mercredi 2 septembre 2015

Les grands arbres s'effacent

De l’homme sans qui ce livre n’existerait pas, on saura peu de chose. Son prénom n’apparaît qu’au détour d’une dédicace. On sait qu’il est mort. Qu’il est tombé. Que ce fut sans doute assez rapide et qu’à cette soudaineté de la disparition doit succéder un apprentissage de la patience, pour continuer à vivre, entre douleur et douceur, en évitant de trop ressasser le passé. C’est ce cheminement qu’amorce ici Véronique Gentil. Elle le fait en ne cachant rien du vide profond que constitue pour elle la perte de l’être aimé tout en s’employant à tenir debout dans un présent qu’il lui faut appréhender différemment.

« La nature apaise mon cœur. La nature et le silence des morts. Le silence des vivants attend toujours d’être saisi par la parole, fécondé par la parole. Le silence des morts n’attend rien, n’est incisé par rien, n’appelle pas. Il est. »

C’est avec ce silence qu’elle doit composer. Non pas en devenant elle-même muette mais en confiant, au contraire, des bribes de réalité à celui dont l’absence se transforme peu à peu en présence discrète, apaisante, intérieure, grâce en partie à la capacité qu’elle a à se laisser (presque méditative) porter par ce qui l’entoure.

« Je peux rester des heures à regarder ce que trame la lumière à travers le rideau, et comment elle fait apparaître les mouvements du monde. » 

S’absenter ainsi l’aide à se rapprocher du disparu. À qui elle dit, en strophes brèves, d’une voix posée et délicate, ce qu’il en est des arbres en fin d’automne, du frémissement des branches mises à nu, des travaux des champs, des fruits récoltés, des corneilles aux aguets, et ce qu’il en est également de lui, tel qu'elle l'imagine,  invisible, en embuscade, en attente d’un signe qui ne viendra pas, à peu près serein, libéré de bien des pesanteurs, enclin à se laisser « fléchir par le vent ».

« La première chose
que tu m’as apprise
est de ne pas avoir besoin
de preuve

Ta mort est ma maison
que pourrais-je donc craindre ? » 

C’est en anglais que Véronique Gentil écrit les poèmes (donnés également en traduction française) qui, en seconde partie du livre, sont adressés à celui dont elle dessine furtivement quelques traits d’une personnalité que l’on devine calme et attentive.
« Les hommes nous laissent en mourant une autre langue à écrire, en marge de ce que nous connaissons, de tout ce qui nous a jusqu’alors constitués. »

 Véronique Gentil : Les grands arbres s’effacent, éditions Pierre Mainard.

samedi 22 août 2015

Démolition

Il y a, en fil continu, dans ce recueil de poèmes de Jean-Christophe Belleveaux, (construit à partir d'éléments issus d'une déconstruction / démolition de quelques uns de ses recueils précédents) de la hargne, de la colère, des nerfs à vif, de l’impulsivité mais aussi une volonté de comprendre le mécanisme inquiétant de ce trop-plein de douleurs qui peut parfois modifier la perception de la réalité. Ces risques, pour le moins perturbants, l’auteur les connaît mais ne veut (et sans doute ne peut) pas les éviter. Il les traverse avec fougue en décidant de se colleter le monde tel qu’il est : peu fiable, peu audible, en guerre, affamé, grand dévoreur de vies.



« mettez donc un bémol à mon sang,
jaugez si vous pouvez : tout déborde,
à commencer par la langue
qui est elle-même au commencement. »

La langue, usuelle, qu’il adopte est tendue et directe. Aux abois, en rupture d’artifice. Ne recherchant pas plus la métaphore que le jeu de mots subtil. Elle est là pour dompter l’effet solitude tout en lui laissant assez de champ pour dire avec réalisme ce qu’il advient d’un homme qui se trouve debout sur une digue au moment même où celle-ci s’écroule, quand tout autour les fondations s’affaissent, quand le monde intérieur brûle aussi vite que celui du dehors, quand l’implosion menace, quand le burn-out demande sa part de cendres... C’est à cela, à cette déconstruction, bloc après bloc, d’un être qui ne se verrait bientôt plus que sous forme de fantôme errant en divers lieux de la planète que s’attache Jean-Christophe Belleveaux.

« je n’enflamme pas le coin
de la feuille de papier
je ne défenestre pas
mon envie de crier
j’aligne,
je fais avec. »

Si sa lucidité ne le rend pas plus serein, elle lui permet en revanche d’exprimer une souffrance légitime en la rattachant à celle des autres, en la minimisant (face à l’innommable), en la détournant aussi, en n’hésitant pas à se moquer de lui-même.

« ça s’effrite dedans, ça craque
et l’écriture jette ses oiseaux noirs
sur la page étale

vont finir par croasser idiotement
les mots »

On sent qu’il se tient à distance respectable du lyrisme. Celui-ci pointe parfois sa truffe humide. C’est un chien sympa qui gambade loin devant. Il n’est pas prêt à le suivre. Coupe court à ses élans. Et coupe également chaque poème d’un coup sec, avec en bout de texte un dernier vers en suspens qui évite la chute. Il choisit de rester concis et concret jusque dans ses doutes, ses fissures, ses plaintes, ses tentations extrêmes. Ne pas mollir, et ne pas, non plus, se démolir, l’aident assurément à aller de l’avant. Ce livre l’atteste.

