à mon père.
Je laisse le temps et les choses s’en aller."

Ces fragments, ces séquences bougent et s’immiscent peu à peu dans des poèmes qui n’étaient peut-être pas, à l’origine, destinés à prendre place dans un même livre mais qui, néanmoins, par la force des choses, et l’élément moteur qui les guide, se trouvent, « en travers du temps », devoir bel et bien former bloc.
Ces poèmes qui esquissent le portrait du père ont été écrits entre 2001 et 2007. Si la première année, celle du décès, s’avère la plus fournie, les autres viennent préciser, par un détail vestimentaire, un silence prolongé, un timbre de voix, l’utilisation du patois, la présence discrète de l’homme au quotidien.

"Il me reste de son corps
La couperose des joues, l’œil
Comme une question dure,
Son allure à la fin mal balancée."

Paysages et territoires d’enfance se glissent dans des poèmes nés ici et là, dans un restaurant d’Azila ou dans le cimetière de Saint-Benoît-du-Sault, au bord d’une route en Bretagne ou dans un endroit isolé d’Arizona, au gré de nombreuses escales et escapades. On  y retrouve à chaque fois la simplicité, la nonchalance, ce style mi-parlé, mi-écrit qu’utilise James Sacré et qui est peu à peu devenu sa langue, celle qu’il ne cesse de façonner.
Le père, souvent présent dans l’œuvre de Sacré, l’est ici plus que de coutume. Plusieurs indices, distillés avec parcimonie, aident à suivre la sinuosité de son parcours.

"J’ai pensé à mon père
Sans trop savoir pourquoi, peut-être simplement
Parce qu’il m’est venu cette idée qu’il a somme toute pas mal voyagé
À cause d’un emploi qu’il a eu, chez le vicomte de Chabot, à La Roussière,
À cause aussi de la guerre, oui je pense
À tout ce qu’il a vu et que je ne connais pas, ce qu’il a vu
Avant de revenir dans sa ferme du bord de la Vendée pour y rester."

L’ouvrage est  un livre à quatre mains. A celles du poète répondent celles du peintre Djamel Meskache (par ailleurs éditeur chez Tarabuste). Cinq de ses lithographies couleur y sont reproduites.

James Sacré : Portrait du père en travers du temps, éditions La Dragonne.

dimanche 3 avril 2011

D'azur et d'acier

Le 12 octobre 2009, Lucien Suel quitte son village pour prendre le T.E.R. à la gare d’Isbergues de façon à rallier Fives, l’ancien quartier industriel de Lille, l’ex-cité des filatures et de la métallurgie, connue un peu partout dans le monde grâce à Fives-Cail-Babcock, l’usine qui employa jadis plus de 8000 ouvriers et qui devint célèbre pour ses locomotives, ses ponts routiers et ferroviaires, ses constructions de gares (dont celle d’Orsay) et ses ascenseurs (notamment ceux de la Tour Eiffel). L’usine aura vécu un siècle et demi. Avant de s’arrêter en 1990.

« Elle occupe le cœur de Fives, un cœur qui ne bat plus, un cœur en capilotade et un cerveau dispersé avec tous ceux qui ont travaillé ici, dont le vaste savoir-faire n’a été enseigné ou transmis à quiconque. Marteau-pilon silencieux de l’oubli. »

C’est là que Lucien Suel pose ses valises. Et son regard, ses pas. Pour fixer ce qui ne se voit pas au premier coup d’œil. Pour arpenter un territoire chargé d’histoire. Pour collecter des bribes de mémoire. Pour les réactiver en les intégrant au présent. Il est là pour trois mois. En sentinelle. En résidence. En train d’esquisser, brique à brique – c’est ainsi, en quelques centaines de blocs de prose, que son texte va se construire – l’architecture à la fois réelle, passée, mentale et rêvée d’un quartier qui essaie de garder ses particularités au sein d’une métropole qui ne cesse de s’étendre.

« L’isolement de Fives oblige à passer au-dessus des voies rapides ou ferrées. On peut imaginer que les immenses immeubles de verre et d’acier qui s’annoncent, qui avancent, recouvriront la tranchée des voies rapides, des voies ferrées, se transformant en énormes sas climatisés dans lesquels marcheront les Fivois et les Lillois. »

Son besoin d’aller vers les autres est naturel. Il écoute. Sait d’instinct que ceux qui vivent ici ont plus à dire qu’à entendre. Ce qu’il saisit, et transmet en notes brèves, c’est une précarité latente, (due aux fermetures, aux délocalisations) que ne peut cacher les nombreux pas de porte dédiés à la consommation rapide. Cela ravive parfois la nostalgie des temps durs. D’invisibles révoltes s’y greffent. Enfouies dans un terreau où les racines d’une vraie conscience de classe restent tenaces.

Le piéton Suel sillonne impasses, rues et ruelles. Prend l’air du large place Pierre Degeyter en se souvenant que celui qui donne son nom à cette place fut câbleur ici même avant de devenir le compositeur de L’internationale. Un peu plus loin, c’est une autre figure, Madeleine Caulier, qui surgit.

« Pendant le siège de 1708, elle était servante au Tournebride, à Avelin. C’est elle qui traversa les lignes ennemies et porta au Maréchal de Boufflers, assiégé dans la ville de Lille, les dépêches de l’armée française. À la suite de son action d’éclat, elle obtint de servir dans les Dragons. Elle fut tuée en 1712 sur le champ de bataille. »

Lucien Suel mêle séquences passées et scènes très actuelles en y glissant des notes ayant trait à son quotidien, à ses interrogations ou à son envie, de temps à autre, de s’isoler pour se requinquer avant de repartir découvrir Fives à sa manière.

« Tu t’approches du pont de Fives et jette un coup d’œil au no man’s land dessous le viaduc. Encerclé de tous côtés, un fouillis de roulottes déglinguées, cimetière de bateaux dans la Mer des Sargasses de l’automobile. Des gens du voyage ont échoué là. Leurs enfants se réchauffent dans la fumée d’un feu de déchets. »

Lucien Suel : D'azur et d'acier, La Contre Allée.

dimanche 27 mars 2011

Albert Angelo

On n’en finit pas de redécouvrir B.S. Johnson. L’écrivain anglais – publié en France par les éditions Quidam – a souvent décidé de risquer (et de graver) sa vie sur le papier, se méfiant de la fiction en lui préférant l’autobiographie, certes détournée mais constamment présente chez lui. C’est dire combien Albert Angelo est à prendre, comme les précédents livres, avec les pincettes d’usage. Impossible de dénouer le vrai du faux et de déceler le moment où l’écrivain met de côté sa propre vie pour laisser courir son imaginaire.
Il y a juste une histoire à reconstituer. C’est celle d’Albert, le narrateur, vingt-huit ans, célibataire, encore épris de Jenny (son ex) et architecte sans emploi contraint, pour vivre, d’enseigner dans des écoles londoniennes où on l’appelle pour effectuer des remplacements.

