dimanche 27 septembre 2015

Ponge, pâturages, prairies

Que puis-je dire, maintenant que j’atteins l’âge où lui-même est mort, de notre longue relation ?

Nîmes, le 10 août 1988. Philippe Jaccottet est présent, avec une vingtaine d’autres, devant le caveau ouvert où va bientôt reposer le corps de Francis Ponge. Il évoque la cérémonie dans un texte aussi sobre que celle-ci et avec une propension à être simultanément là et pas là qui lui permet de ramener à nouveau, et pendant quelques instants, de ce côté-ci de la terre celui qui  n’y est plus. La façon avec laquelle il convoque le poète en se remémorant ce dernier hommage est on ne peut plus attachante. Il s’arrange pour prolonger ce moment partagé en y insérant des retours au passé (les discussions lors de ses visites rue Lhomond) et en s'attelant, par touches successives, à la description du lieu où sa pensée prend forme. Il y ajoute le calme de l’été, l’enceinte ombragée, le chant des cigales, la lecture d’un psaume de David puis celle du Pré par Christian Rist et l’extrême retenue des proches.

« Un pasteur si extraordinairement modeste et discret qu’on l’a pris d’abord, quand il est descendu de sa bicyclette et l’a accotée au mur du porche, pour un aide-jardinier, (…) choisit de lire au seuil de la tombe, “parce que le défunt avait été un poète”, expliqua-t-il, lui qui ne l’avait probablement jamais lu, un psaume, l’un des plus familiers à quiconque a reçu une éducation chrétienne : “L’Éternel est mon berger”... »

Mais Jaccottet ne s’en tient pas là. Il explique, dans un autre texte, bien plus long et tout aussi fouillé que le précédent, ouvrant plusieurs parenthèses, flânant au fil de sa réflexion, ce qui le lie à celui qu’il a d’abord admiré avant qu’ils ne deviennent amis, et ce qui parfois le sépare de lui. Ponge maîtrisait l’art de la provocation avec un aplomb qui pouvait irriter. Le piédestal sur lequel il plaça Malherbe, le situant très au-dessus de Góngora, de Cervantès et de Shakespeare, le laisse, par exemple, pantois. Il explique son désaccord. Et d’autres encore, inhérents à la personnalité d’un homme qui aimait lancer des défis, sans que ceux-ci n’altèrent leur amitié.

« Ces outrances, derrière lesquelles il me semble voir transparaître le sourire quelque peu chinois de l’auteur, n’étaient-elles pas, pour une part (…), la juste dose d’alcool fort qu’il lui fallait pour se lancer à l’assaut des vieilles citadelles lyriques et démolir le sempiternel “manège” – c’était son terme – ancien ? »

Ses réserves restent extrêmement pondérées. Il y a chez Jaccottet beaucoup de reconnaissance vis à vis de Ponge. Il dit d’ailleurs qu’il n’aurait pas été capable d’écrire certains de ses textes s’il ne l’avait pas lu.
Dans sa postface, datée de décembre 2013, il revient, alors que bien des années se sont écoulées depuis ce jour du mois d’août 1988, sur leur longue relation. Il se déleste de détails qu’il n’avait jusqu’alors jamais donnés à lire, disant et rappelant à nouveau ce qui, indéfectiblement, les lie.

« Persistait (...) en moi un grand souci de rester juste envers un auteur que je n’ai cessé d’admirer (mais, cela ressort à l’évidence de ce texte, non sans de sérieuses réserves quelquefois) et envers un homme pour qui je n’ai jamais cessé non plus de nourrir une grande affection. »


 Philippe Jaccottet : Ponge, pâturages, prairies, Le Bruit du temps

jeudi 17 septembre 2015

Farigoule Bastard

Le village s’étale entre landes, éboulis, herbes rases, murs de pierres sèches et arbres rabougris. Un vent fou le traverse parfois. Il vient chauffer ou glacer les sangs des rares qui résident en ces terres de Haute-Provence. Farigoule Bastard est l’un d’entre eux. Berger, il vit seul là-haut, la plupart du temps dehors, se déplaçant au gré de ses bêtes.

