lundi 13 juin 2016

La Scie patriotique

Ce sont ceux de la Ultième. Des féroces en quête d’adrénaline. Des déclassés qui hurlent dans la nuit noire. Des types bien décidés à en découdre. Ne demandent même que ça. Se battre, tuer, massacrer. Faire place nette tout autour. Il y a là Rigodon, Septime Sévère, Hilaire, le frère aumônier et beaucoup d’autres qui s’épuisent dans une guerre qui a des allures de 14-18. Tous vivotent à l’arrière, mal en point, avec croûtes,  herpès, diarrhées. Pris dans le froid et la neige, coincés dans des tranchées qui sentent la terre et le sang mêlés mais où ils se préparent néanmoins à fêter Noël, le temps d’un bivouac improvisé sous les bâches. Avec au menu une soupe brunâtre et un bout de viande. Un morceau qui a du mal à se frayer un passage en eux tant il leur rappelle les aboiements joyeux du chien Toto qu’ils sont tout simplement en train de bouffer, noyant leur effroi à coups de grandes goulées de schnaps.

L’infecte festin a pour effet de mettre instamment le feu à leurs boyaux, l’incendie se propageant très vite à leur cerveau, enclenchant une sorte de transe collective au cours de laquelle le seul officier qui tente d’élever la voix a le son coupé net, sa gorge étant tranchée en un quart de tour par la scie égoïne de Septime Sévère.

« Rigodon lançait les hip hip. Septime Sévère levait les bras. Ils le nommèrent empereur. À présent qu’il était chef les choses allaient changer. Les compagnies d’arrière-garde fusionnaient dans une division qui montait à l’ennemi. La Ultième était en route vers la gueule du diable. »

Après quoi, l’escouade zigzague à l’estime. Ils traversent des paysages abrupts. Tuent en cours de route. Des enfants, des femmes, des vieux qui s’étaient réfugiés dans une église pour tenter de sauver leur peau. Le soir, ils posent leur corps déglingué n’importe où. Se recroquevillent, dorment en grognant, ne rêvent pas beaucoup. Mieux vaut ne pas se trouver sur leur passage. Ce sont des joueurs-tueurs. Des types qui ont perdu toute humanité et qui suivent sans barguigner ce chef qui coupe tout ce qui dépasse.

« Ici pas de plainte. Mais trouver les cancrelats au frais dans la forêt, les enfumer. Détruire le nid. Pas de capture. Les faire crever. »
En à peine cent pages, en un texte tendu et ramassé, Nicole Caligaris tape juste et fort. Elle décrit avec précision la horde funeste en action, offrant au passage un terrible condensé de toutes les guerres en un seul roman, son premier, réédité, vingt après sa première publication, avec en prime douze dessins de Denis Poupeville, à qui elle dédie d’ailleurs son livre, expliquant, en fin d’ouvrage, comment il l’a aidé, grâce à de précédents travaux, découverts dans son atelier au moment où la guerre faisait de nouveau des milliers de morts en Europe (en Bosnie), à entreprendre l’écriture de La Scie patriotique.

« Ce qui a fait naître le texte et par quel mécanisme, je l’ignore. J’ai classé les dessins, j’en ai formé une suite. Et ce qui s’est passé, je suppose, c’est que j’ai changé de plan ce qu’ils représentaient. Voilà comment j’ai déplacé ces figures de Denis dans mon castelet littéraire. »

 Nicole Caligaris : La Scie patriotique, dessins de Denis Poupeville, Le Nouvel Attila.

dimanche 5 juin 2016

Bohumil Hrabal

L’œuvre de Bohumil Hrabal, l'un des grands écrivains tchèques de la seconde moitié du vingtième siècle, m'accompagne depuis le début des années 1980. Je relis régulièrement ses livres traduits en français, retrouvant à chaque lecture cet univers, celui des cafés et des bars de Prague, où le tonique raconteur d'histoires qu'il était allait puiser son inspiration. L'envie d'évoquer son parcours, sous forme de récit, après avoir été mettre mes pas dans les siens, là-bas en Tchéquie, est venue tout naturellement. Avec en tête l'idée de suivre l'homme et l'écrivain au fil de ses périples de Brno (en Moravie) où il est né en 1914, passant son enfance dans la brasserie familiale, jusqu'à Prague où il fréquentait assidûment Le Tigre d'or, le café très animé qui lui servit tout à la fois de quartier général et de refuge pour vivre le moins durement possible son exil intérieur.

« Dans ma bruyante solitude au Tigre d'or, je frémissais de mystère, d'alétheia, de ce qui attendait ma tête, de ce qu'il me faudrait maintenant raconter, de toutes mes expériences avec le totalitarisme. »

Choisir de ne pas quitter définitivement ce pays où il se sentait (à juste titre) traqué et où ses livres étaient interdits ne fut pas – on s'en doute – une partie de plaisir (1). Cette lutte incessante, Hrabal l'a menée avec les armes qui étaient les siennes : l'humour, la fantaisie, la palabre et la littérature. C'était un malicieux. Un être généreux qui aimait les autres. À commencer par ceux avec qui il partait naguère en virée dans Prague pour d'épiques tournées de bar en bar (le peintre et graveur Vladimir Boudnik et le poète-philosophe Egon Bondy) et ceux qu'il a côtoyé çà et là, au hasard des nombreux métiers qu'il a dû exercer en marge de son activité d'écrivain. Parmi eux, monsieur Hanta, l'ancien athlète chargé de pilonner des quantités de livres et qui mettra un point d'honneur à en sauver un maximum. Il est le personnage principal d'Une trop bruyante solitude, le chef d’œuvre de Hrabal.