Pour suivre Albert, ou plutôt une année de sa vie, celle où il se trouve aux prises avec des élèves pour le moins difficiles dans un établissement de Londres, au début des années 60, Johnson utilise, tout en restant linéaire, différents angles d’attaque. Il s’attache d’abord à son quotidien, à ses habitudes, à ses obsessions, à ses convictions (« je suis architecte avant tout, et pas prof, je suis un créateur, pas un passeur »). Il bifurque ensuite, par de rapides retours, vers son passé (de fils, d’étudiant, d’amant) puis s’intéresse à des idées possibles de futur (symbolisé ici par des pages trouées) avant de s’ancrer dans le présent, celui d’un vacataire devant affronter une trentaine d’énergumènes au sommet de leur art.

« Après les vacances, je suis revenu, assez détendu comme il se doit, et les élèves ricanaient sur un morceau de journal, deux ou trois groupes d’élèves, en faisant tout leur foutu possible pour me faire comprendre que je devais venir voir ce qu’ils étaient en train de manigancer. Alors, bien sûr, j’ai pas bougé. Ensuite, lorsque j’ai commencé à faire l’appel, l’une des filles a apporté une coupure et, sans un mot, l’a posée sur mon bureau. “Enseigner dans les Écoles Difficiles Pousse les Professeurs au Suicide” , disait l’article, il s’agissait tout bonnement d’un compte-rendu du suicide de mon prédécesseur à Whitsun, Burroughs, ou Bugs Bunny comme ils l’ont surnommé. »

« On va se réunir ce soir pour décider de votre sort », lui glisse un jour un élève. Mais Albert a des ressources. Quand il s’énerve, il lui arrive de frapper. D’autres fois, il laisse dire et poursuit son cours sans que rien ne lui échappe : ainsi ces pages où le texte s’écrit sur deux colonnes, la première reproduisant les dialogues en cours dans la classe et la seconde les pensées qui traversent Albert parlant.

« Va pas faire long feu, l’Bébert, c’est clair, comptez sur moi, c’est clair, finira comme l’Bugs Bunny. » 

À côté, pour équilibrer la fragile balance, il y a les désirs de l’architecte qu'il désire devenir, ses plans de travail, ses notes. Il y aussi les soirées au pub. L’alcool, les dialogues sans fin, les retours en zigzaguant sur les trottoirs mouillés.
À la fin de l’année scolaire, Albert a l’idée saugrenue de demander à ses élèves de noter, par écrit, ce qu’ils pensent de lui. Les réponses fusent. Tous (morceaux choisis en couverture) le fustigent et le détestent. Souvent parce qu’il n’a cessé, durant des mois, de leur lancer leurs quatre vérités en face. L’auteur, narrateur, personnage central ne s’épargne guère. On retrouve ici la verve, la noirceur et, pas très éloignée, l’attitude faussement naïve et tragi-comique (celle de tous les clowns désespérés) qui s’affichait déjà dans son précédent roman, Chalut (Quidam, 2007). Si l’école remplace la mer et les élèves les marins aguerris, la même incapacité à se mouvoir dans ces mondes étroits (où il se sent seul et vraiment pas à sa place) demeure.

C’est à une plongée dans les affres de la condition humaine que nous convie B.S. Johnson, auteur de sept livres, dont Les Malchanceux, tous conçus pour tenter de tenir, ce qu’il ne parvint pas à faire très longtemps, lui qui jeta l’éponge et se suicida en 1973, à l’âge de 40 ans. Jonathan Coe, qui le considère comme l’un des plus grands écrivains anglais, lui a consacré une biographie très subtile, intitulée Histoire d'un éléphant fougueux, disponible depuis peu en France.

B.S. Johnson : Albert Angelo, traduit par Françoise Marel, Quidam éditeur.

samedi 19 mars 2011

Tristan Corbière à Liscorno

La nuit où Tristan Corbière s'est invité dans la mansarde à Liscorno pour ne plus vraiment en ressortir est bien cochée dans ma mémoire. Je dois au poète contumace, au crapaud qui chante, à celui qui savait plus que quiconque ce que rogner (et rognures) voulait dire en poésie, la première lecture qui m'a physiquement bousculé. Ses strophes ont serré ferme et sans préambule (par temps de chiens, courant de la mer d'Iroise jusqu'au Cap Horn) des poches de chairs sensibles à l'intérieur du ventre avant d'attaquer l'invisible réseau des nerfs pour finir par toucher au plafond les pattes de l'araignée qui en un éclair a électrisé des zones où lire et écrire se chevauchaient. 

Tout est parti de là. Sans transe, sans sueur, sans visions floues. C'était l'hiver. Interminable et boueux. Auparavant, pour rentrer, j'avais pris le car à la gare routière de Saint-Brieuc. Long ruban de bitume gris bordant la mer sous la pluie. Repas, silence, devoirs. Puis escalier, draps froids et livre à peine sorti du cartable que déjà (le voilà) grand ouvert sous le menton. C'est à cet instant qu'il a débarqué. Quelques vers sortis de « ça », ou si l'on préfère de lui, perdu dans un monde parisien où il avait appris à ne jamais faire le beau et à désécrire du mieux possible, loin du port de Roscoff, dans un
« Bazar où rien n'est en pierre,  
Où le soleil manque de ton »,
quelques vers précédés d'un « What ? » ironiquement attribué à Shakespeare et servant d'épitaphe à l'autoportrait sans concession ont suffi. Il s'est immiscé sous les ardoises avec ses os grinçants, son lyrisme en rupture de ban et ce corps mal en point qu'on lui connaît bien, celui d'un squelette ambulant et dégingandé, secoué par de fréquentes quintes de toux sèche. 
 Il n'a pas mis longtemps à sortir des Amours jaunes pour étirer sa frêle silhouette de chat écorché sous l'ampoule. Il portait en lui sarcasme, désarroi, réconfort et offrait, mine de rien, venu de sa très lointaine mort (cette nuit-là, elle frôlait presque le premier siècle), un peu de ce mal être frotté d'écume qui m'allait droit au cœur. 