« Il possède des moutons mais c’est une activité qui périclite. Lui-même vieillit dans un village minuscule, où l’on compte moins d’habitants que de doigts chez un homme normalement constitué, village en proie à une double impéritie : l’exode qui a frappé durablement la région, et l’arrivée de résidents secondaires, qui aiment les paysages de lavande et le soleil à mi-temps. »

La monotonie de son existence est brutalement rompue le jour où Farigoule Bastard reçoit – de la main de son ami le facteur Picris – une invitation à participer au vernissage d’une exposition qui lui est consacrée (il se demande bien pourquoi) dans une lointaine capitale, très précisément à Paris. Il décide de s’y rendre. Se prépare. Aiguise ses lames. Confectionne son bagage. Apprête la mule puisque c’est sur son dos qu’il va devoir chalouper, par monts et par vaux, pour atteindre une gare. Quelque part, au même moment, dans la contrée dépeuplée, son père, Farigoule lui aussi, semble sur le point de mourir. Cela ne l’arrête pas. Il lui faut suivre son instinct. « Lacer son destin ». Et en profiter pour concocter quelques haltes. Qui l’aideront à réarmer sa mémoire en revoyant les deux femmes (Celle et la Vieille) qui ont compté dans sa vie.

« La pluie ne cesse pas, et il reste encore quelques encablures avant la Vieille. L’humain est encore loin. Comme les montagnes deviennent derrière, deviennent hier, et qu’on aborde ce qu’on appelle crau, les activités se raisonnent.. »

Pendant que Farigoule Bastard s’éloigne, ses proches, restés au village, commentent son absence. Peu à peu, deux histoires parallèles et complémentaires se mettent en place. Il y a d’une part le cheminement de celui qui continue d’avancer vers la capitale et de l’autre les hypothèses qui commencent à circuler quant à son départ. La langue employée par Benoît Vincent pour donner vie aux différents cycles de « la geste de Farigoule Bastard » épouse la rugosité et l’éclat des paysages évoqués. Il adopte, pour cela, un lexique local âpre et judicieusement revisité qui ancre bien le récit dans ces lieux souvent désertés par l’homme, là où la parole, quand elle advient, sait se montrer tout aussi économe que précise. L’’histoire évolue, par saccades, au fil des pages. Elle change volontiers de narrateur. Déroule ses aléas, ses imprévus. Et multiplie les points de vue en faisant, au bout du conte, entrer Farigoule Bastard dans la légende.

« Vendredi, celui-là, Farigoule Bastard n’était pas descendu au marché. Là où il se gare d’habitude, il y avait un vide.
Certains ont à peine tiqué.
D’autres ont plaisanté / certains ont craint. »


Benoît Vincent : Farigoule Bastard, Le Nouvel Attila.
On retrouve Benoît Vincent évoquant Farigoule Bastard en trois temps ici même.


jeudi 10 septembre 2015

Les chemins de retour

Lire les romans de mémoire d’Alfons Cervera, c’est se familiariser assez vite avec des lieux qui résonnent ensuite longuement en nous. On se retrouve peu à peu en train de sillonner les rues de Los Yesares (le village) ou accoudé au comptoir de La Agricola (Le bar) en compagnie de quelques habitués qui retracent l’histoire du coin et tout particulièrement la chronique des années noires, la lutte contre le franquisme et le départ de plusieurs d’entre eux vers des contrées moins barbares. Les descriptions de l’auteur et sa façon de brosser les portraits de personnalités profondément humaines ne sont pas pour rien dans l’embarquement immédiat du lecteur pour cette petite ville espagnole où bat le pouls d’une œuvre étonnante.

« Mes romans naissent à partir d’un territoire moral qui est le lieu où je suis né, la maison où je continue de vivre tant d’années après, les personnages qui, avant de devenir des êtres de fiction, ont été et sont mes amis de toute la vie. »

C’est de ce lien étroit entre réalité et fiction qu’il est ici question. Pour Alfons Cervera, « elles sont presque toujours une seule et même chose ». Il lui suffit de retourner à Los Yesares (ou à Gestalgar, province de Valencia), là où ses romans prennent racines pour s’en convaincre. De nombreuses années se sont écoulées, bien des personnages ont disparu, certaines maisons sont devenues des ruines mais la mémoire collective, celle que tisse tout un chacun en la transmettant aux autres, et ce de génération en génération, reste vivante. Elle l’est même, et peut-être encore un peu plus qu’ailleurs, au sein du cimetière civil, dans l’enclos où reposent les morts clandestins, à savoir les suicidés, les « rouges » et les enfants nouveau-nés.