 Jean-Christophe Belleveaux : Démolition, illustrations Yves Budin, Les Carnets du Dessert de Lune.

lundi 10 août 2015

Marco Pantani

Rennes, dimanche 15 février 2004. Une pluie fine, portée par un vent de Nord, Nord-Ouest, tombait en formant une sorte de rideau serré à travers le halo de lumière projeté par le lampadaire d'en face. Il pouvait être 6 heures du matin. Je prenais mon petit-déjeuner en écoutant la radio dans la cuisine quand l'annonce de sa mort est soudain venue briser la lente mise en route d'une journée qui s'annonçait semblable aux autres. Le flash était brutal et forcément inattendu. Le corps sans vie du coureur cycliste Marco Pantani, vainqueur du Tour de France 1998, avait été découvert la veille au soir dans une chambre d'hôtel de Rimini, célèbre station balnéaire située sur la côte Adriatique. Il avait trente-quatre ans. Une voix lointaine évoquait son parcours en dents de scie et parlait de l'immense solitude dans laquelle il se trouvait depuis des mois. Ceux qui lui étaient proches rappelaient qu'il ne s'était jamais remis de sa mise hors-course la veille de l'arrivée du Giro d'Italia 1999, course qu'il venait de survoler et qu'il s'apprêtait à gagner. Ce fut là le coup de grâce, le début de la fin, l'amorce d'une rapide descente aux enfers, et ce à peine un an après la plus grande victoire de sa carrière.

L'après-midi même, je me souviens avoir griffonné quelques lignes à son sujet. Non pas sur sa trajectoire fulgurante (celle d'une étoile filante) mais sur les images précises qui me revenaient et qui touchaient toutes à des faits de course dominés par ses imparables démarrages en montagne. Le spectacle qu'il offrait à ceux qui le voyaient progresser dans les lacets tressés des Dolomites, des Alpes ou des Pyrénées ne pouvait s'oublier. C'était un escaladeur hors-pair. Un solitaire qui savait dompter la montagne et enflammer ceux qui suivaient ses incroyables chevauchées à la télévision. Ce poids plume hissait avec maestria sa frêle carcasse sur des sommets où d'ordinaire seuls les chamois, les aigles et les marmottes se sentent à leur aise.

Si l'envie de lui consacrer un livre m'est venue assez vite, ne serait-ce que pour tenter de restituer les séquences les plus visibles de son parcours éclair (et souvent lumineux), cela s'est pourtant réalisé bien plus lentement que je ne le pensais alors. Il m'aura fallu dix ans pour y parvenir. Tout simplement parce que mon histoire personnelle s'est trouvée, durant la dernière décennie, jalonnée de morts. Que j'ai dû honorer. En restant d'ailleurs un temps silencieux puis en balbutiant avant de récupérer assez d'énergie pour revenir sur les destinées de mes père, mère, frère et sœur disparus. Chacun d'entre eux avait un rythme de vie particulier. C'est ce tempo que chaque texte dédié se devait d'acquérir. Pour Marco Pantani, il ne pouvait être qu'effréné, ponctué de séquences vives et avérées. Si j'ai tant tardé, c'est également par peur de trahir la personnalité de celui que l'on surnommait le Pirate. Avec un tel personnage, impossible de biaiser. Il fallait se documenter et bâtir un scénario qui n'ait pas l'air d'en être un. Puis suivre la chronologie des faits et avancer crescendo en suivant de près l'ascension – puis la descente vertigineuse – du petit grimpeur de Cesenatico. Pour cela, il était nécessaire d'aller voir comment s'en étaient sortis les écrivains qui avaient, un jour ou l'autre, choisi de créer en s'emparant d'un phénomène du même acabit. Quelques romans ou récits m'ont ainsi aidé (par leur unité, leur structure, leur élan narratif) à entrer dans ce monde (celui de l'écriture se frottant à une légende du sport) où je ne m'étais jusqu'alors jamais aventuré. Trois d'entre eux m'ont notamment permis de sauter le pas. Il s'agit de Courir de Jean Echenoz (conçu autour de l'athlète tchécoslovaque Émile Zatopek, éditions de Minuit), de L'échappée de Lionel Bourg (évoquant le cycliste luxembourgeois Charly Gaul, « l'ange de la montagne », éditions L'escampette) et de Tombeau pour Luis Ocaña d'Hervé Bougel qui capte les mots du vainqueur du Tour de France 1973 in extremis, au moment où il est en train de retracer, juste avant d'en finir, seul dans sa vigne, un fusil à la main, son parcours en 71 fragments incandescents (éditions La Table Ronde).

Aujourd'hui, onze ans après sa mort, je revois toujours Marco Pantani escalader la montagne avec cette souplesse de chamois qui était la sienne. L'homme secret, peu bavard, socialement peu habitué à la lumière, au point d'en être facilement aveuglé, n'aura cessé de me fasciner. Autant par sa volonté de dur au mal que par sa fragilité de jeune cycliste doué lancé dans le grand cirque d'un sport-spectacle qui aura fini par le broyer. Je n'ai aucun mal à le voir à nouveau secouer la meute pour se positionner loin devant. Il disparaît dans les virages, mangé par la foule qui s'écarte à peine pour le laisser passer, avant de resurgir peu après, arc-bouté sur sa machine, le visage ruisselant de sueur. C'est ainsi qu'il se présentait de temps à autre, sur des pentes très abruptes, seul à l'entrée de la dernière ligne droite. Il y avait en lui un magnétisme qui en a subjugué plus d'un. Je fus l'un de ceux-là. Spectateur ébahi. Bien obligé, comme tous les autres, de reprendre pied sur la terre ferme, celle de la dure réalité, un jour pluvieux du mois de février 2004. Mais heureux, tout de même, d'avoir pris le temps de feuilleter en sa compagnie quelques unes des pages de son livre de bord.