« Je ne suis venu au monde que pour écrire Une trop bruyante solitude », disait-il.

La vie de Hrabal est bien trop foisonnante pour prétendre pouvoir la retracer en quelques dizaines de pages. À moins de se lancer dans l'écriture de la grande biographie qu'il mérite et qui n'a toujours pas vu le jour. Mon souhait, plus mesuré, était d'évoquer son œuvre et de le remercier (pour ce qu'il ne cesse de m'apporter) en revenant sur quelques fragments de son parcours.

A la fin des années 1980, Hrabal, qui aimait (quand on l'y autorisait) faire des escapades à l'étranger, et les restituer ensuite dans ses livres, entreprit un dernier voyage hors d'Europe centrale. Il alla aux États-Unis pour y tenir une série de conférences dans une dizaine d'universités. Il en rendit compte dans une série de lettres (Lettres à Doubenka) adressées quelques mois plus tard à celle qui l'invita là-bas. Il en profita pour juxtaposer à ses souvenirs d'Amérique le récit des manifestations qu'il suivait alors de près, chaque jour à Prague, et qui allaient aboutir à la « Révolution de velours », en janvier 1989.

« J'ai déjà les larmes aux yeux, déjà je les vois, ces belles jeunes filles et ces jeunes hommes, ces étudiants qui s'avancent graves et fiers car le destin ne passe pas à côté d'eux, mais marche avec eux et en eux, eux seuls sont à même de rayer le diamant de notre société ».

Un jour, que personne ne vit venir, l'écrivain tomba pourtant brutalement du cinquième étage de l'hôpital de Bulovka, où il était soigné. C'était en février 1997. Le soir même, et jusque tard dans la nuit, une longue veillée funèbre – avec bière et charcuterie à volonté pour mieux communier – fut improvisée au Tigre d'or. Ailleurs d'autres le saluèrent, en d'autres lieux, d'autres villes, en buvant également à la santé posthume du grand raconteur parti rejoindre son maître, Jaroslav Hašek, l'auteur du Brave Soldat ChvéÏk .

Il était (et demeure) l'un des rares bons vivants de la littérature.

L'ultime parade de Bohumil Hrabal, éditions La Contre-Allée (en librairie le 9 juin).

(1) Hrabal en parle dans cette courte vidéo 

jeudi 26 mai 2016

Alaska

On l’avait quitté au large de la Colombie britannique, dans l’archipel canadien de Haida Gwaii qu’il sillonnait en voyageur attentif, notant avec précision ce qu’il observait et ressentait sur place, relatant ses rencontres avec les habitants ou interrogeant la mémoire des lieux, et on le retrouve quelques années plus tard non loin de là, en Alaska, au nord-ouest du Canada, reparti pour un périple tout aussi concret et épatant.

« Je lis Montaigne, Le Voyage en Italie, avant d’aller vers le nord, le Klondike, le mont McKinley à 6200 mètres d’altitude, vers les grands glaciers. »

L’esprit de curiosité qui l’anime ne se dément jamais. S’il s’est, un temps, éloigné de ses proches, qu’il n’oublie pas pour autant, c’est pour découvrir, pour se familiariser avec cette « grande terre » qui le fascine, pour se frotter aux éléments (en l’occurrence la pluie, qui ne cesse durant son séjour) et pour côtoyer ceux qui vivent là. Il fait escale à Anchorage, la plus grande ville du territoire, y établit sa base arrière, habite dans une vieille maison en bois et se promène dans cette cité « quadrillée et quasi militaire » qui reste pourtant proche, hormis le port où l’activité est intense, de la nature et d’un certain monde sauvage.

« Au petit matin sous le ciel nuageux
C’est une ville étrange qu’Anchorage
Pas un passant je suis le seul homme qui marche
Seulement des voitures
Qui roulent dans de larges avenues
Qui vont vers la mort
Et qui m’éclaboussent »

Ici, et il en va de même aux abords de Juneau, la capitale, ou sur l’île de Kodiak, ou à Sitka, sur celle de Baranof, l’ours est omniprésent. On s’en méfie beaucoup, on le chasse aussi, on le vénère également. Il est sur ses terres. On en surprend parfois quelques uns en train de festoyer en « mangeant des palourdes géantes / pour accumuler des réserves de graisse avant l’hiver glacé qui les attend ».

« Il fait un sale temps
Et j’ai un œil ensanglanté
Le temps s’annonce très incertain
Jusqu’à mon départ pour Sitka.
Mais ce soir, par bonheur, je mangerai des fajitas d’ours
Et je boirais un Chardonnay Bonterra. »

Impossible, circulant dans ces parages rugueux, faisant halte ici ou là, dans ce vaste territoire (acheté par les États-Unis à la Russie en 1867) de ne pas évoquer les grands aventuriers (et explorateurs) que furent, en ces mêmes lieux, ou à proximité, James Cook, Vitus Béring et Jack London. Jean-Claude Caër ne peut les oublier. Ils sont non seulement logés dans sa mémoire mais aussi nichés dans son imaginaire. Il les convoque volontiers et les accompagne un instant en touchant de près des sites qui leur furent chers.