« C’étaient les années du franquisme. L’église catholique imposait ses règles. Seuls étaient inhumés en terre sacrée les corps incorruptibles de ceux qui étaient morts en état de grâce, tous leurs péchés absous par Dieu, la conscience tranquille d’une conduite irréprochable. Tout n’était que mensonge. Tout continue de n’être que mensonge »

Chacun des lieux évoqués et revisités dans ce livre est précédé d’une photo et d’un court extrait y ayant trait. Si Alfons Cervera y revient, c’est pour dire ce que constituent ces différents endroits dans son itinéraire. Se trouvent ici et là une part de lui-même et un fragment important de sa mémoire. Les relier à nouveau l’aide à cheminer assez sereinement dans son passé. Il explique comment sont nés certains de ses textes. Ce qu’il doit à ses proches. À tous ceux qui lui ont fait partager ce qu’il peut à son tour donner aux autres. En créant, adossé au réel. Conscient que le roman, tel qu’il le construit, ne ment pas.

« La fiction est le réel. Antonio Machado le disait : la vérité, on l’invente aussi. Les romans construisent une autre réalité. Comme s’ils mentaient. Mais ils ne mentent. »

 Alfons Cervera : Les chemins de retour, traduit de l’espagnol par Georges Tyras, Éditions La Contre-Allée.

mercredi 2 septembre 2015

Les grands arbres s'effacent

De l’homme sans qui ce livre n’existerait pas, on saura peu de chose. Son prénom n’apparaît qu’au détour d’une dédicace. On sait qu’il est mort. Qu’il est tombé. Que ce fut sans doute assez rapide et qu’à cette soudaineté de la disparition doit succéder un apprentissage de la patience, pour continuer à vivre, entre douleur et douceur, en évitant de trop ressasser le passé. C’est ce cheminement qu’amorce ici Véronique Gentil. Elle le fait en ne cachant rien du vide profond que constitue pour elle la perte de l’être aimé tout en s’employant à tenir debout dans un présent qu’il lui faut appréhender différemment.

« La nature apaise mon cœur. La nature et le silence des morts. Le silence des vivants attend toujours d’être saisi par la parole, fécondé par la parole. Le silence des morts n’attend rien, n’est incisé par rien, n’appelle pas. Il est. »

C’est avec ce silence qu’elle doit composer. Non pas en devenant elle-même muette mais en confiant, au contraire, des bribes de réalité à celui dont l’absence se transforme peu à peu en présence discrète, apaisante, intérieure, grâce en partie à la capacité qu’elle a à se laisser (presque méditative) porter par ce qui l’entoure.

« Je peux rester des heures à regarder ce que trame la lumière à travers le rideau, et comment elle fait apparaître les mouvements du monde. » 

S’absenter ainsi l’aide à se rapprocher du disparu. À qui elle dit, en strophes brèves, d’une voix posée et délicate, ce qu’il en est des arbres en fin d’automne, du frémissement des branches mises à nu, des travaux des champs, des fruits récoltés, des corneilles aux aguets, et ce qu’il en est également de lui, tel qu'elle l'imagine,  invisible, en embuscade, en attente d’un signe qui ne viendra pas, à peu près serein, libéré de bien des pesanteurs, enclin à se laisser « fléchir par le vent ».

« La première chose
que tu m’as apprise
est de ne pas avoir besoin
de preuve

Ta mort est ma maison
que pourrais-je donc craindre ? » 

C’est en anglais que Véronique Gentil écrit les poèmes (donnés également en traduction française) qui, en seconde partie du livre, sont adressés à celui dont elle dessine furtivement quelques traits d’une personnalité que l’on devine calme et attentive.
« Les hommes nous laissent en mourant une autre langue à écrire, en marge de ce que nous connaissons, de tout ce qui nous a jusqu’alors constitués. »

 Véronique Gentil : Les grands arbres s’effacent, éditions Pierre Mainard.

samedi 22 août 2015

Démolition

Il y a, en fil continu, dans ce recueil de poèmes de Jean-Christophe Belleveaux, (construit à partir d'éléments issus d'une déconstruction / démolition de quelques uns de ses recueils précédents) de la hargne, de la colère, des nerfs à vif, de l’impulsivité mais aussi une volonté de comprendre le mécanisme inquiétant de ce trop-plein de douleurs qui peut parfois modifier la perception de la réalité. Ces risques, pour le moins perturbants, l’auteur les connaît mais ne veut (et sans doute ne peut) pas les éviter. Il les traverse avec fougue en décidant de se colleter le monde tel qu’il est : peu fiable, peu audible, en guerre, affamé, grand dévoreur de vies.