Vient de paraître : Marco Pantani a débranché la prise, éditions La Contre-Allée (en librairie depuis le 20 août).

dimanche 2 août 2015

Tête-Dure

Belgique, 27 octobre 1962. Tête-Dure joue sous la table dans l’appartement deux pièces où il vit avec ses parents. Il sait que le Peau Rouge en plastique qu’il essaie de planquer derrière un pied de chaise n’en a plus pour longtemps. Le soldat (tunique bleue) qui le traque depuis quelques instants se rapproche et va finir par avoir le dernier mot. S’amuser de la sorte l’aide à se détacher d’un quotidien peu reluisant qui est d’abord celui des adultes qui l’entourent mais aussi, par inévitables ricochets, de plus en plus le sien.

« Tête-Dure attend l’inattendu.
Il pense à contrecarrer le destin, mais il sent confusément que ce n’est pas bien, qu’il faut laisser le ruisseau couler dans son sens naturel. »

Sa famille n’est pas au mieux. Le monde non plus. À la radio, Kennedy vient de rappeler que l’ultimatum fixé aux soviétiques pour qu’ils évacuent les missiles installés à Cuba – et pointés sur la Floride – expire demain. La situation énerve le père qui boit de la bière en compagnie du voisin. Tous deux commentent l’état de la planète. Les analyses volent à ras de terre. Tête-Dure en reçoit quelques bribes. Ne comprend pas tout mais sent qu’il vaut mieux rester à l’écart. Garder cette position de repli qui est habituellement la sienne, surtout quand le père sort de ses gonds, ce qui lui arrive fréquemment. Ce jour-là, après le départ du voisin, furieux du repas qui tarde à venir, il s’excite, gueule, tourne comme un fauve dans la pièce et se met tout à coup à frapper sa femme.

« Tête-Dure ne voit pas l’instant où la main de Papa touche Maman. Il est incapable de dire à quel endroit elle a été touchée, mais il entend un bruit sec et terrible. Un bruit terrifiant de joue qui claque.
Et lorsque Tête-Dure desserre les paupières, il constate que Maman est assise sur le balatum, la jupe remontée jusqu’en haut des cuisses, et qu’elle pleure. »

C’est un microcosme en proie à de multiples déconvenues humaines et sociales, avec au centre des individus aux nerfs à fleur de peau qui dérapent à tour de rôle, faisant parfois valoir leur force physique, que Francesco Pittau ausculte dans un roman où la narration ramassée et les dialogues incisifs sont très percutants. Ce monde, composé de gens venus d’ailleurs (en l’occurrence d’Italie), est vu à travers le regard atterré d’un enfant qui encaisse tout sans rien dire. Ce qu’il perçoit de l’attitude des adultes (entre eux mais aussi à son égard) le persuade de se maintenir en retrait. Devenir presque invisible, parler le moins possible et avaler la boule qu’il a en travers de la gorge sont quelques uns des actes de résistance qu’il s’impose pour pouvoir continuer à rêver en gardant la tête hors de l’eau.

« Tête-Dure se rencogne dans le canapé. S’il le pouvait, il s’enfoncerait dans l’épaisseur des coussins jusqu’à disparaître et se mêler au rembourrage. »

Francesco Pittau : Tête-Dure, éditions Les Carnets du dessert de Lune.

jeudi 23 juillet 2015

Vie des hauts plateaux

La vie n’est pas simple sur les hauts plateaux. Le feu et l’eau s’affrontent. Et parfois brûle au milieu un être dont il faudra récupérer les cendres au plus vite. Le vent souffle fort. Il s’engouffre dans les têtes. Il y a de l’agitation dans l’air et du remue-ménage dans les couples. Ceux-ci se forment et se défont selon d’étranges tribulations et combinaisons qui visent à susciter des rencontres définitives entre deux personnes (peu importe leur sexe) qui semblent devoir s’accorder et dont on se demande bien pourquoi ils ne sont pas déjà ensemble. De telles modifications dans les habitudes des uns et des autres se préparent ardemment et demandent toujours quelques petits aménagements préalables, d’autant que les habitants du lieu vivent pratiquement tous deux par deux et qu’une place ne peut souvent se libérer qu’avec la mort d’un personnage. Celle-ci coule d’ailleurs de source. On meurt beaucoup sur les hauteurs. Rarement de vieillesse ou de maladie mais plutôt de rire, de peur ou de faim. Ce n’est pas le narrateur qui s’exprime en ouverture du livre qui dira le contraire.

« Comme c’était le dernier jour de ma vie, pendant que notre fils déjà adolescent était à l’école, je suis allé à la pêche avec ma femme. Elle avait pris sa retraite de la police pour l’occasion. Elle enchaînait les belles prises pendant que je m’emmêlais dans ma ligne. »

Quand un narrateur quitte la scène, un autre (ou une autre) le remplace au pied levé, pris lui (ou elle) aussi dans les innombrables bizarreries et absurdités d’un quotidien qu’il faut, vaille que vaille, assumer. En contournant la normalité et en respectant les nombreux dysfonctionnements en cours.
« La maison, quant à elle, attendait que je m’approche – qui que je fusse – pour prendre sa place définitive au jardin. »

Philippe Annocque aime chambouler les codes établis. Il s’en donne ici à cœur joie, fonce, cavale, multiplie les prises, s’offre de précieux interludes et repart de plus belle, à l’aventure, tenant son texte d’une main légère en laissant ses personnages libres de mourir ou de renaître à leur guise. Selon le bon vouloir de ceux qui s’amusent à les guider à distance, sans doute des marionnettistes, illusionnistes et virtuoses en train d’inventer, en compagnie de l’écrivain, des péripéties hautement saisies et décalées.