« Certains navigateurs ont longtemps cherché le passage du Nord-Ouest
James Cook arriva à Cook Inlet en 1778
(Maintenant Anchorage).
Il avait cherché le passage dans les mers sombres et glacées
Mais il fut tué à Hawaï lors de son troisième voyage.
D’autres suivirent. Vitus Béring fut le premier
À le découvrir sans le savoir.

Mais ceux qui le guident, qui lui permettent de mieux saisir la réalité, restent évidemment ces hommes et femmes qu’il rencontre longuement. Il partage leur quotidien. Les nomme. Explique ce qu’ils font. Il les cite parfois. Rappelle l’ingéniosité des Athabascan (les ancêtres des Apaches et des Navajos, présents en Alaska depuis des milliers d’années). Se sent parfois un peu perdu, debout au milieu des Totem poles qui se dressent çà et là. Et réussit, de poème en poème, à tisser le fil d’un récit extrêmement narratif qui n’est pas très éloigné du journal de voyage.

 Jean-Claude Caër : Alaska, éditions Le Bruit du temps.


mercredi 18 mai 2016

Le bleu du ciel est déjà en eux

C’est un monde bien réel – et on ne peut plus actuel – que traversent les neuf personnages que suit ici, en autant de récits, Stéphane Padovani. Chaque texte est introduit par un verbe (traduire, se noyer, éclairer, brûler, garder) qui se retrouve immédiatement en prise directe avec l’histoire (ou plutôt le fragment d’histoire) évoquée.

Tous ceux qui hantent ces pages sont des êtres touchés, fragiles, esseulés, dérivant dans une Europe mal en point en cherchant de nouveaux repères pour se poser et se reconstruire. Ils ont assez d’expérience pour savoir qu’il est impossible de s’en sortir seul et qu’aller à la rencontre des autres ne doit se faire sans solliciter, en aparté, l’être créatif et secret qui vit en eux. Le caresser dans le sens du rêve peut parfois apaiser les blessures d’un passé trop prégnant et ouvrir les fenêtres d’un univers étrange et onirique avec, à la clé, l’apparition fugitive de quelques fantômes.

La plupart d’entre eux sont des déracinés. Ils vivent à Athènes, à Paris, à Prague ou à Lisbonne. Ont du mal à communiquer, tant à cause de la langue que de leur façon de vivre. Mais il leur reste leur inconscient, chargé de petites bombes à retardement, qui s’enclenche souvent au quart de tour, générant des hallucinations en leur rappelant certains épisodes d’un passé douloureux. Ainsi, tandis qu’autour d’Athènes les arbres brûlent, un solitaire croit voir sa fille (celle-là même qu’il avait laissée seule une nuit entière dans sa voiture garée sur le parking d’un night-club, ce qui ne cesse d’exacerber sa culpabilité) passer telle une torche, en un éclair, sous ses yeux. À Paris, une femme (qui s’apprête à partir en mission au pôle Sud) cherche une locataire (qu’elle paiera) pour que la mémoire et les affaires de son fils, l’une des victimes du terroriste d’extrême-droite Breivik, ne soient pas abandonnées en son absence. Ailleurs, une autre croit reconnaître son frère à la télévision. Il vit sous une toile de tente au bord d’un canal. Elle part, avec l’espoir de le récupérer, pour une rencontre fictive qui aura lieu à l’endroit même où il s’est noyé quinze ans plus tôt.

« Il était là, sur un banc, caché par le col dur de sa veste. Je voyais des volutes s’élever au-dessus de lui. Il jetait du pain à un couple de cygnes. Quand je me suis approchée, les cygnes se sont éloignés. Ils sont remontés en amont vers des roseaux sauvages. Je me suis assise près de lui en évitant de le toucher. »

Il ne faut pas plus d’une seconde à ces êtres déboussolés, en quête de consolation, pour plonger en eux-mêmes. Ils en reçoivent des éclats venus de la boîte noire où sont leurs souvenirs, basculent dans un monde mystérieux et en ressortent portés par un impérieux besoin de vivre, quelque soit la réalité. Ce passage rapide dans le fantastique aide chacun des personnages de Stéphane Padovani à poursuivre sa route. Ce ne sont pas des perdants. Et pas non plus des battus d’avance. Et encore moins des victimes qui demanderaient que l’on pleure sur leur sort. Ils gardent en eux assez de ressource intérieure, qu’ils vont piocher dans un insoupçonné minerai intime ("ce bleu du ciel" qui "est déjà en eux") pour transcender le présent.

 Stéphane Padovani : Le bleu du ciel est déjà en eux, Quidam éditeur.


mardi 10 mai 2016

Mailloux

Revoilà Jacques Mailloux, ce "flot" de sept, de quatre, de huit ou de douze, salué ici même il y a dix ans, et qui revient nous dire qu’il n’en a pas fini avec ses confessions éclatées. Il entend bien poursuivre, verser encore, en une nouvelle édition, quelques unes de ses aventures épiques à notre connaissance, lui le gamin frondeur et têtu qui avance en zigzag au gré de son âge, coincé entre un père autoritaire (et néanmoins porté sur la bibine) et une mère nerveuse qui crie, s’emporte, le rapetisse, en fait la risée du village, et ce au seul motif qu’il a de sérieux problèmes de robinetterie, s’oubliant en plein sommeil au point de mouiller une paire de draps chaque nuit.