« mettez donc un bémol à mon sang,
jaugez si vous pouvez : tout déborde,
à commencer par la langue
qui est elle-même au commencement. »

La langue, usuelle, qu’il adopte est tendue et directe. Aux abois, en rupture d’artifice. Ne recherchant pas plus la métaphore que le jeu de mots subtil. Elle est là pour dompter l’effet solitude tout en lui laissant assez de champ pour dire avec réalisme ce qu’il advient d’un homme qui se trouve debout sur une digue au moment même où celle-ci s’écroule, quand tout autour les fondations s’affaissent, quand le monde intérieur brûle aussi vite que celui du dehors, quand l’implosion menace, quand le burn-out demande sa part de cendres... C’est à cela, à cette déconstruction, bloc après bloc, d’un être qui ne se verrait bientôt plus que sous forme de fantôme errant en divers lieux de la planète que s’attache Jean-Christophe Belleveaux.

« je n’enflamme pas le coin
de la feuille de papier
je ne défenestre pas
mon envie de crier
j’aligne,
je fais avec. »

Si sa lucidité ne le rend pas plus serein, elle lui permet en revanche d’exprimer une souffrance légitime en la rattachant à celle des autres, en la minimisant (face à l’innommable), en la détournant aussi, en n’hésitant pas à se moquer de lui-même.

« ça s’effrite dedans, ça craque
et l’écriture jette ses oiseaux noirs
sur la page étale

vont finir par croasser idiotement
les mots »

On sent qu’il se tient à distance respectable du lyrisme. Celui-ci pointe parfois sa truffe humide. C’est un chien sympa qui gambade loin devant. Il n’est pas prêt à le suivre. Coupe court à ses élans. Et coupe également chaque poème d’un coup sec, avec en bout de texte un dernier vers en suspens qui évite la chute. Il choisit de rester concis et concret jusque dans ses doutes, ses fissures, ses plaintes, ses tentations extrêmes. Ne pas mollir, et ne pas, non plus, se démolir, l’aident assurément à aller de l’avant. Ce livre l’atteste.

 Jean-Christophe Belleveaux : Démolition, illustrations Yves Budin, Les Carnets du Dessert de Lune.

lundi 10 août 2015

Marco Pantani

Rennes, dimanche 15 février 2004. Une pluie fine, portée par un vent de Nord, Nord-Ouest, tombait en formant une sorte de rideau serré à travers le halo de lumière projeté par le lampadaire d'en face. Il pouvait être 6 heures du matin. Je prenais mon petit-déjeuner en écoutant la radio dans la cuisine quand l'annonce de sa mort est soudain venue briser la lente mise en route d'une journée qui s'annonçait semblable aux autres. Le flash était brutal et forcément inattendu. Le corps sans vie du coureur cycliste Marco Pantani, vainqueur du Tour de France 1998, avait été découvert la veille au soir dans une chambre d'hôtel de Rimini, célèbre station balnéaire située sur la côte Adriatique. Il avait trente-quatre ans. Une voix lointaine évoquait son parcours en dents de scie et parlait de l'immense solitude dans laquelle il se trouvait depuis des mois. Ceux qui lui étaient proches rappelaient qu'il ne s'était jamais remis de sa mise hors-course la veille de l'arrivée du Giro d'Italia 1999, course qu'il venait de survoler et qu'il s'apprêtait à gagner. Ce fut là le coup de grâce, le début de la fin, l'amorce d'une rapide descente aux enfers, et ce à peine un an après la plus grande victoire de sa carrière.

L'après-midi même, je me souviens avoir griffonné quelques lignes à son sujet. Non pas sur sa trajectoire fulgurante (celle d'une étoile filante) mais sur les images précises qui me revenaient et qui touchaient toutes à des faits de course dominés par ses imparables démarrages en montagne. Le spectacle qu'il offrait à ceux qui le voyaient progresser dans les lacets tressés des Dolomites, des Alpes ou des Pyrénées ne pouvait s'oublier. C'était un escaladeur hors-pair. Un solitaire qui savait dompter la montagne et enflammer ceux qui suivaient ses incroyables chevauchées à la télévision. Ce poids plume hissait avec maestria sa frêle carcasse sur des sommets où d'ordinaire seuls les chamois, les aigles et les marmottes se sentent à leur aise.