 Philippe Annocque : Vie des hauts plateaux, fiction assistée, éditions Louise Bottu.


mardi 14 juillet 2015

Quelques femmes

Il lui suffit de surprendre un geste, un regard, un mot, un sourire, une attitude, pour que naisse en lui l’envie d’esquisser le portrait de celle qu’il vient d’observer. Ceci se reproduit à seize reprises, dans un livre que Mihàlis Ganas dédie à quelques unes des femmes qu’il lui arrive de croiser au hasard de ses flâneries ou de ses rêves. Il avance tout en douceur, de façon concise, se tenant à l’ébauche, au croquis, pour saisir l’une ou l’autre lors d’une scène de vie ordinaire dont il découpe certains mouvements en pratiquant tout à la fois l’ellipse et la suggestion.

« Soudain elle soulève d’une main le livre ouvert à hauteur de poitrine et brusquement le referme comme un piège à mouches. Puis le rouvre avec précaution, souffle sur la page et me fixe droit dans les yeux. Je souris bêtement. »

Happé par ce qu’il voit, il ne peut s’empêcher d’imaginer certains traits de la personnalité de ces femmes. Il le fait en restant à distance, avec délicatesse et sobriété, ne se risquant jamais à s’immiscer dans une intimité dont il se sait exclu. Il ne joue pas non plus au voyeur. Il est simplement curieux et sujet au perpétuel étonnement. Fasciné également par un monde qui recèle, à ses yeux, des secrets qu’il ne peut qu’effleurer, y compris quand ce sont ceux de ses proches. C’est cela que son écriture, toute en retenue et pourtant dense, transmet avec une limpidité extrême, celle du poète qu’il est, et qu’il reste, jusque dans sa prose.


Mihàlis Ganas : Quelques femmes, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.
On peut retrouver le poète Mihàlis Ganas sur le site de son traducteur.

lundi 6 juillet 2015

Terre de colère

La colère, on le sait, est rarement salvatrice. Elle déstabilise autant celui qui l’exprime que celui (ou celle) à qui elle s’adresse, et ce quelle que soit la raison (bonne ou mauvaise) de son déclenchement. Les éclats qui sortent sans crier gare de ce volcan intérieur constamment mis sous tension sentent assez souvent le soufre. C’est ce que montre Christos Chryssopoulos dans ce court récit.

Il marche dans la rue, entre dans un atelier, pénètre dans une pièce (où un couple s’écharpe), glane des bribes de conversation, ne garde que l’essentiel, des dialogues qui n’en sont pas vraiment, pour pointer ici le mépris, là l’intolérance, ailleurs la haine de l’autre (qui culmine quand celui-ci est jeune, manifestant, étranger ou sans abri). Il guette la montée d’adrénaline infondée, le dérapage incontrôlé, le pétage de plomb gratuit.

« C’est une colère sans but précis. Pas une colère d’espoir. Ni une colère utile. C’est une colère aveugle, paroxystique, et lâche. »

Elle se déverse au quotidien. Au bureau, à l’école, à la gare ou sur le trottoir. Deux êtres suffisent pour qu’elle explose. Si d’aventure, l’un d’entre eux affiche un complexe de supériorité, s’autorisant dès lors à rabaisser quiconque oserait le contredire, elle peut jaillir assez vite. Il en va de même quand la paranoïa s’en mêle.

« CRS n° 1 : Je vais te buter, je vais te buter, je te dis.
CRS n° 2 : Mais range ça, t’es devenu dingue.
CRS n° 1 : Je vais le cogner, cet enfoiré, il va arrêter de se foutre de ma gueule, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais t’es malade ?
CRS n° 1 : Ouais, ils se foutent de notre gueule, tous ces cocos de merde, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Range ce flingue
CRS n° 1 : Regarde-le, ce connard... je vais t’en coller une dans le cul, ouais. »

Christos Chryssopoulos entrecoupe son texte (porté par la déambulation et la réflexion) de scènes fugaces au centre desquelles ne se trouvent que deux ou trois personnages. Généralement, un seul hausse le ton. C’est celui qui est le plus remonté. C’est également le plus désaxé, le plus méprisant. Il provoque les autres. Qui préfèrent la plupart du temps rester silencieux ou s’esquiver plutôt que de répondre aux invectives. Ne pas s’emparer de la perche tendue par l’excité de service devient pour eux un premier acte de résistance. Une prise de conscience qui renvoie, avec perte et fracas, la colère à son envoyeur. Qui devra s’en dépêtrer tout seul.

« Nous vivons dans un territoire clos et soumis à une surveillance sévère. Sur un continent pour ainsi dire cerné de tous côtés par des barrières. Voilà pourquoi aujourd’hui nous finissons par être en colère en permanence. Mais nous vivons seuls les uns avec les autres, nous ne voulons personne à nos côtés, et notre colère se retourne inévitablement contre nous-mêmes. »


 Christos Chryssopoulos : Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions La Contre-Allée.

lundi 29 juin 2015

En territoire Auriaba

La famille Auriaba n’est pas née de la dernière pluie. Le premier à se faire connaître (un certain Ulysse Isidore Bioulbex) a vu le jour à Oualidia, sur la côte marocaine, le 20 octobre 1854. À la même date, Alphonse Allais et Arthur Rimbaud poussaient en France leurs premiers cris. L’histoire de ces trois-là va d’ailleurs, un temps, s’entremêler mais ce n’est pas vraiment sur elle que repose le roman de Jérôme Lafargue. Ce sont les descendants du dénommé Bouilbex qui se retrouvent sur le devant de la scène. Et ce d’autant qu’ils doivent affronter, à l’automne 2014, un épisode de vie très agité.