« Un pissou loge en ce lieu, disent-ils, cette maison est maudite. Tes pensées les plus affreuses, Mère Mailloux, traversent l’espace et tombent en phrases dans l’esprit de tous ceux qui dans le monde savent entendre le grincement matinal et criard de ta corde à linge alors que sont suspendus les draps maculés de ton fils pissou. »

De nombreux morceaux d’enfance lui restent en travers de la gorge. Certains sont burlesques, d’autres pénibles et ténébreux. Le mieux, pour s’en débarrasser, est encore de les revivre en repartant du début, en ouvrant cette trentaine de tableaux (qui sont autant d’épisodes et de chapitres courts) par celui où on le voit s’échapper d’un traîneau, laisser ses parents en plan, et sa « mère monstre » crier, et son père s’activer pour le déloger, à coups de pelle, de sous une voiture à l’arrêt dans la neige.

« J’ai fait le mort. J’ai fait le mort et puis ç’a cessé d’être un jeu, c’était trop long. Le père Mailloux m’a poussé du dessous du char à l’aide d’une pelle, la mère Mailloux m’a cueilli de l’autre côté. Elle a secoué la neige de mon habit, elle ne riait pas, le père Mailloux non plus ne riait pas, on a regagné le traîneau, j’ai dormi le reste du trajet. »

On le voit tour à tour seul dans la chambre de sa mère, ou  en camp de survie, ou perdu dans un grand magasin, ou tenant « une torche afin d’aider son père », ou passant la nuit chez tante Génisse, ou encore perché dans un arbre, ou bloqué dans "le char" familial sans chauffage en allant fêter un Noël sous la neige chez son parrain. Autant d’aventures colorées et hallucinées, transcrites avec fébrilité, toutes traversées par les aléas dus à ce tuyau qui fuit et qui fait de lui une sorte de paria honteux et solitaire.

« J’ai entendu le pire blond dire à des parents qui le visitaient, dans l’intimité des rideaux beiges à ses parents qui le visitaient je l’ai entendu dire que j’étais en face un Mailloux qui pissait dans la nuit. Quand j’ai entendu ça, un soir, la mère et le père Mailloux se tenaient auprès du lit où j’étais sur le dos, c’est entré dans leurs oreilles avec la honte noire habituellement liée au sexe et à la mort, la mère Mailloux s’est mise à pleurer. »

Ce qui porte haut l’épopée du "flot" Mailloux, en plus des contes cruels ou désopilants qui s’y succèdent, c’est la langue du québécois Hervé Bouchard. Elle est poétique, étirée, ponctuée d’expressions orales, finement travaillée et dotée d’un souffle très tonique. Un flux extraordinaire mis au service d’une langue inventive, imagée, immédiate et débridée qui embarque le lecteur dans une série d’équipées haletantes.

 Hervé Bouchard : Mailloux, Histoires de novembre et de juin, Le Nouvel Attila.

lundi 2 mai 2016

Un nord en moi

Pour qui ne connaît pas (encore) le travail du peintre Jérôme Delépine, ce livre est plus que précieux. Lionel Bourg dit ce qui l’attire dans le parcours de l’artiste en s’appliquant à bien cerner sa démarche. Il débute par les portraits étranges et inquiets de jeunes enfants (puis d’adultes esseulés) peints en s’inspirant de vieilles photos de famille.

« Des gamins (…) émergent, qui se frottent les prunelles, captifs d’une stupeur d’autant plus carcérale qu’elle obéit à sa conscience végétative. »

Il y a dans le regard de ces êtres étonnés, égarés et mélancoliques, une réelle proximité avec les reclus chers à Jean Rustin. Lionel Bourg souligne ces affinités tout en notant ce qui s’avère unique ici. Jérôme Delépine n’a qu’un œil valide. Et encore : deux petits dixièmes font que sa vue se trouble rapidement, lui offrant un champ de vision rétréci. Ceci explique en partie le halo lumineux toujours un peu flou qui apparaît derrière ses portraits et ses paysages, ces lieux qui semblent flotter dans une clarté pâle où prennent place arbres, terres bosselées, ciels tourmentés, feux lointains et silhouettes perdues. Un monde fascinant vu (prolongé et imaginé) par le regard blessé d’un peintre qui œuvre sans discontinuer.

« Jérôme Delépine n’en fait pas mystère : "Je, c’est celui que je cherche en moi, celui dont je porte la mémoire". »

Et si cette recherche passe par le travail et la création, elle passe également par les autres, et tout particulièrement par les grands peintres que cet autodidacte considère comme ses maîtres : le Caravage, Turner, Rembrand. Lionel Bourg y ajoute, fort à propos, de nombreux autres, qui vont des fresquistes de Lascaux à Paul Rebeyrolle en passant par Goya, Bacon, Munch ou Fautrier, qui, eux aussi, et de tous temps, « n’ont brossé que ça : de l’inaudible, des corps dépenaillés, des délabrements, des apothéoses, des vertiges. »

Circulant de toile en toile, glissant dans les méandres, y trouvant autant de fraîcheur que d’incandescence, s’appuyant régulièrement sur son itinéraire, sur ses découvertes et ses émotions, Lionel Bourg explique aussi comment ces lavis couverts de givre, « ces mousselines pailletées de pollen », ces éclats constellés de perles, ont le don de réveiller en lui une grande part de nord.