Je crois que ce sont d'abord mer et mort qui m'ont cogné dessus. L'une tonitruante et l'autre empreinte de douceur, l'une en rage, éructant, gueulant, ballotant avec fureur des hommes postés à bord de chaloupes prêtes à se briser sur les premiers récifs venus et l'autre étonnamment disposée au calme, aux caresses, à l'oubli, au répit. Corbière semblait vénérer l'une et l'autre en espérant atteindre leurs rives au plus tôt afin d'y déposer ses douleurs, ses infortunes, ses grimaces, ses fantaisies et, basta, rompre enfin les amarres avec cette vieille terre où ses os et ses bronches pourries ne faisaient de lui qu'un éclopé de plus. Je crois que ce sont ces traits nets, où se mélangeaient envie d'en découdre et colère de devoir porter ce corps incapable de le mener là où il aurait aimé s'exprimer (tant en mer qu'au fond du lit de celle qu'il appelait Marcelle), qui m'ont rendu proche de cet homme à qui il m'arrive encore de donner de fréquents rendez-vous. Ceux-ci se déroulent de moins en moins souvent dans la mansarde familiale mais plutôt dans un bar discret, dans un de ces lieux étroits et chaleureux où les verres s'entrechoquent et se vident à petites goulées, comme il aimait jadis le faire, savourant tabac, alcool, désir en bonne compagnie, le soir sous les lumières jaunes de l'auberge Le Gad à Roscoff.

Logo : portrait de Tristan Corbière au large de Roscoff en 1873 ou 1874.

jeudi 10 mars 2011

Les Veuves de verre

Dix-sept récits, écrits entre 1992 et 1995, lors de voyages effectués au Canada et aux Etats-Unis, composent Les Veuves de verre, le récent livre d’Alexis Gloaguen. On y retrouve, dès les premiers paragraphes, ces îlots fébriles et en perpétuel mouvement que l’auteur de La Folie des saules (Calligrammes, 2004) sait si bien circonscrire et détailler. Sa façon de soustraire de courts moments d’intensité fulgurante au temps qui passe étonne et éclate avec sans doute encore un peu plus de force que de coutume. Cela tient en partie aux lieux dans lesquels il laisse vaquer son regard et ses émotions. Lui qui aime tant se fondre dans le secret des paysages silencieux (notamment en Bretagne, en Ecosse ou au pays de Galles) se pose cette fois au cœur même des villes, allant de Boston à Ottawa ou de New York à Atlanta ou San Diego.

« On doit aussi hasarder de nouveaux thèmes. Se précipitent alors les expériences de la vie : les plus petites en apparence, mais les plus révélatrices car celles qui nous trottent dans la tête, nous font sourire et dévoilent, en fin de compte, leur gémellité à notre esprit. »

Ces « expériences de la vie » qu’évoque Alexis Gloaguen s’avèrent étroitement liées à son parcours professionnel. Ses nombreux voyages en Amérique du Nord se font à partir de Saint-Pierre-et-Miquelon où il s’est établi en 1992 avec sa famille pour y diriger le nouvel institut de langue française. Son travail le mène à destination de ces villes qui peu à peu le fascinent et dont l’agitation intense lui permet, via un carnet et des notes jetées dessus, de contrebalancer avec bonheur la routine et l’ennui des réunions.

« J’ai assisté les égoïsmes des uns, supporté des autres toutes les complaisances envers eux-mêmes – parce que c’était mon travail ! A l’arrivée, je n’ai jamais autant porté de petits signes sur le papier. »

Tout ce qu’il voit et perçoit l’incite à sortir carnet et stylo et à noter ce qui s’offre en grand désordre. Cela débute souvent en cours de périple. Des fragments de paysage se donnent d’en haut. Ce sont ici les reflets lumineux d’une montagne de glace au-dessus du Groenland ou là les ailes horizontales du Hawker (ou du Boeing ou de l’ A.T.R. 42) qui effleurent le lac Ontario. Les avions glissent avec volupté entre brumes et nuages en s’inventant des liaisons avec escales entre les pages où des petits blocs de prose leur sont dédiés. A l’évidence, à l’image de ces oiseaux qu’il ne cesse d’observer, d’étudier et de célébrer, Gloaguen aime lui aussi voler et tester les lois de l’apesanteur en prenant place dans ces carlingues de verre et d’‘acier. Il se laisse porter, les yeux rivés au hublot. Plus tard, il apprécie tout autant les couloirs bleutés qui délimitent les pistes d’atterrissage. Puis se sent bien dans l’effervescence des aéroports. S’avère également à l’aise dans le flux des piétons qui longent, marchant à bon pas sur les trottoirs, « des rivières de voitures ». Très curieux, ouvert aux autres, imaginaire et mémoire constamment en alerte, il pressent, d’emblée, que ces mégapoles, que certains abhorrent, recèlent, pour peu que l’on désire mieux les connaître, un étrange pouvoir poétique.

« Le verso de la ville surgit dès que l’on quitte les vitrines du centre. Les tours ne sont plus qu’un horizon. Sur certaines, encore esquissées en armature, voltige la rigueur blanche de grues effilochant les vapeurs du matin. »

Ce qu’il cherche à saisir, puis à dire et à transmettre, au fil de ses immersions dans les réalités urbaines, c’est l’imprévu, l’instantané, la rencontre, la découverte d’une poésie qui frémit un peu partout et qui peut même émaner de certains édifices au sein desquels elle n’a, à priori, pas voix au chapitre. Ainsi Les Veuves de verre qui, à Toronto, sont trois tours (de la rue, elles prennent, à ses yeux, l’apparence de pierres noires) où siègent les plus hautes instances du commerce et de la finance. Leur beauté architecturale, rehaussée par les éclats de lumière et les piquetages de quartz qui les font scintiller et changer de couleurs jour et nuit, si elle ne fait pas oublier ce qui se trame à l’intérieur impose néanmoins une approche poétique qui n’exclue ni mélancolie ni désarroi.

Ce qui touche, dans ce livre où le lecteur est invité à se déplacer en calant son pas sur celui de l’auteur, c’est l’apparente tranquillité (en fait la force d’une langue précise) avec laquelle Alexis Gloaguen réactive en permanence ce bel étonnement qui le porte à découvrir toujours un peu plus le monde dans lequel il aime se mouvoir. Il y a en lui une profonde humanité, une empathie, une générosité qui l’incitent à aller, constamment, à la rencontre des autres, au contact des vivants, debout dans un Coffee Shop de la 51ième rue à New York ou assis à une des tables du Vieux loup de mer à Halifax.