Le plus jeune d’entre eux, le petit Aupwean, dix ans, dont le père militaire est mort il y a peu (il a sauté sur une mine), a fugué et a été retrouvé inanimé au cœur de la forêt landaise. Tandis qu’il se remet lentement, son oncle Archibald, le narrateur de ce texte, accompagné d’un robuste taiseux, un franco-colombien surnommé La Serpe, bat la campagne pour tenter de capturer un énigmatique coureur de fond (à deux ou quatre pattes : on ne le saura que plus tard) sur la piste duquel sont également lancées police et milice locales.

Ce qui est sûr, c’est que l’escapade inattendue du dernier des Auriaba a ouvert une brèche dans la vie et l’imaginaire de ses proches. Qui s’y sont engouffrés avec avidité. Elle ravive de vieilles tensions. Ramène en surface des événements plus ou moins récents. Réactive des rêves qui circulent et passent d’un membre à l’autre de la famille (où tous les hommes ont un prénom qui débute par la lettre a) en enjambant l’espace et le temps en un clin d’œil.

« Le rêve appartient avant tout à la nuit, certaines communautés le considèrent comme un élément déterminant dans la conduite de leur bonne fortune. Il devient une manière d’accéder à des sujets humains, à des animaux ou à des esprits, et bien sûr aux multiples facettes de soi. »

Jérôme Lafargue mène son roman en jouant sur la force du rêve et sur les multiples possibilités qu’il offre à ses personnages. Il n’est pas rare de surprendre morts et vivants se rabibochant lors de nuits plus ou moins tourmentées. Il s’appuie sur eux tout en avançant sur trois fronts à la fois. L’un a trait à la traque en cours. Le deuxième tourne autour de la généalogie très décimée d’Archibald et le dernier met en place la personnalité en devenir du gamin de dix ans qui semble avoir reçu en héritage les fragments d’une histoire particulièrement chargée. Transmises par ses ancêtres, solitaires, rebelles, surfant sur terre ou sur mer, tutoyant le chamanisme, s’acoquinant volontiers avec les loups, il lui faudra bientôt composer avec les rudesses du passé en prenant garde de ne pas s’y laisser happer. Cela ne se fera pas sans obstacles. De nouvelles aventures et épreuves l’attendent. L’étonnante fin du roman précise qu’elles ne seront dévoilées que dans un livre à venir. Et concoctées, à n’en pas douter, de main de maître par un Jérôme Lafargue (toujours aussi affûté et en forme) qui n’hésite pas à sortir des sentiers battus pour donner libre cours à un imaginaire virevoltant.


 Jérôme Lafargue : En territoire Auriaba, Quidam éditeur.



vendredi 19 juin 2015

Va où

Publié une première fois par les éditions Le Temps qu’il fait en 2002, Va où sort aujourd’hui en poche. Belle opportunité pour s’attarder à nouveau sur une œuvre qui étonne (par sa fraîcheur, sa spontanéité, sa fantaisie) et qui a le don d’embarquer le lecteur au quart de tour. Valérie Rouzeau adopte comme toujours un rythme soutenu. Tout va très vite. Les émotions affleurent. L’auteure ne s’y laisse pas happer. Le fil sur lequel elle évolue est fin. Il demande une prise de risques permanente. Elle joue avec l’air, le vent, la vitesse, l’inconnu mais n’oublie pas le terre à terre et ses retours de bâton. Ses mots virevoltent, ne tombent jamais à plat, profitent de leurs sonorités et s’accordent pour bousculer les lieux communs en déviant légèrement de leur trajectoire initiale pour se retrouver là où on ne les attendait pas.

« Je pars le cœur tapant prendre le train en marche

Pile au signal sonore monterai mon bagage avec ma vie entière

Sur les rails je penserai à toute vitesse au bonheur étrange de sentir mon poids de chagrin lancé par des plaines jamais vues

J’apercevrai peut-être un vrai oiseau dont on me dira plus tard que c’était un hiatus »

La langue, inventive, aime s’appuyer sur les syllabes. Elle y trouve des relais, assemble des mots qui ont peu l’habitude de se toucher ainsi et crée instantanément des raccourcis qui apportent leur pierre au chant tout en influant gaiement sur le sens (voire le double sens) de la phrase. Elle imagine, elle évoque, elle pense à ses proches et aux autres, elle s’adresse à Desnos ou à Apollinaire, elle dit ce qu’elle doit, ce qu’elle espère, ce qui revivifie constamment son allant, son énergie, son besoin de vivre avec intensité.

« Je pense aux personnes à merveille dans ma vie mes frères loin mes potes en allés mes jamais rencontrés je pense au cœur de ma mère solitaire je pense sur la tête de mon père je pense à mes aïeux en rangs d’oignons dessous la terre je pense à ma grandmère sempiternelle qui avait le blues toujours dans sa vieille blouse »

Elle va où tous les autres inévitablement vont mais n’emprunte, pour s’y rendre, que des chemins détournés, un peu sinueux, qu’elle invente au fil du poème, y glissant tristesse, douceur, tendresse et beaucoup de sentiments contradictoires qu’elle associe à sa manière. Si elle s’arrête en chemin, ce n’est jamais pour très longtemps, et uniquement pour mieux repartir, sûre d’avoir pu saisir en un temps très bref ce qui foisonne en elle (et autour d’elle) au quotidien, désireuse, quoiqu’il arrive, de poursuivre sa quête en réactivant cet étonnement qui la porte et qui maintient, intact, le fil qui la lie à son enfance.