« Nord des marées en loques remontant les estuaires jusqu’aux confluences hanséatiques des épices et des thés de Chine. Nord des trafiquants. Des diamants. Nord du délire, des pierres de folie dans les boîtes crâniennes.
Nord d’Ostende à Dunkerque, où je crus pouvoir lapider le ciel.
Nord d’un cri qui résonne toujours. »

Nord vers lequel se dirigent inexorablement le peintre et l’écrivain, chacun à sa manière, tous deux nomades, avançant en se référant à la plus précieuse des boussoles : celle dont le magnétisme se trouve directement relié à leur propre mémoire.


Lionel Bourg : Un nord en moi, peintures de Jérôme Delépine, éditions Le Réalgar


jeudi 21 avril 2016

Figures qui bougent un peu et autres poèmes

Entrer dans un livre de James Sacré c’est d’abord voir bouger sous nos yeux tous ces morceaux de vie éparpillés qu’il na de cesse de sauvegarder, qu’il met bout à bout, presque toujours au présent, qu’il travaille, qu’il pétrit, qu’il manie à la façon d’un artisan, dans ce qu’il nomme parfois sa « boulange », nous embarquant tout autant dans son quotidien que dans les méandres de sa mémoire. Celle-ci aime s’émouvoir au contact d’un paysage, d’un décor urbain, d’un changement de temps ou d’une couleur (souvent le rouge des tuiles ou le vert de l’herbe) et profiter d’un détail, d’un geste, d’une situation particulière pour se réactiver à l’improviste. Elle passe aisément de la Nouvelle-Angleterre (où l’auteur a longtemps vécu, et où se situent plusieurs séquences de ce livre) à la ferme familiale de Cougou en Vendée (où est l’ancrage familial et paysan qui demeure intact et réconfortant).

Le ton de ces Figures qui bougent un peu est donné dès le premier poème. C’est un chant lent qui emporte. Et qui berce, apaise et évite les brusques embardées pour guider le lecteur dans de très riches sinuosités. Le poète a pourtant l’impression d’avancer dans de trop pauvres images et s’en excuse presque, s’en veut de ne pas être assez précis, de devoir sans cesse se reprendre, se demandant si le mot choisi est le bon, si la séquence, la« figure » approchée, tient vraiment debout, si l’ensemble n’est pas trop empreint de redites. Or, ce sont justement ces doutes, ces hésitations, ces imprécisions revues et réparées, ces paysages divers, ces moments brefs captés en un éclair et leur accumulation qui font, en s’associant pleinement, la force de ces poème.

Il avance à coup d’infimes variations. S’interroge et parle au lecteur. Lui propose d’effectuer un bout de route avec lui, le temps d’un livre qu’il construit patiemment, à son rythme, en enchaînant les figures (il y en a 46 au total, ce peut être un pigeon mort dans un caniveau, ou une sensation de bien-être, ou une appréhension de la mort, ou un toit qui rutile au soleil, ou l’ambiance d’un jour de Toussaint, ou une approche de la musique – Mozart ou Monteverdi – de nuit sur un vieil électrophone) tant aux États-Unis qu’à Paris ou en Vendée, dans des mouvements qui suivent les lieux et les saisons. Il se pense maladroit, peu habile, mal à l’aise avec les mots qu’il aime et qu’il assemble dans cette langue qui lui est propre et qui semble de temps à autre boiter alors qu’elle chemine bel et bien sur la page, gaillarde s’il le faut, vivante comme peu d’autres, avec ses racines qui se nourrissent en profondeur de tournures empruntées au patois Poitevin et à un vieux français dont il sait déjouer les pièges en tirant sur quelques unes de ses ficelles avec subtilité.

« Le pays que je parle c’est pas loin dans le temps c’est vivant
mais rien d’organisé les buissons les jardins tout
mal délimités les arbres s’en vont
dans les campagnes d’à côté aussi le patois
c’est pas comme un cœur central à préserver
plutôt comme un pâtis laissé les autres
le traversent les grandes herbes cassées
quand j’y pense avec un poème ça
détruit ça refait le pays. le cœur est à côté. »

Antoine Emaz, qui donne une préface lumineuse à cet ensemble, rappelle combien chaque titre de James Sacré est en soi un livre à part entière et non un recueil de poèmes. Quelque chose de mal raconté, deuxième livre réédité dans ce volume, en est l’exemple type. Il y a là une volonté de construire page à page un ensemble qui doit trouver son unité grâce aux différents lieux, paysages, émotions et sensations que l’auteur découvre, explore et retranscrit avec ses outils. Fidèle à sa méthode, il pose ses poèmes au fur et à mesure de leur écriture, en suivant les étapes d’un périple qu’il effectue à travers plusieurs états américains. Il veut faire entrer la narration dans son livre et y parvient à sa manière. En racontant, « mal », précise-t-il, mais en racontant tout de même son parcours en zigzag de villes en petits bourgs, avec patience et légèreté, mettant à profit son sens de l’observation et sa grande disponibilité. Il est happé par ce qu’il voit. Et tient non seulement à l’écrire mais aussi à le rattacher à ces multiples fragments de mémoire qui affleurent, le ramenant régulièrement à son enfance et à ses paysages fondateurs.