Alexis Gloaguen : Les Veuves de verre, éditions Maurice Nadeau.

jeudi 3 mars 2011

Le murmure du monde

Grand lecteur, Lambert Schlechter l’est à coup sûr, et tout particulièrement des journaux, essais, pensées ou carnets tenus au long cours par Montaigne, Pascal, Kafka, Pavèse, Borges et tant d’autres...
« Ce sont autant de sentiers mais sans balises, des réseaux vibratiles, traboules et chemins de traverse. »
C’est vers eux qu’il se tourne pour saisir leurs murmures, fragments et citations. Ce qu’ils disent, peu importe le lieu ou l’époque où cela fut écrit, touche inévitablement à ses propres interrogations. Y répondre - ou tout au moins en faire écho - lui est nécessaire. Par le texte mais aussi par le corps. En étant vivant et résolument ancré dans le présent. En voyageant, en écoutant, en lisant, en notant, en flânant. En assumant un bel appétit de vivre en gourmet heureux de l’être et de le devenir toujours un peu plus. Ceci sans s’empêcher de toucher de près certaines plaies ouvertes en lui.

Dans Le murmure du monde, la matière autobiographique - qui s’affirme en filigrane - ne verse jamais du côté des larmes. Les pépites imprévues (la découverte en Allemagne de l’écrivain W.G. Sebald au moment même de sa mort accidentelle ou la lecture, face à la mer, dans un restaurant de La Panne, de La vie secrète de Quignard) comme celles glanées ici et là - chez les poètes chinois, dans les microgrammes de Robert Walser ou dans le Richelet, le Furetière, le Littré, tous ces dictionnaires qui l’accompagnent - procurent assez de lumière à Lambert Schlechter pour qu’il choisisse de se caler sur le versant chaleureux de l’existence. Sa quête de sagesse et d’exigence passe par là. Son livre, véritable puzzle littéraire, érotique et érudit, en constitue l’une des étapes obligées.

« La pièce où j’écris, du désordre et beaucoup de livres - et quelques portraits épinglés sur la paroi blanche, Montaigne, Pessoa et Thomas Bernhard - et quelques dessins, le pêcheur somnolent de Ma Yuan (1190-1230), une femme couchée jambes ouvertes, par Rodin, Raphaël affalé devant son modèle, braguette dégrafée, bandant fort, par Picasso, une fleur de Giotto, détail d’une fresque d’Assise. »

Le discret (attentif et étonné) Lambert Schlechter, né à Luxembourg en 1941, vit au Grand-Duché, au bord de la Sûre. C’est de là qu’il nous envoie, à intervalles irréguliers, ses récits, ses chroniques, ses nouvelles, ses poèmes. Ce grand explorateur de L’Angle mort (éditions Phi, 1988) nous avait surpris il y a trois ans en publiant, coup sur coup, Partances (éditions L’Escampette) et Smoky (Le Temps qu’il fait). Il récidive  avec Le murmure du monde (Le Castor Astral) qui, pour peu qu’on le suive, l’écoute et le lise avec la lenteur requise, entrouvre de nombreuses portes, donnant toutes sur d’autres livres, d’autres musiques, d’autres émotions, d’autres langues...

« On n’échappe pas au murmure du monde, il est partout, tu pars, tu cours ailleurs pour trouver le silence, quel silence, quel silence, et quelle province, quel continent, le murmure du monde est déjà là avant que tu viennes et il était là d’où tu partais. »

Quatre ans après la publication de ce livre, un second volume de fragments, tout aussi vif, épris de curiosité et brûlant du désir de vivre, écrit en Italie, au Luxembourg, en France, en Belgique ou en Allemagne, par delà les drames et les disparitions,  intitulé La Trame des jours, et sous-titré Le murmure du monde 2, vient de paraître aux Éditions des Vanneaux.


Lambert Schlechter : Le murmure du monde, Le Castor Astral, La trame des jours, éditions des Vanneaux.

mardi 22 février 2011

Montevideo, Henri Calet et moi

Le 23 août 1930, aux environs de midi, Henri Calet décida de jeter sa première vie aux orties. Ce jour-là, veille de son départ en vacances, celui qui s’appelait encore Raymond Barthelmess vida le coffre de la société pour laquelle il travaillait (au service comptabilité), s’empara au passage de 250 000 F. et fit, on s’en doute, illico ses valises.

Quelques semaines plus tard, il se retrouve, muni d’un passeport de citoyen nicaraguayen, en voyage d’affaires au volant d’une Chrysler haut de gamme dans les rues encombrées de Montevideo.

C’est cet épisode peu connu de la vie de Calet - devenu ensuite l’écrivain que l’on sait, épris « des petits matins gris, des vies indécises et râpées, des mauvais comptes de l’âme » - que Christophe Fourvel a sondé il y a quelques années.

« Je suis allé en Uruguay tenter d’apercevoir l’ombre improbable de l’écrivain. Voir si possible ce que ses yeux avaient vu et chercher les traces éventuelles laissées par ceux qui servirent de modèles pour son roman Un grand voyage. »

Sur place, plus de soixante-dix ans après, seule Perlita est encore de ce monde. Elle habite près de la plage de Positos, là même où elle fut un jour prise en photo en compagnie de son père, d’une amie et d’Henri Calet. De lui, elle garde un souvenir vague et mitigé. Son aide s’avère néanmoins précieuse. Elle fut en effet très proche de Luis Eduardo Pombo et celui-ci, qui était à la fois critique d’art et modèle, de plus fervent francophile, compta beaucoup dans la vie de l’homme en cavale en Uruguay. Christophe Fourvel ne s’y trompe pas. Il la rencontre. L’écoute. Sa voix devient de plus en plus faible. Pour lui, elle défait la liasse des lettres que Pombo lui a naguère adressées. Elle dit leur colère à tous deux en découvrant comment Calet avait décrit Montevideo et les gens qui l’avaient protégé, feignant d’oublier qu’Un grand voyage, même largement autobiographique, est avant tout un roman.