Si l'envie de lui consacrer un livre m'est venue assez vite, ne serait-ce que pour tenter de restituer les séquences les plus visibles de son parcours éclair (et souvent lumineux), cela s'est pourtant réalisé bien plus lentement que je ne le pensais alors. Il m'aura fallu dix ans pour y parvenir. Tout simplement parce que mon histoire personnelle s'est trouvée, durant la dernière décennie, jalonnée de morts. Que j'ai dû honorer. En restant d'ailleurs un temps silencieux puis en balbutiant avant de récupérer assez d'énergie pour revenir sur les destinées de mes père, mère, frère et sœur disparus. Chacun d'entre eux avait un rythme de vie particulier. C'est ce tempo que chaque texte dédié se devait d'acquérir. Pour Marco Pantani, il ne pouvait être qu'effréné, ponctué de séquences vives et avérées. Si j'ai tant tardé, c'est également par peur de trahir la personnalité de celui que l'on surnommait le Pirate. Avec un tel personnage, impossible de biaiser. Il fallait se documenter et bâtir un scénario qui n'ait pas l'air d'en être un. Puis suivre la chronologie des faits et avancer crescendo en suivant de près l'ascension – puis la descente vertigineuse – du petit grimpeur de Cesenatico. Pour cela, il était nécessaire d'aller voir comment s'en étaient sortis les écrivains qui avaient, un jour ou l'autre, choisi de créer en s'emparant d'un phénomène du même acabit. Quelques romans ou récits m'ont ainsi aidé (par leur unité, leur structure, leur élan narratif) à entrer dans ce monde (celui de l'écriture se frottant à une légende du sport) où je ne m'étais jusqu'alors jamais aventuré. Trois d'entre eux m'ont notamment permis de sauter le pas. Il s'agit de Courir de Jean Echenoz (conçu autour de l'athlète tchécoslovaque Émile Zatopek, éditions de Minuit), de L'échappée de Lionel Bourg (évoquant le cycliste luxembourgeois Charly Gaul, « l'ange de la montagne », éditions L'escampette) et de Tombeau pour Luis Ocaña d'Hervé Bougel qui capte les mots du vainqueur du Tour de France 1973 in extremis, au moment où il est en train de retracer, juste avant d'en finir, seul dans sa vigne, un fusil à la main, son parcours en 71 fragments incandescents (éditions La Table Ronde).

Aujourd'hui, onze ans après sa mort, je revois toujours Marco Pantani escalader la montagne avec cette souplesse de chamois qui était la sienne. L'homme secret, peu bavard, socialement peu habitué à la lumière, au point d'en être facilement aveuglé, n'aura cessé de me fasciner. Autant par sa volonté de dur au mal que par sa fragilité de jeune cycliste doué lancé dans le grand cirque d'un sport-spectacle qui aura fini par le broyer. Je n'ai aucun mal à le voir à nouveau secouer la meute pour se positionner loin devant. Il disparaît dans les virages, mangé par la foule qui s'écarte à peine pour le laisser passer, avant de resurgir peu après, arc-bouté sur sa machine, le visage ruisselant de sueur. C'est ainsi qu'il se présentait de temps à autre, sur des pentes très abruptes, seul à l'entrée de la dernière ligne droite. Il y avait en lui un magnétisme qui en a subjugué plus d'un. Je fus l'un de ceux-là. Spectateur ébahi. Bien obligé, comme tous les autres, de reprendre pied sur la terre ferme, celle de la dure réalité, un jour pluvieux du mois de février 2004. Mais heureux, tout de même, d'avoir pris le temps de feuilleter en sa compagnie quelques unes des pages de son livre de bord.

Vient de paraître : Marco Pantani a débranché la prise, éditions La Contre-Allée (en librairie depuis le 20 août).

dimanche 2 août 2015

Tête-Dure

Belgique, 27 octobre 1962. Tête-Dure joue sous la table dans l’appartement deux pièces où il vit avec ses parents. Il sait que le Peau Rouge en plastique qu’il essaie de planquer derrière un pied de chaise n’en a plus pour longtemps. Le soldat (tunique bleue) qui le traque depuis quelques instants se rapproche et va finir par avoir le dernier mot. S’amuser de la sorte l’aide à se détacher d’un quotidien peu reluisant qui est d’abord celui des adultes qui l’entourent mais aussi, par inévitables ricochets, de plus en plus le sien.