« Maintenant les rues pauvres d’un petit bourg américain
chambranles et seuils en bois gauchis plaques de matériau goudronné ça ressemble
à des coins sales d’un village en Vendée tout ça
devient la solitude et la familiarité mélangées rien
quelque chose de mal raconté. »

L’ouvrage se termine avec en sa troisième partie la réédition d’Une petite fille silencieuse, un ensemble qui bouleverse et touche profondément. Sacré y dit la maladie et la mort de l’enfant (Katia) à qui il dédie son livre. Ce qui marque, c’est sa pudeur. Mêlée à une voix douce, presque caressante, qui murmure et s’adresse à celle qui n’est plus. La mort de la (de sa) petite fille est d’une extrême gravité. Il ne veut pas en rajouter. Ne pas sombrer dans une détresse sans nom. Ne pas, non plus, attiser la pitié (des autres). Ne pas mettre en scène ce qui doit rester secret, ne pas tirer sur le fil du pathos mais plutôt tenter d’apaiser la douleur en lui parlant calmement, en la rendant présente, par intermittences, à ce monde qui parfois, et cela paraît injuste, éclate de beauté alors que quelque part quelqu’un, inévitablement, pleure la perte d’un enfant.

« Le mouvement que fait dans la fenêtre tout un feuillage d’arbre
Immobile à des moments, puis soudain
Comme emporté presque pressant,
C’est sans rapport sans doute avec toi qui n’es plus rien mais
Tu aimais t’asseoir aussi devant le monde qui respire.
Il respire encore et dans ses mouvements d’arbre
Est-ce que j’ai tort d’entendre ton affection d’enfant qui s’inquiète ? »

Rien n’est dit du nom de la maladie. Ni de l’âge de la petite fille. Que l’on voit subrepticement vivre avec des appareils qui l’encombrent quand elle se déplace dans sa chambre d’hôpital. Elle se demande bien pourquoi cela lui est tombé dessus. Ce qui se passe avant et après la disparition, il le murmure avec une grande retenue. Seul, face au silence, prononçant des mots simples (« Les mots je les voudrais / Avec un sens facile / À comprendre dans ce poème ») à l’adresse de la petite fille silencieuse qui, lui semble-t-il, peut parfois l’entendre, et même le rejoindre, quelque part, « dans l’énorme solitude du monde.

James Sacré : Figures qui bougent un peu et autres poèmes, préface d’Antoine Emaz, Poésie / Gallimard n° 510

On peut retrouver longuement James Sacré en se plongeant dans le livre très complet que vient de lui consacrer Alexis Pelletier aux éditions des Vanneaux, au sein de la collection "Présence de la poésie". Essai (une minutieuse et impeccable étude titrée James Sacré – Figures de l’accueil, un entretien, un choix de poèmes, un cahier photos et une bibliographie complète forment un ensemble qui permet de mieux appréhender cette œuvre importante et foisonnante.

mercredi 13 avril 2016

Infini - l'histoire d'un moment

Celui qui s’exprime ici, répondant à la demande d’un journaliste qui le questionne, s’appelle Massimo. Il fut, pendant de longues années, le majordome de Tancredo Pavone, un compositeur d’avant-garde aujourd’hui disparu. Nul autre que lui ne peut décrire avec autant de précision la personnalité complexe d’un créateur qui se révèle être la plupart du temps tranchant, impertinent, acerbe, orgueilleux (et probablement invivable) tout en se montrant extrêmement exigeant dans sa démarche et dans sa relation aux autres. C’est un solitaire qui peut à l’occasion s’avérer chaleureux et, par certains côtés, comique (mais sans le vouloir). Les divers traits de son caractère ombrageux, y compris les plus secrets, sont dévoilés grâce à cet homme de confiance auquel il lui arrivait de parler longuement, en particulier dans ses derniers mois, quand il se laissait aller en évoquant sa vie, ses origines aristocratiques, sa Sicile natale, ses nombreux voyages, ses conquêtes, ses incessantes réflexions et son assujettissement total à son art.

C’est bien à une plongée (vertigineuse) dans le monde de la création que nous convie Gabriel Josipovici. C’est elle qui façonne la personnalité de T. Pavone. Et c’est par le petit bout de cette lorgnette (ô combien restrictive) qu’il voit le monde et perçoit les êtres qui y vivent.