« Perlita se souvient d’avoir eu le livre entre les mains et de l’avoir jeté après avoir lu les scènes où l’homme qui ressemblait à son père frétillait entre les jambes de Léone et de Mado, les deux prostituées françaises de la calle Brecha. »

Circulant de l’Avenida 18 de Julio à la gare centrale ou de la Plazza Libertad à la calle San José, faisant halte au café El Cuididadano ou repartant en direction des plages (Pocitos, Malvin, Carrasco), Fourvel dont on connait, depuis Le Journal de la première année (La Dragonne, 2001) et Des hommes (La Fosse aux ours, 2003), la précision du regard et l’attrait pour les déambulations, donne un texte enrichi de notes rapides et télescopées, entrecoupé de fragments poétiques et urbains. Son livre flirte tour à tour avec le récit et le documentaire (cette écriture vive, en plans serrés et en extérieur, y est pour beaucoup), sans jamais dévier vers la stricte biographie. Le parcours de Calet (1904-1956) dans cette ville - où vécurent également Lautréamont, Supervielle et Laforgue - recèle trop de secrets pour ne s'en tenir qu'à ce seul versant. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a dépensé sa fortune en quelques mois, y a goûté à la cocaïne et trouvé là-bas un ami intime (Pombo) à qui il écrira jusqu’à sa mort. Le dernier mot de la dernière lettre (il lui reste alors  trente-trois jours à vivre) évoque d’ailleurs Perlita :

« Nous en avons fini avec les plus intéressants chapitres. C’est autre chose qui commence : une histoire précaire, incertaine, un peu triste. On n’apprend pas à devenir vieux (...). Je pense souvent à nos adieux furtifs, un certain soir d’hiver, près d’une palissade, à l’insu de Perlita. »

Les lettres à Luis Eduardo Pombo, 1931 - 1956, ont été réunies par Jean-Pierre Baril. En attendant de pouvoir les découvrir dans leur intégralité, il est bon, parallèlement à ce livre-ci, de reprendre Un grand voyage (éditions Le Dilettante) et de retrouver Calet dans le très documenté n° que la revue Europe lui avait consacré en 2002.

Christophe Fourvel : Montevideo, Henri Calet et moi, éditions La Dragonne.

mardi 15 février 2011

CruciFiction

Après la parution de Aucune fiction, (Wigwam,1992) Alain Le Saux s'était fait très discret. Le  silence de ce poète qui aime tant l'ombre, l'écart et la patience, a néanmoins fini  par se rompre, et c'est heureux, avec la sortie, au cours de l'été 2008, de CruciFiction, premier titre des éditions Les Hauts-Fonds. L'ensemble court sur plusieurs années (de 1989 à 2002). Il est construit par séquences,  en suivant différents lieux de résidence, entre Brest et Paris avec détours plus brefs mais tout aussi décisifs  en des ailleurs non précisés mais suggérés.

« Des os on fait
des flûtes musicales -

On y est pour quelqu'un
quand le rêve pétrit
à distance ses moraines

On sonne sa langue On défraye le vent
On dort près des urnes chaudes
proches des joues du borderline. »

Alain Le Saux emprunte des itinéraires chauds et sinueux. Des chemins de traverse pour aller de la mer à la ville mais également de soi à soi en passant par les autres, leurs paysages intimes, leurs façons si particulières de les donner (souvent sans s'en rendre compte) à celui (lui) qui sait les prendre, les filtrer et les recycler en leur transmettant la dose d'énergie qui leur manquait.

« Sur ce cliché ils sourient

La lune crisse ses dentelles Eux rêvent
un sang tellurique

Avant de s'évanouir dans la gelée des parcs. »

Livre vif, aux aguets, en bel équilibre sur un fil tendu au-dessus de la ville et de ses rues animées où vaquent flâneurs, agités et curieux portant, tous, cet invisible fardeau qui leur fait baisser la tête.

Alain Le Saux : CruciFiction, éditions Les Hauts-Fonds, 22 rue Kérivin – 29200 Brest.

mercredi 9 février 2011

Fatrassier

« "Fatrassier" est un mot disparu ; il désignait celui qui aime le fatras (l’hétéroclite) ; on peut l’entendre ici comme une invention sémantique de recueil. »

On peut même aller plus loin et admettre que celui qui s’active aux manettes du dit recueil, celui qui en assemble les différentes pièces, en l’occurrence Jean-Pascal Dubost, peut lui aussi se prévaloir du titre de fatrassier.
On le retrouve en plein chantier, aux prises avec les animaux (d’abord les corbeaux, les sangliers) qui s’invitent fréquemment dans ses textes, y poussant leurs cris ou leurs grognements, laissant planer leurs ombres à ras de terre. Un peu plus tard, on le retrouve à table, prêt pour des "mangeries" grandioses et raffinées, assis sur un banc entre le fantôme rieur d’un Rabelais aux anges et celui d’un Marcel Rouff occupé à servir continûment le gourmet Dodin-Bouffant sur un plateau.

« N’est pas gourmand nécessairement celui qui est fourni d’un pourpoint conséquent et d’un nez court et d’un visage rond et de lèvres charnues, qui sachant se nourrir avec délectation des plats succulents et boire les boissons les plus délicieuses (entendons-nous bien : celles distribuées par Bacchus), qui excellant dans la préparation d’une bonne chère, qui ayant religion dans la science gastronomique ; car je considère qu’il peut se classer dans cette catégorie d’hommes, n’en déplaise, tel, cacographe, d’éthique constitution, simple cuiseur d’aliments, fouille-au-pot, qui, bien qu’il puisse se nourrir d’une soupe déshydratée knorr (de préférence au cresson ou aux cèpes et bolets) trempée de pain et arrosée d’un vin guinguet et adoucie de crème fraîche, peut se réjouir à l’extrême d’une accumulation de fricatives... »

Dubost, avec son écriture rugueuse, son utilisation si précise de la virgule, sa syntaxe ramassée, ses textes qui forment bloc et tiennent souvent d’un seul tenant, ouvre sa table à tous ceux qui veulent bien le suivre et saliver avec lui sur la façon de bien cuire, accommoder, servir les viandes de ces animaux que, par ailleurs, il vénère et salue avec joie. Des yeux aux mains puis des mains aux lèvres et du gosier au ventre, il les honore, hache, mélange, rôtit, farcit, goûte, fricasse et procède de même avec les mots, les verbes et le riche lexique qui accompagne chacune de ses suggestions.