« Tête-Dure attend l’inattendu.
Il pense à contrecarrer le destin, mais il sent confusément que ce n’est pas bien, qu’il faut laisser le ruisseau couler dans son sens naturel. »

Sa famille n’est pas au mieux. Le monde non plus. À la radio, Kennedy vient de rappeler que l’ultimatum fixé aux soviétiques pour qu’ils évacuent les missiles installés à Cuba – et pointés sur la Floride – expire demain. La situation énerve le père qui boit de la bière en compagnie du voisin. Tous deux commentent l’état de la planète. Les analyses volent à ras de terre. Tête-Dure en reçoit quelques bribes. Ne comprend pas tout mais sent qu’il vaut mieux rester à l’écart. Garder cette position de repli qui est habituellement la sienne, surtout quand le père sort de ses gonds, ce qui lui arrive fréquemment. Ce jour-là, après le départ du voisin, furieux du repas qui tarde à venir, il s’excite, gueule, tourne comme un fauve dans la pièce et se met tout à coup à frapper sa femme.

« Tête-Dure ne voit pas l’instant où la main de Papa touche Maman. Il est incapable de dire à quel endroit elle a été touchée, mais il entend un bruit sec et terrible. Un bruit terrifiant de joue qui claque.
Et lorsque Tête-Dure desserre les paupières, il constate que Maman est assise sur le balatum, la jupe remontée jusqu’en haut des cuisses, et qu’elle pleure. »

C’est un microcosme en proie à de multiples déconvenues humaines et sociales, avec au centre des individus aux nerfs à fleur de peau qui dérapent à tour de rôle, faisant parfois valoir leur force physique, que Francesco Pittau ausculte dans un roman où la narration ramassée et les dialogues incisifs sont très percutants. Ce monde, composé de gens venus d’ailleurs (en l’occurrence d’Italie), est vu à travers le regard atterré d’un enfant qui encaisse tout sans rien dire. Ce qu’il perçoit de l’attitude des adultes (entre eux mais aussi à son égard) le persuade de se maintenir en retrait. Devenir presque invisible, parler le moins possible et avaler la boule qu’il a en travers de la gorge sont quelques uns des actes de résistance qu’il s’impose pour pouvoir continuer à rêver en gardant la tête hors de l’eau.

« Tête-Dure se rencogne dans le canapé. S’il le pouvait, il s’enfoncerait dans l’épaisseur des coussins jusqu’à disparaître et se mêler au rembourrage. »

Francesco Pittau : Tête-Dure, éditions Les Carnets du dessert de Lune.

jeudi 23 juillet 2015

Vie des hauts plateaux

La vie n’est pas simple sur les hauts plateaux. Le feu et l’eau s’affrontent. Et parfois brûle au milieu un être dont il faudra récupérer les cendres au plus vite. Le vent souffle fort. Il s’engouffre dans les têtes. Il y a de l’agitation dans l’air et du remue-ménage dans les couples. Ceux-ci se forment et se défont selon d’étranges tribulations et combinaisons qui visent à susciter des rencontres définitives entre deux personnes (peu importe leur sexe) qui semblent devoir s’accorder et dont on se demande bien pourquoi ils ne sont pas déjà ensemble. De telles modifications dans les habitudes des uns et des autres se préparent ardemment et demandent toujours quelques petits aménagements préalables, d’autant que les habitants du lieu vivent pratiquement tous deux par deux et qu’une place ne peut souvent se libérer qu’avec la mort d’un personnage. Celle-ci coule d’ailleurs de source. On meurt beaucoup sur les hauteurs. Rarement de vieillesse ou de maladie mais plutôt de rire, de peur ou de faim. Ce n’est pas le narrateur qui s’exprime en ouverture du livre qui dira le contraire.

« Comme c’était le dernier jour de ma vie, pendant que notre fils déjà adolescent était à l’école, je suis allé à la pêche avec ma femme. Elle avait pris sa retraite de la police pour l’occasion. Elle enchaînait les belles prises pendant que je m’emmêlais dans ma ligne. »

Quand un narrateur quitte la scène, un autre (ou une autre) le remplace au pied levé, pris lui (ou elle) aussi dans les innombrables bizarreries et absurdités d’un quotidien qu’il faut, vaille que vaille, assumer. En contournant la normalité et en respectant les nombreux dysfonctionnements en cours.
« La maison, quant à elle, attendait que je m’approche – qui que je fusse – pour prendre sa place définitive au jardin. »

Philippe Annocque aime chambouler les codes établis. Il s’en donne ici à cœur joie, fonce, cavale, multiplie les prises, s’offre de précieux interludes et repart de plus belle, à l’aventure, tenant son texte d’une main légère en laissant ses personnages libres de mourir ou de renaître à leur guise. Selon le bon vouloir de ceux qui s’amusent à les guider à distance, sans doute des marionnettistes, illusionnistes et virtuoses en train d’inventer, en compagnie de l’écrivain, des péripéties hautement saisies et décalées.


