Il marche avec lenteur, portant une sacoche à l'épaule, sur un trottoir à la tombée du jour. Nous devons descendre la rue de Seine. Nous sommes sept ou huit, cheminant presque en file indienne à la recherche d'un resto. Je ne connais pas tout le monde. Il y a là Philippe Marchal et Jean-Pascal Dubost. Alain Malherbe, lui, s'est laissé glisser en arrière en compagnie de son ami Phan Kim Dien. Tous deux discutent avec véhémence. A un moment donné, je me demande si le débat n'est pas en train de virer à la querelle. Il y a de forts éclats de voix. Quelques passants se retournent. Philippe ne peut s'empêcher de sourire. Il me rassure illico. Il les connait mieux que personne. Il sait que tout à l'heure, quand la passion (qui se nommait Kenneth White) sera retombée, il vont revenir l'un et l'autre à notre hauteur, comme si rien ne s'était passé.
La suite de la soirée m'échappe un peu. C'était la première fois que je rencontrais Alain Malherbe. En 1989 ou 90. Peu de mots furent échangés entre nous mais assez, toutefois, pour nous reconnaître quelques points communs. A commencer par le travail. Comme lui, je bossais de nuit au tri postal. Nocturnes invisibles. Courant de Colmar à Bagnolet ou de Java à Stockholm, voire de Tanger à Vladivostok, dix heures durant avec alcool, café, tabac, etc, en appui... Passons vite sur les hangars de tôle, sur les travées, les chefs, les sous-chefs, les rangées de sacs ou les casiers. Passons également sur nos multiples coups de barre et sur ces pauvres matins blêmes (il les a bien décrits, décryptés et notés) qui laissaient toujours quelques collecteurs de brèves traîner leur déroute sur des trottoirs déserts.
« Au fait combien de lettres je trie
par nuit ? A trois barquettes d'une
contenance de 600 par heure
- grosso modo 13000.
Et puis la poussière.
Le blam blam répété des sacs postaux
déversés dans l'auge paquets...
Putains d'enveloppes, à la longue
on reconnaît le pays d'expédition
à la texture du papier. »
Un poète, ce soir-là, un malicieux, un du genre Pierrot Gourmand, vint, du haut de son absence, jeter une nouvelle passerelle entre nous. Il s'agissait du marcheur Martin, à qui le piéton Malherbe vouait une belle admiration. De lui, il dit :
« Cultive un embonpoint somptueux.
Mérite bien un rôle de wattman salingue
à la Compagnie Générale des Omnibus. »
Ajoutant dans l'instant :
« Tubard : toute une adolescence par les livres.
Clerc de notaire donc, câline les demis
aux terrasses giboyeuses des brasseries. »
Il nous accompagna un bon bout de temps. Il tanguait, très à l'aise sur une chaloupe emplie de bocks tandis que nous, asséchant quelques chopes en terrasse, nous balancions, dans son sillage, nos feuilles de présence au monde par dessus bord... Bientôt, Yves Martin nous abandonna. Il se laissa dériver. Parti sans doute revoir Barfly, ce film qu'il aimait tant, avant de retrouver ses chats et ses boutons d'or, rue Marcadet.
J'ai revu Alain Malherbe à Paris lors du marché de la poésie en 1992. Stand de la revue Travers. Dans laquelle il avait publié L'âge de l'espace. L'échange fut à nouveau rapide. Il travaillait sur de nouveaux textes. Très exigeant, il accumulait de la matière et ne voulait rien laisser au hasard. Il fallait relier les notes tirées du quotidien en les branchant sur des réseaux menant en bouquets à la mémoire, au savoir, à l'avenir et à l'espace...
Ensuite, il y eut un long silence, rayé par deux ou trois lettres, rien de plus, jusqu'à son coup de fil du printemps 1999. Voix lointaine, cherchant les mots justes, en quête de sens pour dire, comme dans sa poésie, malgré quelques amis et des milliers de livres, une grande solitude intérieure. Il travaillait toujours sur ces textes dont il me parlait déjà sept ans plus tôt... « Écriture en boucle », lâcha-t-il, sans s'expliquer davantage. Cet après-midi-là, 500 kilomètres nous séparaient. Ce fut pourtant notre plus longue (mais ultime) discussion.
« Des traces de neige sur les aiguillages,
comme de la plume. »
Quelques mois plus tard, je reçus une carte postale. Oblitérée à Paris 14, boulevard Brune, le 08/09/99, elle représentait un détail du Matelot de Vladimir Tatlin et ne contenait que ce simple message télégraphique, non signé : « Y. Martin. Mort ». Je sus, bien après, que cette carte était de lui. Ce fut son dernier signe.
L'annonce de sa mort en 2002 me parvint de façon assez similaire. Par une lettre presque illisible d'un Phan Kim Dien effondré.
Les fragments cités sont extraits de Diwan du piéton (coédition Le Dé Bleu / Écrits des forges)
Une présentation d'Alain Malherbe, par Jean-Pascal Dubost, est en ligne sur Poezibao.
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