« C’est à la caroncule, au camail, à la patte, au bréchet, à l’ergot, sanguine, gonflé, brillante, flexible, long, qu’il faut choisir parmi les membres avifaunes de la cour et, au détail près, à sa taille, pour l’exercice ardu de les farcir en abyme comme je le propose. »

L’ironie n’est jamais loin. La dérision non plus. L’une et l’autre avancent de concert, sur la pointe des pieds, dans les sections intitulées Le Belluaire satirique (voir, entre autres, l’auto-portrait de l’auteur en crocodile) et Morric, Morruc, heureuses rêveries lexicales (Ah, céphalophore, Tréhorenteuc, cucurbite et prosimetrum !) qui redisent combien Jean-Pascal Dubost apprécie, vénère et associe avec une même fougue, un même bonheur, les mets et les mots.

Jean-Pascal Dubost : Fatrassier, éditions Tarabuste (Rue du Fort - 36170 Saint-Benoît-du-Sault).



mercredi 2 février 2011

Marée basse

Suivre Marc Le Gros dans sa tétralogie des oiseaux de halage (le corbeau, l’aigrette, le cormoran et, tout récemment, le héron gris aux éditions Double Cloche) ou dans son Éloge de la palourde (L'escampette), voire De la moule, disponible chez ses amis Caplan & Co (café-librairie où il fait bon s’arrêter si l’on circule sur la départementale qui mène en zigzag de Locquirec à Morlaix) c’est se retrouver, à chaque escapade, invité à explorer des contrées secrètes. Il est recommandé, avant de lui emboîter le pas, avant d’arpenter flaques, sable, trous d’eau, pierres et rochers à marée basse, d’avoir quelques velléités de guetteur, de fouineur, de marcheur en réserve.

« Le bassier n’est pas un aventurier. Il est maniaque, prudent, casanier. C’est un être un peu "frileux et sédentaire" comme les chats de Baudelaire. En tout cas, il ne s’écarte jamais volontiers de ses territoires, de ses "coins". Et cela vaut aussi bien pour l’ormeau ou la crevette de roche que pour le lançon. »

C’est ce dernier, celui que les anglais baptisent "sand eel", que Marc Le Gros nous propose de découvrir dans le court traité (une trentaine de pages) qui ouvre son livre.

« On le rencontre de la mer du Nord à Gibraltar et particulièrement sur les côtes atlantiques et en Manche où il foisonne. Son dos glauque tire tantôt sur le vert, un beau vert fondu aux tendresses d’opaline et de verre dépoli, tantôt sur ce jaune que diffusent les fines parois d’albâtre des fenêtres d’églises. »

Ce poisson de pleine mer qui se rapproche par bancs entiers du littoral et du sable des estuaires dès la fin de l’été se pêche dans certains endroits (et en particulier dans le Trégor) à l’aide d’un broc. Le lançon se jette à l’intérieur et ne peut plus en sortir. Il lui arrive plus rarement, comme ici, de se retrouver pris au piège d’un livre en partie conçu en son honneur. Le Gros l’admire, le respecte, l’étudie, le suit dans ses périples sauvages, lui donne du "petit Dieu des sables", lui reconnait des similitudes (dans l’esquive) avec le malin Kaïros des grecs et finit tout de même par le capturer pour, comme il se doit, le déguster à sa façon.

« Le lançon à la Bretonne doit être mangé frit mais une friture modérément poussée si on veut préserver à la fois cet arôme si finement iodé qui est le sien et la tenue très respectable de sa chair. »

Marée basse, où se mêlent érudition et incitation au voyage, se poursuit avec des notes sur le palémon, cette crevette vive, parfois nommée "bouquet", traquée - et leurrée - de belle manière par l’auteur qui rappelle à l’occasion comment Faulkner (dans Sanctuaire) et Michaux (dans Plume) surent glisser ce crustacé (notamment son odeur) dans leurs textes.

Ce que propose Marc Le Gros, adepte des marées à fort coefficient, a évidemment peu à voir avec quelque précis technique. Son livre est celui d’un flâneur, d’un curieux, d’un homme à l’appétit bien aiguisé. Derrière sa traque perpétuelle (tournant autant autour de la pêche à pied que de l’écriture) se cache une idée de l’insaisissable qui le fait se déplacer de grève en grève avec, fortement ancrés en lui, des territoires mentaux qui ont besoin, pour fonctionner à plein, de se colleter avec le grand dehors.

Marc Le Gros : Marée basse, éditions L'escampette.

jeudi 27 janvier 2011

Le Chemin des écluses

« C’est tout ce que je n’ai pas vécu, tout ce qui ne me fut pas donné qui soudain se saisit de moi, m’étreint, me bouleverse : on ne guérit pas de ses jeunes années. »

Invité à la villa Beauséjour (Maison de la poésie de Rennes) durant les mois d’avril et mai 2007, Lionel Bourg s’est emparé du mot « résidence » avec aplomb. Il l’a bien calé dans sa tête, l’a fait bouger à sa façon en le laissant travailler en douceur, dans le studio aménagé à l’étage, avec vue plongeante sur le parc (où des enfants, il y a quelques décennies encore, s’égaillaient sans doute) puis sur l’eau grise (ou verte) qui file en rencontrer une autre, tout aussi sombre, aux abords du centre ville. C’est dans ce havre qu’il a jeté l’ancre, décidant d’y rester soixante jours d’affilée et de noter, d’annoter, au fil de son séjour au bord du canal, tout ce qu’il ramènerait de ses nombreuses balades, escapades, virées, découvertes et rencontres alentour.
Cela donne aujourd’hui un livre, Le Chemin des écluses, publié par les éditions Folle Avoine.

Après une visite au cimetière voisin, celui du nord, le plus ancien de Rennes, et le plus chargé d’histoire, place au chemin de halage qui file entre berges et peupliers le long d’une « lame d’étroit silence ». Là coule le canal. Le canal et ses étranges dénivelés. Ses éclusiers absents. Ses bateaux fantômes. Ses portes d’eau qui grincent et s’ouvrent en déchirant un bon millier de rideaux tissés de plusieurs millions de gouttelettes à la seconde.

« C’est un long chemin, une manière de route où, comme en Chine, on souhaiterait avoir l’occasion de méditer l’enseignement de certaines bornes, (...) celui de marques plus triviales au besoin, de repères enfin fiables... »

Au total, quatre-vingt kilomètres « d’eaux captives » s’en vont ainsi rejoindre la Manche après passage obligé (et parfois mouvementé) de 48 écluses. Un fil que l’on peut suivre pour aller à la rencontre de paysages inconnus. On peut également s’en écarter... Lionel Bourg ne va d’ailleurs pas s’en priver. Il aime trop les imprévus, les intervalles, les brisures, les brusques envies d’aller voir ce qui se trame à côté, à quelques encablures, sur l’autre versant du talus d’en face pour se maintenir (en pilotage automatique) sur une route trop balisée.