« Me revoilà en train de plus belle sur les rails
J’aurai roulé ma vie
Foncé dans ma charrette songé dans mon tonneau
Tracé mes cartes de tendre
Et mon esprit de ciel si j’en ai ira bien jusqu’au bout de sa peine jusqu’au bout de sa joie partante à vos marques prête »

 Valérie Rouzeau, Va où, collection la petite vermillon, La Table Ronde.

jeudi 11 juin 2015

Ma mort, reconnaîtra

La mort dure longtemps. Et quand elle débarque, emportant tout, il est déjà trop tard pour savoir de quel bois elle se chauffe, et vers quelle étoile elle s’en va, et qui sont les oiseaux qui l’accompagnent, et que sont devenus entre ses doigts ces 21 grammes qui manquent au corps au moment du pesage final.

« j’invoque un droit
d’asile

faute de savoir »

Il est préférable, afin de mieux la connaître, d’improviser au préalable un bout de chemin à ses côtés. Ceci est rendu d’autant plus facile qu’il lui arrive fréquemment de rôder dans les parages de toute vie, émettant çà et et là des signes concrets, délivrant quelques messages cousus de fil blanc, passant de l’ombre à la lumière en adressant un clin d’œil à celui à qui elle n’accorde d’abord que de courtes visites de courtoisie.

À lui de saisir le sens de ces approches, de s’en imprégner, de se préparer. C’est ce que fait patiemment Guy Benoit. Il sait qu’il faut « mourir à point ». Ni trop tôt, ni trop tard. Avec en tête l’idée que « les morts continuent de mourir ».

« l’incertain
ne s’arrête jamais

subtil

vaporeux

derrière le voile
des absents »

C’est là qu’il aime se tenir. Debout. À l’affût. Regardant la faucheuse vaquer avec méthode tout autour. Elle le frôle. Elle passe d’un versant à l’autre. Elle s’apprête à jeter un pont entre les deux rives. Il la voit, la sent, l’interroge. Il en parle avec calme. Avec des mots simples, légers et flexibles. Ne cachant pas la tension qui monte en lui et qui s’échappe parfois de son corps pour s’en aller jouer avec l’apesanteur, là-haut, entre les bruissements des fauvettes en balade et le crépitement des étoiles qui « brûlent les morts ».


Guy Benoit : Ma mort reconnaîtra (sans qu’on sache le versant), fusains de Marc Girard, Les Hauts-Fonds.

Né en 1941 à Laval, Guy Benoit a publié une quinzaine de livres en un peu plus de quatre décennies. Il est le créateur de la revue et des éditions Mai Hors saison où se retrouvent, entre autres, Francis Giauque, Théo Lesoualc’h et Paul Valet.

mercredi 3 juin 2015

Versailles Chantiers

Certains endroits nous ramènent inévitablement vers un passé qui nous est devenu familier. Pour Christiane Veschambre, Versailles Chantiers demeure l’un de ces lieux privilégiés. Ici s’est tissée, bien avant qu’elle ne vienne au monde, une part de sa propre histoire. C’est en effet sur les quais de la gare que se rencontrent pour la première fois, le 24 décembre 1938, Joséphine T., qui arrive de Landéhen, près de Lamballe, et Robert V., garçon de café dépêché sur place par ses patrons pour accueillir la nouvelle bonne. Moins d’un an plus tard,

« Le 25 novembre 1939, Robert V.
et Joséphine T., respectivement
garçon de café et bonne à tout faire
employés, et logés, à La Jeune
France, l’établissement le plus
proche de la gare de Versailles
Chantiers, se marient. »

Christiane Veschambre, invitée (par la maison de la poésie de Saint-Quentin-en-Yvelines) à arpenter durant quelques semaines la gare et ses abords, débute son texte par cette rencontre (celle de ses parents, Robert et Joséphine, titre de l’un de ses précédents livres) avant de poser, avec retenue, tous les éléments d’un ensemble qui va bouger constamment entre récit et poème en associant scènes brèves, fragments de vies, évocations, rencontres, va-et-vient entre passé et présent et judicieux points de repères dans le temps et l’espace.

« Et à Versailles Chantiers où
sont les chantiers ?
Dessous. Sous les rails, sous
l’esplanade de la gare, sous
le bitume du parking, celui
de la rue des Chantiers, des États-Généraux,
sous le moulin à farines, et en deçà,
plus profond, en dessous de la terre recouverte par le bitume, sous
les couches déposées pendant trois
siècles, se trouvent les chantiers. »

Elle suit les réseaux souterrains de cette ville enfouie où furent taillés, à partir de 1661, les pierres pour l’édification du château. Elle rappelle les épidémies et le sort réservé par Colbert aux milliers d’ouvriers qui s’échinaient (et pour beaucoup mourraient) au travail. Elle plonge dans la mémoire familiale marquée par les guerres et les séparations et crée de remarquables traverses (« venues de ces choses (…) que sont le rêve, la mort, la coïncidence et l’oiseau ») qui permettent au lecteur d’éprouver intensément la tension de ce quotidien qu’elle lui offre, riche de nombreuses bribes d’histoires qui partent toutes en étoile de Versailles Chantiers pour mieux y revenir.

Le livre (l’objet – très élégant – constitue l’un des trois premiers titres de la collection Ligatures) donne, de plus, à voir une série de photographies de Juliette Agnel qui a, elle aussi, explorée les lieux à sa façon. Elle les saisit avec fragilité. En un léger et subtil tremblement qui parvient à donner du mouvement à chaque image.