« Toute ma vie, a-t-il dit, j’ai senti ce désir de manger le monde parce que je l’aimais tant, de le manger et de l’ingérer et d’en faire une partie de moi. C’était la même chose avec les femmes, Massimo, m’a-t-il dit. Manger et ingérer. Mais bien entendu, Massimo, a-t-il dit, on ne peut pas manger le monde. On ne peut pas manger une femme. Et ainsi on bat en retraite, frustré et découragé, jusqu’à ce qu’on soit repris par le désir. »

Le compositeur semble souvent se parler à lui même. Il exprime ses doutes et ses déconvenues. Dit ses parti-pris. Ses difficultés à passer du conscient à l’inconscient. Ses nécessaires remises en question. Ce que son parcours et ses voyages, notamment celui qui l’a mené au Népal, lui ont appris.
« Ordre et travail assidu. Voilà les clés. Bien entendu, a-t-il dit, sans une réorientation radicale du moi telle que je l’ai expérimentée au Népal, ni ordre ni travail assidu ne porteront de fruits. »

Tous ceux qui travaillent pour lui doivent être dévoués à sa musique. Leur rigueur est requise, qui s’applique également aux multiples détails qui participent de la vie quotidienne.

« Si on se lève pour boire un peu d’eau ou pour répondre à un besoin naturel et qu’un talon était plus bas que l’autre, provoquant une claudication lors de la traversée de la pièce, pensez à l’effet que cela aurait sur la musique. Pensez que, en retournant à son bureau, cette claudication serait logée dans votre corps et surgirait dans la musique que l’on est en train d’écrire. Nous ne voulons pas de musique qui claudique, a-t-il dit. »

Il en va de même pour la qualité de ses cravates et de ses costumes. Tout doit être, toujours, en parfait état. La musique ne tolère pas le moindre froissement. Et pas, non plus, la moindre tache. Quant à ses repas, il faut qu’ils soient équilibrés. Une fausse note sur la partition biologique pourrait avoir de graves conséquences. Chez lui, le hasard n’est pas de mise, l’esprit doit en permanence escalader les parois d’un monde intérieur de haut niveau et chaque discussion ne peut qu’être intellectualisée, poncée, frottée, aiguisée sur la pierre d’une culture époustouflante. Du coup, ses amitiés se raréfient. Seuls Henri Michaux et son chat Ronaldo, qui l’accueillent à bras ouverts à chacune de ses haltes parisiennes, lui resteront fidèles.

« Michaux était mon ami le plus proche, personne n’était autant mon ami. Michaux et son chat Ronaldo. »

Gabriel Josipovici s’est appuyé sur la vie et l’œuvre du compositeur italien Giacinto Scelsi (1905-1988) pour bâtir ce roman envoûtant et passionnant.

 Gabriel Josipovici : Infini – l’histoire d’un moment, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, Quidam éditeur.


lundi 4 avril 2016

De la poussière sur vos cils

Ce sont des mots simples, justes et précis. Qu’il a d’abord fallu aller chercher dans les mémoires, puis assembler pour revenir sur des faits que l’auteur n’a pas vécu mais dont il est néanmoins l’un des dépositaires. Redonner voix à ceux qui ne l’ont plus (en l’occurrence « elle et lui ») en remontant le temps en leur compagnie est sa mission première.

« Elle (avalant une dernière fois sa salive) :
Où sommes-nous ?

Lui (vide) :
Non loin du mur.

Où est le mur ?

Ici et là.

Elle regarda.
Elle cria
(dans son ventre ou sa poitrine elle a crié – heurtée par sa mémoire). »

C’est ainsi que débute le livre de Julien Bosc. On perçoit, d’emblée, que ce commencement est en réalité synonyme de fin pour ceux qu’il évoque. Il les fait dialoguer et aide à entrevoir ce que « le miroir sans tain de la souvenance » n’a pas totalement réussi à effacer. Quand celui-ci s’est brisé, il ne restait rien (si ce n’est un filet de voix, un écho lointain) de ces deux corps démantibulés. Qui avaient toutefois, auparavant, donné vie à ceux qui, de génération en génération, porteraient, quoiqu’il arrive, cette souffrance en eux.

« Quelqu’un cette nuit écrit à partir d’une mémoire qui n’est pas la sienne mais lui appartient cependant car par lui il nous est offert de n’être plus oublié, puisqu’il vit dans notre souffrance. »

Cette souffrance n’est pas simplement décrite et portée : elle est transcendée, expulsée, non pas oubliée (« comment pourrions-nous oublier, où trouverions-nous le droit d’oublier ce que nous ne pouvons raconter ? ») mais ciselée pour pouvoir enfin passer d’un corps (d’une tête, d’une mémoire) à l’autre en devenant de plus en plus apaisée. Pour se tenir droit, debout, sans trembler et sans ciller devant les exterminateurs d’hier. Ou de demain.

Ce qui frappe dans ce livre (que l’on sent patiemment pensé, posé, tissé), en plus de la douceur des voix qui s’expriment, c’est la générosité de celui qui, souffrant avec les victimes – et notamment celle, très proche, qui fut hospitalisée, bien des années plus tard, suite à ces déflagrations à retardement – parvient, par ses mots, par sa façon de toucher le paysage et par les dialogues (d’outre-vie) qu’il instaure, à insérer une fragile humanité là où il n’y en avait évidemment pas.

 Julien Bosc : De la poussière sur vos cils, éditions La Tête à l’envers


vendredi 25 mars 2016

Des voix dans l'obscur

Elles viennent de loin ces voix détachées des êtres qui les portaient tout en continuant pourtant d’émettre, à destination des vivants, des messages (des plaintes, des cris, des souvenirs) qui lacèrent le présent. Elles empêchent celle qui ne cesse de les entendre de trouver ce calme auquel elle aspire.