 Philippe Annocque : Vie des hauts plateaux, fiction assistée, éditions Louise Bottu.


mardi 14 juillet 2015

Quelques femmes

Il lui suffit de surprendre un geste, un regard, un mot, un sourire, une attitude, pour que naisse en lui l’envie d’esquisser le portrait de celle qu’il vient d’observer. Ceci se reproduit à seize reprises, dans un livre que Mihàlis Ganas dédie à quelques unes des femmes qu’il lui arrive de croiser au hasard de ses flâneries ou de ses rêves. Il avance tout en douceur, de façon concise, se tenant à l’ébauche, au croquis, pour saisir l’une ou l’autre lors d’une scène de vie ordinaire dont il découpe certains mouvements en pratiquant tout à la fois l’ellipse et la suggestion.

« Soudain elle soulève d’une main le livre ouvert à hauteur de poitrine et brusquement le referme comme un piège à mouches. Puis le rouvre avec précaution, souffle sur la page et me fixe droit dans les yeux. Je souris bêtement. »

Happé par ce qu’il voit, il ne peut s’empêcher d’imaginer certains traits de la personnalité de ces femmes. Il le fait en restant à distance, avec délicatesse et sobriété, ne se risquant jamais à s’immiscer dans une intimité dont il se sait exclu. Il ne joue pas non plus au voyeur. Il est simplement curieux et sujet au perpétuel étonnement. Fasciné également par un monde qui recèle, à ses yeux, des secrets qu’il ne peut qu’effleurer, y compris quand ce sont ceux de ses proches. C’est cela que son écriture, toute en retenue et pourtant dense, transmet avec une limpidité extrême, celle du poète qu’il est, et qu’il reste, jusque dans sa prose.


Mihàlis Ganas : Quelques femmes, traduit du grec par Michel Volkovitch, Quidam éditeur.
On peut retrouver le poète Mihàlis Ganas sur le site de son traducteur.

lundi 6 juillet 2015

Terre de colère

La colère, on le sait, est rarement salvatrice. Elle déstabilise autant celui qui l’exprime que celui (ou celle) à qui elle s’adresse, et ce quelle que soit la raison (bonne ou mauvaise) de son déclenchement. Les éclats qui sortent sans crier gare de ce volcan intérieur constamment mis sous tension sentent assez souvent le soufre. C’est ce que montre Christos Chryssopoulos dans ce court récit.

Il marche dans la rue, entre dans un atelier, pénètre dans une pièce (où un couple s’écharpe), glane des bribes de conversation, ne garde que l’essentiel, des dialogues qui n’en sont pas vraiment, pour pointer ici le mépris, là l’intolérance, ailleurs la haine de l’autre (qui culmine quand celui-ci est jeune, manifestant, étranger ou sans abri). Il guette la montée d’adrénaline infondée, le dérapage incontrôlé, le pétage de plomb gratuit.

« C’est une colère sans but précis. Pas une colère d’espoir. Ni une colère utile. C’est une colère aveugle, paroxystique, et lâche. »

Elle se déverse au quotidien. Au bureau, à l’école, à la gare ou sur le trottoir. Deux êtres suffisent pour qu’elle explose. Si d’aventure, l’un d’entre eux affiche un complexe de supériorité, s’autorisant dès lors à rabaisser quiconque oserait le contredire, elle peut jaillir assez vite. Il en va de même quand la paranoïa s’en mêle.

« CRS n° 1 : Je vais te buter, je vais te buter, je te dis.
CRS n° 2 : Mais range ça, t’es devenu dingue.
CRS n° 1 : Je vais le cogner, cet enfoiré, il va arrêter de se foutre de ma gueule, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais t’es malade ?
CRS n° 1 : Ouais, ils se foutent de notre gueule, tous ces cocos de merde, je vais le cogner.
CRS n° 2 : Mais qu’est-ce que tu racontes ? Range ce flingue
CRS n° 1 : Regarde-le, ce connard... je vais t’en coller une dans le cul, ouais. »

Christos Chryssopoulos entrecoupe son texte (porté par la déambulation et la réflexion) de scènes fugaces au centre desquelles ne se trouvent que deux ou trois personnages. Généralement, un seul hausse le ton. C’est celui qui est le plus remonté. C’est également le plus désaxé, le plus méprisant. Il provoque les autres. Qui préfèrent la plupart du temps rester silencieux ou s’esquiver plutôt que de répondre aux invectives. Ne pas s’emparer de la perche tendue par l’excité de service devient pour eux un premier acte de résistance. Une prise de conscience qui renvoie, avec perte et fracas, la colère à son envoyeur. Qui devra s’en dépêtrer tout seul.