Christiane Veschambre : Versailles Chantiers, photographies de Juliette Agnel, éditions Isabelle Sauvage.


mercredi 27 mai 2015

De peu

On a beau lire Antoine Emaz depuis des années, on n’en reste pas moins étonné à chaque nouvelle parution. Il y a bien sûr ce que l’on retrouve en permanence au fil de l’œuvre (la concision des poèmes, leur tension extrême, l’absence de ponctuation, la relation au corps fatigué, la présence reposante du jardin, la légèreté qu’il espère capter au dehors, par le biais du vent, dans la douceur de l’air) mais aussi ce que l’on découvre parfois avec retard. Ici ce sont, par exemple, ces portraits brefs, esquissés en peu de mots :

« seize ans visage vieux
vite
las »

ou encore :

« visage d’un ami ce soir
sa retraite repoussée
tache brune sous l’œil gauche
pas là avant »

De peu reprend des textes parus initialement sous formes de livres d’artistes, de recueils ou de plaquettes, entre 2001 et 2011. Il complète ainsi, sans jamais les recouper, les deux précédentes anthologies, Caisse claire (Points Seuil, 2007) et Sauf (Tarabuste, 2011).

On suit l’auteur au quotidien. Il le sait précaire. Usant. Abonné à la répétition. Le portant inévitablement jusqu’au soir en le vidant de ses forces, ne lui offrant que la nuit pour se refaire, avant de

« reprendre le corps
là où lourd on l’avait laissé
tomber

bien forcé »

Il ne lâche cependant rien. S’il pose, avec la rigueur qu’on lui connaît, ses peurs, ses fatigues, ses doutes sur la page, il prend aussi le temps de s’octroyer ces nécessaires moments de calme et de répit qui l’aident à tenir. Il ne se laisse pas envahir (et pas plus bousculer) par les vents contraires. Il dit simplement ce qui lui paraît évident. Et la fragilité de l’être l’est assurément. Tout comme sa capacité à ramasser en lui assez d’énergie pour y faire face.

« on prend un verre de vin
et on s’en va
aussi loin que possible
par des chemins de neurones
que ne connaissent ni le corps
ni la mémoire »

Ce volume (370 pages) est de temps à autre traversé par les disparitions, en particulier celle de la mère. Sans effusion, sans pathos. Avec des mots simples, presque légers, pour évoquer celle qui « se détache », de son corps et de ses proches.

« celle qui s’en va pèse
sa vie parmi les vies pas plus

pour celui qui regarde
elle embarque une part d’histoire »

La mémoire est, ici comme dans ses précédents ouvrages, une alliée précieuse pour Antoine Emaz. Il ne la sollicite pas vraiment. C’est elle qui s’invite à l’improviste. Déjouant l’oubli. Et réinventant des scènes ou des dialogues qui s’effritent avec le temps.

« bazar de souvenirs
ils montent comme des bulles
dans l’eau qui stagne »

« Manège de mémoire », dit-il quelque part, pris dans un long chassé-croisé, vivant entre fatigue et force retrouvée, avec en permanence, intacte, vibrante, cette scansion unique. Qui est celle d’une voix qui porte loin.

 Antoine Emaz : De peu, éditions Tarabuste, collection « reprises ».

lundi 18 mai 2015

Analyser la situation

Avant de mettre les voiles – et cap  sur le grand large –, Pierre Autin-Grenier a tenu, loin de tous, et parfois reclus dans une chambre d’hôpital, à analyser une fois encore la situation. Ce qu’il a détecté ne l’a pas franchement emballé. Il a néanmoins gardé, et fort heureusement, vissé en lui ce regard libre et décalé qui, jusqu’au bout, ne l’aura pas lâché. Il lui a permis de flâner à sa convenance, de saisir le réel en en rabotant les angles les plus tranchants, de se coltiner les dingueries du quotidien en ne se laissant pas plus happé par la sinistrose ambiante que par la surprenante joie de vivre affichée par ceux qui semblent traverser l’existence comme s’il s’agissait d’une vaste partie de plaisir.

« Souvent je me demande comment font les autres pour vivre ainsi dans l’assurance de la réussite et sans cesse arborer ce sourire satisfait qui leur sied si bien et me fait gentiment comprendre que nous ne sommes décidément pas du même monde. »

Les enthousiastes qui le demeurent à tous crins ont tendance à lui donner le bourdon. Il les évite au possible et préfère filer retrouver ceux qui l’aident à maintenir à niveau cette petite dose d’humanité qui a l’air de manquer singulièrement  depuis quelque temps. Il n’y a qu’accoudé au zinc d’un bistrot de quartier qu’on peut espérer voir s’inverser la courbe. Ou en virée sur la D578, entre Lamastre et Arlebosc, lancé à cent à l’heure au volant d’une Ford, philosophant en amateur en compagnie d’un auto-stoppeur muet. Ou encore en se projetant mentalement en Amérique, histoire de zigzaguer sur les trottoirs, du côté de Brooklyn, cornaqué par Nora, une pimbêche de série B, en oubliant, du  coup, la note de gaz qui attend sur la table de la cuisine.