S’il y a Le Chemin des écluses, il y a aussi, pêle-mêle, à portée de main et de regard, présents dans les parages, le Nouveau-né de Georges de La Tour au musée, l’ombre de Léo Ferré à l’anse Du Guesclin ou celle de l’abbé Fourré sur les rochers de Rotheneuf. Il y a Châteaubriand gisant de tout son long au Grand Bé. Il y a les poèmes du trop méconnu Gilles Fournel (1931 - 1981) en embuscade et les Gueules de Fort d’Elice Meng à découvrir au Fort Saint-Père.

« Les toiles d’Elice Meng, rageuses, apaisantes n’empêche, travaillées à vifs coups de couteau dont la lame gratte, coupe, tranche, incise ou souligne au gré du visage une bouche, un rictus, une paupière, ces toiles noires, dont les traits se détachent sur l’ocre jaune d’une couche elle-même éraflée, scarifiée, rendent justice à ces personnages longtemps exclus de la mémoire commune. »

Sans oublier virées et déambulations à Cancale, à Dinan, à Combourg ou dans la vaste et proche forêt de Brocéliande… Il faut vite multiplier les rencontres. À chaque fois s’approcher, toucher, découvrir, s’émouvoir. Y mettre son corps, son être, sa mémoire, ses lectures. Donner autant que l’on reçoit. C’est ce que fait Lionel Bourg dans ces pages où, prenant ses « aises avec le tracé du canal », il réussit à contourner les écluses (et bien d’autres obstacles : abandonnant ici un « affreux crucifix », s’insurgeant là contre le manque de respect des livres dont font preuve certains vendeurs officiant à Bècherel, « cité du livre ») pour aller, résolument, avec force ou nonchalance, vers ce qui vit, souffle, ouvre et incite au partage.

Lionel Bourg : Le Chemin des écluses, éditions Folle Avoine.
Le logo reproduit ci-dessus est  tête nue écorchée sans visage, l'une des Gueules de fort, de Elice Meng.

jeudi 20 janvier 2011

Les trucs sont démolis

Les trucs sont démolis permet enfin de rendre la poésie de Paol Keineg lisible dans la durée. En 400 pages, cette anthologie, qui court de 1967 (année de publication du Poème du pays qui a faim, texte qui, d’emblée, le fit connaître) à 2005 (parution de Là, et pas là) montre la force et la belle énergie qui s’affichent (malgré les désillusions, les silences et les pirouettes désabusées) en permanence au cœur de l’œuvre.

L’aventure se situe bien dans la langue, celle-ci étant d’abord déliée, tonitruante, proche de l’oralité puis peu à peu ramassée, concise, serrée tout en restant nerveuse, rageuse et claquante. Aventure au long cours. Keineg s’en explique dans une étonnante (et détonante) préface (« en vieillissant on ne renonce pas : on aiguise ses armes », dit-il). Sans concession, avec une patience d’abeille et, régulièrement, d’inévitables constats, des pieds de nez, des flèches courtes et précises.

« Les poètes d’aujourd’hui doivent s’expliquer. Parfois les explications sont lumineuses ; souvent je les trouve barbantes. »

« Puisque toute vie est un échec, échouons toujours mieux. »

Keineg aime réactualiser le passé à sa manière, transformant Boudica en « pin-up des poids lourds » ou imaginant « georges perros au paradis » emportant « kafka sur sa moto ». Il aime, de même, interroger les mythes. Qui ne s'en sortent jamais à bon compte. Il le fait avec subtilité. Cela lui permet de relier les époques en un éclair et de visiter ce « pays hirsute » où dans les « hameaux à plat ventre, les hommes saouls dorment suffoqués » en notant peu de différences au fil des siècles. Les mythiques Dahut, Taliesin ou Boudica l’accompagnent et traversent à ses côtés de nombreux champs de pommes de terre pour se rendre Chez les porcs, dans cette micro-société qui ressemble tant à la nôtre :

« Je tire mes informations d’un monde disparu où la vie des porcs faisait l’objet de commentaires monotones le soir autour du feu. Comment dire la souffrance dingue des porcs d’aujourd’hui ? Ma lointaine enfance, qui n’est pas celle que vous croyez, je l’ai peuplée du porc universel. »

Le parcours hors norme de Keineg, de Bretagne en Amérique, passant, écrivant, rêvant d’une langue à l’autre, et comprenant aussi que « toute langue est étrangère », ce parcours opiniâtre qu’il ne peut s’empêcher de (sans cesse) relativiser (« ô vous / que la poésie exalte / comme vous avez raison / de me tourner le dos ») devient ici non seulement très perceptible mais également accessible à ceux qui n’ont pas pu lire les premiers ouvrages, tous épuisés. C’est une somme de grande densité que l’on peut désormais partager.

Cela dit, Les trucs sont démolis (l’expression est empruntée à Tristan Corbière) ne représente qu’une partie du travail de Paol Keineg. Il reste, à côté de l’immense bloc poétique, un autre pan à (re)découvrir. Celui de son théâtre. Autrement dit celui du Printemps des bonnets rouges (qui fut mis en scène par Jean-Marie Serreau), celui de Dieu et madame Lagadec, celui de Anna Zéro et de Terre Lointaine (mis en scène par Annie Lucas et le théâtre de Folle pensée).

Paol Keineg : Les trucs sont démolis, coédition Le Temps qu’il fait et Obsidiane.

mardi 11 janvier 2011

Migrante est ma demeure

Principal artisan de la renaissance du joïk, chant traditionnel du peuple same, interprété a capella, parfois accompagné d’un tambour, Nils-Aslak Valkeapää, est également le grand poète de la vaste Laponie (qui s’étend de la Suède centrale à la presqu’île de Kola dans le nord de la Russie).

Né au cœur des montagnes, dans la partie méridionale de la Laponie finlandaise, Valkeapää, fils d’un éleveur de rennes, a vécu, comme tous les siens, le nomadisme de rigueur dans cette région désertique du nord de l’Europe. Il a toujours tenu à y ajouter des mots, du sens et des perspectives. À partir de choses aussi simples que celles-ci : savoir ce que l’on doit au passé, n’empêche pas de vivre au présent. De même, être attaché à sa terre n’exclut pas, bien au contraire, de s’ouvrir aux autres, même si le voyage génère ses propres limites.