« Nous vivons dans un territoire clos et soumis à une surveillance sévère. Sur un continent pour ainsi dire cerné de tous côtés par des barrières. Voilà pourquoi aujourd’hui nous finissons par être en colère en permanence. Mais nous vivons seuls les uns avec les autres, nous ne voulons personne à nos côtés, et notre colère se retourne inévitablement contre nous-mêmes. »


 Christos Chryssopoulos : Terre de colère, traduit du grec par Anne-Laure Brisac, éditions La Contre-Allée.

lundi 29 juin 2015

En territoire Auriaba

La famille Auriaba n’est pas née de la dernière pluie. Le premier à se faire connaître (un certain Ulysse Isidore Bioulbex) a vu le jour à Oualidia, sur la côte marocaine, le 20 octobre 1854. À la même date, Alphonse Allais et Arthur Rimbaud poussaient en France leurs premiers cris. L’histoire de ces trois-là va d’ailleurs, un temps, s’entremêler mais ce n’est pas vraiment sur elle que repose le roman de Jérôme Lafargue. Ce sont les descendants du dénommé Bouilbex qui se retrouvent sur le devant de la scène. Et ce d’autant qu’ils doivent affronter, à l’automne 2014, un épisode de vie très agité.

Le plus jeune d’entre eux, le petit Aupwean, dix ans, dont le père militaire est mort il y a peu (il a sauté sur une mine), a fugué et a été retrouvé inanimé au cœur de la forêt landaise. Tandis qu’il se remet lentement, son oncle Archibald, le narrateur de ce texte, accompagné d’un robuste taiseux, un franco-colombien surnommé La Serpe, bat la campagne pour tenter de capturer un énigmatique coureur de fond (à deux ou quatre pattes : on ne le saura que plus tard) sur la piste duquel sont également lancées police et milice locales.

Ce qui est sûr, c’est que l’escapade inattendue du dernier des Auriaba a ouvert une brèche dans la vie et l’imaginaire de ses proches. Qui s’y sont engouffrés avec avidité. Elle ravive de vieilles tensions. Ramène en surface des événements plus ou moins récents. Réactive des rêves qui circulent et passent d’un membre à l’autre de la famille (où tous les hommes ont un prénom qui débute par la lettre a) en enjambant l’espace et le temps en un clin d’œil.

« Le rêve appartient avant tout à la nuit, certaines communautés le considèrent comme un élément déterminant dans la conduite de leur bonne fortune. Il devient une manière d’accéder à des sujets humains, à des animaux ou à des esprits, et bien sûr aux multiples facettes de soi. »

Jérôme Lafargue mène son roman en jouant sur la force du rêve et sur les multiples possibilités qu’il offre à ses personnages. Il n’est pas rare de surprendre morts et vivants se rabibochant lors de nuits plus ou moins tourmentées. Il s’appuie sur eux tout en avançant sur trois fronts à la fois. L’un a trait à la traque en cours. Le deuxième tourne autour de la généalogie très décimée d’Archibald et le dernier met en place la personnalité en devenir du gamin de dix ans qui semble avoir reçu en héritage les fragments d’une histoire particulièrement chargée. Transmises par ses ancêtres, solitaires, rebelles, surfant sur terre ou sur mer, tutoyant le chamanisme, s’acoquinant volontiers avec les loups, il lui faudra bientôt composer avec les rudesses du passé en prenant garde de ne pas s’y laisser happer. Cela ne se fera pas sans obstacles. De nouvelles aventures et épreuves l’attendent. L’étonnante fin du roman précise qu’elles ne seront dévoilées que dans un livre à venir. Et concoctées, à n’en pas douter, de main de maître par un Jérôme Lafargue (toujours aussi affûté et en forme) qui n’hésite pas à sortir des sentiers battus pour donner libre cours à un imaginaire virevoltant.


 Jérôme Lafargue : En territoire Auriaba, Quidam éditeur.