« Nora, grande classe avec désinvolture de félin tout à la fois, m’aurait sans doute vampé comme ça ne peut s’envisager que dans les rêves les plus secrets des chats, c’est ce qu’il me plaît d’imaginer parfois lorsqu’il m’arrive de m’assoupir sous l’effet du whisky. »

La dérision reste son arme secrète. Elle lui sert à s’amuser – et à s’étonner – des impayables mises en scène à l’œuvre dans l’incessant et tourbillonnant bal des imposteurs (l’un d’eux apparaît dans « une performance d’avant-garde », l’un des joyaux du livre, séquence inénarrable qu’il désosse avec malice). Elle l’aide aussi, quand il se l’applique à lui-même, à brosser quelques séries d’auto-portraits goguenards. Il donne ainsi de ses nouvelles. Celles-ci ne sont pas bonnes mais ce n’est pas une raison pour vouloir soutirer des paquets de larmes au lecteur. Cet ultime rendez-vous, il a souhaité, bien au contraire, le placer sous le signe de la complicité. Il y apporte sa verve, sa clairvoyance, son énergie, son air débonnaire, son humour (qui peut être noir : le livre est dédié à son cancer), son esprit rebelle et ce regard acéré, net et précis qui fait de chacun des neufs textes présents un moment de vie grand ouvert sur le monde alentour.

« Confortablement calé à la terrasse du Grand Café comme pape sur son trône je me mets en devoir d’examiner plus à fond la situation et, faisant signe au garçon pour une nouvelle consommation, commence à m’interroger sur ce qui a bien pu me pousser à l’écriture de la même façon qu’on tombe à l’eau sans savoir nager. »


 Pierre Autin-Grenier : Analyser la situation, postface de Ronan Barrot, éditions Finitude.

dimanche 10 mai 2015

Vie de Milena

Jana Černá a onze ans quand sa mère, Milena Jesenská, fut arrêtée par la Gestapo à Prague et seize quand celle-ci meurt, le 17 mai 1944, au camp de concentration de Ravensbrük. Ce n’est qu’en 1967 qu’elle décide de lui consacrer un livre. Elle l’imagine le plus précis possible et ne l’entreprend qu’après avoir recueilli de nombreux témoignages. Elle entend y ajouter ses propres souvenirs tout en montrant la place importante que tenait sur la scène intellectuelle tchécoslovaque celle qui est évidemment bien plus que la destinataire des lettres de Kafka.

Elle remonte le fil chronologique de sa vie, partant de la naissance à Prague en 1896, pour suivre un parcours marqué dès l’enfance par la peur.

« Autant qu’il m’en souvienne, je n’ai jamais entendu Milena raconter une seule de ces histoires heureuses que sont généralement les souvenirs d’enfance. Tout ce qu’elle me livrait sur cette époque de sa vie avait sa part de laideur, de méchanceté, de tristesse ou de gêne, la plupart du temps tout cela à la fois. »

Milena s’immerge très tôt dans les études, parvenant peu à peu à aiguiser sa pensée en confrontant ses réflexions à celles des autres. Les rencontres et discussions ont lieu au café Arco. C’est là qu’elle fait la connaissance de celui qui deviendra son premier mari, Ernst Polak avec lequel il lui faudra s’exiler à Vienne (sur l’injonction du père – qui ne tolère ni allemand ni juif dans son entourage).

Là-bas, c’est Milena qui subvient aux besoins du couple. Elle donne des cours privés, écrit des articles, traduit des textes, se fait porteuse de valises à la gare. C’est dans la capitale autrichienne qu’intervient la rencontre avec Kafka.

« Leur liaison ne commence pas avec cette rencontre, mais plutôt par la traduction que Milena entreprend des nouvelles de Kafka. Ce travail sert de point de départ à un échange de lettres, connu de nos jours sous le titre de Lettres à Milena. »

Jana Černá consacre plusieurs pages à cet amour bref mais essentiel pour l’un comme pour l’autre. Tous deux ont de nombreux points communs, à commencer par les rapports plus que tendus qu’ils entretiennent avec leur père respectif. Leur dialogue, par lettres ou articles interposés, est intense. Cela n’empêche pas les petites déceptions, puis les vrais obstacles qui provoqueront la rupture.

Après la mort de Kafka, en 1924, au sanatorium de Kierling, près de Vienne, Milena remet, selon les vœux du défunt, les carnets qu’il lui avait confiés à Max Brod. Elle continue à le traduire et retourne vivre à Prague où elle s’investit beaucoup. Elle travaille sans relâche. Elle est généreuse et exigeante, rebelle et combative. Ses articles sont lus et appréciés. Elle se remarie avec l’architecte Jaromir Krejcar. De leur union naîtra, en 1928, .Jana Černá

« Elle écrit, elle traduit à tour de bras. Elle dira plus tard que, pour la première et la dernière fois de sa vie, elle a connu à ce moment-là un bonheur total. »

Bonheur contrarié par un accident de ski (jambe cassée) puis par de longs mois d’hôpital et enfin par un accouchement difficile. C’est à cette période qu’elle devient toxicomane, s’adonnant à la morphine. Elle ne se décidera à suivre une cure de désintoxication qu’en 1938, année de l’Anschluss, consciente qu’elle aura besoin de toutes ses forces pour affronter les années qui s’annoncent.

Ces années noires débutent à Prague le 15 mars 1939, quand Hitler envahit la Tchécoslovaquie. Milena est dans le viseur. Elle résiste, croit quelque temps que sa notoriété lui permettra d’être épargnée, et est finalement arrêtée et déportée. La suite (vie et mort à Ravensbrük) est connue grâce au témoignage de Margarete Buber-Neumann qui fut son amie au camp et qui lui a consacré une remarquable biographie.

Jana Černá, que sa mère et ses proches ( Egon Bondy, Bohumil Hrabal et bien d’autres) appelaient Honza, offre aux lecteurs un document passionnant, extrêmement fouillé et sensible. Elle le ponctue de confidences, de témoignages, d’anecdotes, d’éléments rares, issus de la chronique familiale, de lettres et d’extraits d’articles signés la plupart du temps par Milena elle-même.


 Jana  Černá : Vie de Milena, traduit du tchèque par Barbora Faure, éditions La Contre-allée.