« Pour les soucis, tu n’as que l’embarras du choix
le monde entier te tend les bras. »

Cette ouverture, que l’on retrouve dans ses disques (où le joïk se mêle au jazz grâce au saxo et aux percussions qu’il y met), s’inscrit également dans ses poèmes. Il a grandi au rythme de la transhumance. Chaque saison reste pour lui symbole de migration. Il l’écrit. Il en détecte l’éphémère. Et migre, quand il ne peut faire autrement, dans son imaginaire. Avec les Indiens, les Inuits et tous ceux dont il se sent proche.

« Si je ne savais pas
que je suis moi et que j’appartiens à un peuple
je n’aurais pas su
que tu es toi
et tant de peuples du monde à la fois. »

Migrante est ma demeure est une trilogie qui débute par un long recueil, intitulé Les nuits de printemps si claires. C’est le livre des saisons, dedans et dehors, le livre où la nature dicte sa loi et où l’homme se montre ingénieux pour s’y adapter au mieux. Vient ensuite Chante gazouille grelot des neiges, hommage au passé et à l’éphémère qui guette tout un chacun. Enfin, apparaît le dernier ensemble, Une source aux veinules d’argent, écrit dans la proximité de nombreuses populations autochtones, aussi écartelées que les Sames, entre tradition et modernité.

Le livre, superbe, que proposent les éditions Cénomane, permet non seulement d’approcher un pan de l’œuvre écrite de Nils-Aslak Valkeapää (1943 – 2001) mais aussi de découvrir ses dessins, croquis, fragments où figurent herbes, steppes, portraits, animaux familiers, habits, demeures (montées, démontées) d’un quotidien saisi sur le vif.

« L’été nous le passons sur la presqu’île d’Ittunjarga
et l’hiver nos rennes sont dans la contrée de Dalvadas. »

Valkeapää, qui fut également acteur dans un film norvégien (Le Passeur de Nils Gaup) en 1988, est peu à peu devenu un modèle pour de nombreux poètes et artistes sames, Mari Boine étant sans doute aujourd’hui la plus connue.

Nils-Aslak Valkeapää : Migrante est ma demeure (traduction du same du Nord, notes et postface de M.M. Jocelyne Fernandez Vest), éditions Cénomane.

dimanche 2 janvier 2011

Un autre

Un autre, initialement publié en 1999 chez Actes Sud, est disponible en poche depuis 2008. Ce livre, sous-titré « Chronique d’une métamorphose », permet d’entrer de plein pied dans l’univers hors norme de l’écrivain hongrois Imre Kertész. A partir de notes prises entre 1990 et 1995, au hasard des escales qui le mènent là (en Allemagne, en France, en Italie, à Vienne et à Tel-Aviv) où on lui demande de venir témoigner sur l’Holocauste, il s’interroge sur ce qu’il est, et comment, peu à peu, lui qui fut déporté à Auschwitz en 1944 (il était alors âgé de 15 ans) et libéré du camp de Buchenwald en 1945, est devenu « un autre » sans pouvoir, pour autant, dire qu’il est désormais lui-même.

« Tout en moi est immobile, profondément endormi. Je remue mes sentiments et mes pensées comme une benne de goudron tiède. Pourquoi est-ce que je me sens tellement perdu ? A l’évidence parce que je suis perdu. »

Il faut évidemment replacer cet ensemble dans son contexte historique. Suite aux changements politiques survenus en Hongrie et dans les pays de l’est après la chute du mur de Berlin, Kertész, qui vient de passer quarante ans dans l’ombre, écrivant, traduisant, expérimentant sa « métaphysique du renoncement » en opposant sa seule fragilité au « chant incessant des sirènes du suicide spirituel, intellectuel et, pour finir, physique », lui dont le but était pour cela de « rester anonyme », peut enfin quitter son pays et voyager, arpenter les gares, les aéroports, flâner, aller de rencontres en lectures tout en restant constamment lucide et inquiet.

« On ne peut pas vivre sa liberté là où on a vécu sa captivité. Il faudrait partir quelque part, très loin d’ici. Je ne le ferai pas. Alors il faudrait que je renaisse, que je mue – mais pour devenir qui, pour devenir quoi ? »

Durant cinq ans, dans ce journal volontairement désordonné, multipliant les va-et-vient entre Budapest et bien d’autres villes, Kertész va vivre et écrire (et traduire Wittgenstein) pleinement au présent tout en faisant d’inévitables retours sur son passé, revenant sur ses principaux livres (Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, Être sans destin, Le Refus), sur les circonstances de leur écriture et sur la douleur qui les traverse en un monologue intérieur où tout apitoiement est exclu.

« Dans le train, quelque part entre Zurich et Berlin, j’ai cru trouver le magma brûlant et gros d’inspiration de la pièce que j’écris : à travers le suicide du personnage principal, je ferai le deuil de mon propre être créateur – de l’individu qui en trente ans de travail secret, productif mais inoffensif, a façonné, bombyx sortant de son cocon, cet autre que je suis maintenant. »

Avec le recul, on ne peut s’empêcher de penser que ce texte en cours est Liquidation, livre (qui se situe entre  roman et  pièce de théâtre) auquel il aura travaillé huit ans et qui ne sera publié qu’en 2003. On ne peut pas non plus, lisant ceci : « Je vivais comme un chien, enchaîné à mes fausses idées solitaires, tout au plus hurlant à la lune de temps en temps. Je croyais que personne ne lisait ce que j’écrivais, que personne ne connaissait mon existence » ne pas songer à l’étonnement qui fut le sien quand un jour d’octobre 2002, il apprit – en écoutant la radio – que les jurés du Nobel avaient décidé de lui décerner leur prix.

L’écrivain que l’on suit, alerte, vif, enjoué, lucide et maniant la dérision avec parcimonie dans cette chronique d’une métamorphose est loin de s’imaginer une telle chose. Plus tard, apprenant la nouvelle, Imre Kertész avouera qu’il fut, tout d’abord, « saisi par la peur ».

« Si un jour j’avais l’impression d’arriver au but, tant ma conscience que mon être périraient dans cette terrible harmonie. En d’autres termes : ma vie est un combat sans merci pour ma mort et dans ce combat – à l’évidence – je n’épargne ni moi-même ni les autres. » 

Un autre (traduit du Hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba), éd. Actes Sud, collection Babel.