« j’écris pour m’extraire de leurs songes
rejoindre les vivants »

Se faufilant dans l’invisible, semant des chapelets de mots entre les cailloux, sous la terre, dans l’eau des rivières, parfois même au fond du puits qu’est devenu – à force d’encaisser – un corps anéanti par ce trop-plein de paroles emmêlées, elles ne reconnaissent pas plus le jour que la nuit et parlent en continu.

« la solitude connais pas n’ai jamais connu même au fond de mon corps lorsqu’il ressemble à un puits
la solitude j’en rêve quelquefois
ce serait reposant »

Il faudrait, pour cela, que les morts (et porteurs de morts) payent leur dû au silence, qu’ils acceptent de vivre ailleurs, qu’ils cessent de tirer vers le bas – vers un passé révolu – ceux qui ont encore, pour un temps, les pieds sur terre. Et si c’est trop leur demander, et manifestement ça l’est, reste à trouver des subterfuges et à s’armer pour ne pas sombrer sous leurs incessants coups de boutoir. C’est ce que fait Françoise Ascal. Elle sait que ces voix qui la traversent appartiennent à des êtres qui lui étaient chers (« ce sont mes bourreaux / mes aimés ») et qu’elle ne pourra les faire taire. Elle peut, par contre, et c’est ce qu’elle met ici en place, détourner leur trajectoire initiale, couper la route terre-chair, se saisir du moment présent, se rapprocher du paysage qui bouge autour d’elle, tout en nuances et en variations, pour atténuer leurs effets et leurs incessants retours en arrière.

« loin de l’ocre éventré
loin des éclats métalliques abreuvant les sillons
loin des croix alignées blanches blanches à perte de vue »

Elle ouvre des brèches en elle. S’éprouve en quête de signes, de sons, de sens. Note d’infimes bruissements de vie. Trouve et assemble des mots simples. Eux aussi viennent de loin. Mais à la différence des voix, ils sont capables de créer un équilibre fragile entre un corps douloureux et une pensée qui aimerait s’apaiser, en un siècle qui (elle le répète régulièrement) ne s’y prête guère.
« peut-être est-ce mon corps troué que je cherche à rejoindre dans la moindre faille »


Françoise Ascal : Des voix dans l’obscur, dessins de Gérard Titus-Carmel, éditions Aencrages.
Une présentation et un extrait de ce livre ainsi qu’un entretien entre Françoise Ascal et Dominique Dussidour figurent, sur "remue.net", dans le Cahier revue du mois de décembre. C’est à lire ici.

Un autre ouvrage de Françoise Ascal, Le fil de l’oubli, précédé de Noir Racine, publié une première fois par les éditions Calligrammes en 1998, vient d’être réédité (accompagné de monotypes de Marie Alloy) aux éditions Al Manar.

Vient également de paraître : Un bleu d'octobre, éditions Apogée.


jeudi 17 mars 2016

Charles Plymell

Proche des poètes de la Beat Generation, Charles Plymell, qui a commencé à publier dans les années 50, est né en 1935 à Wichita, Kansas. Plusieurs de ses livres, dont le plus connu, The last of the Mocassins, ont vu le jour grâce à City Lights, la maison d'édition de Lawrence Ferlinghetti. Fin 2007, les éditions Wigwam avaient publié un choix de poèmes, traduits par Jean-Marie Flémal. Il avait alors répondu aux questions du poète français Alain Jégou, qui était l'un de ses amis de ce côté-ci de l'Atlantique. Leur entretien (qui fut publié simultanément sur le site des éditions Wigwam et dans la revue Spered Gouez) est reproduit ci-dessous, et ce au moment même où les éditions Lenka Lente publie en édition bilingue Apocalypse Rose, poème électrique de Plymell, publié une première fois en 1966 dans le City Lights Journal.

Alain Jégou. Charles, tu es né près de la ville de Wichita, dans le Kansas. Peux-tu nous raconter comment s’est passée ton enfance ? Et nous parler de tes origines cherokees ?
 
Charles Plymell. Ma grand-mère a connu la Piste des Larmes, quand les Cherokee ont été chassés de leurs terres ancestrales, dans le sud-est du Territoire de l’Oklahoma, sur l’ordre du président Jackson, une autre crapule rapace et tyrannique, assez dans le genre de Bush. Le nom de ma mère était Sipe et ses ancêtres européens se sont établis en Virginie dans les années 1600. Les ancêtres des Plymell viennent de Bretagne et d’autres régions de l’Europe. Ils ont débarqué, puis ont émigré vers l’Ouest au début des années 1700. Durant cette migration vers l’Ouest, l’un d’eux a épousé une Indienne wyandotte, dont la tribu fonda Kansas City, qui se trouve d’ailleurs actuellement dans le comté de Wyandotte, au Kansas.
Mon second nom est Douglass et il y a un faubourg de Wichita qui porte le nom de la partie écossaise de la famille. Ma prime enfance, je l’ai passée plus loin à l’ouest des plaines du Kansas, près du Territoire indien, où il y a aujourd’hui un important troupeau de bisons dans les terres de l’État, près du site où se trouvait le bureau de diligence de mon grand-père, aujourd’hui la Plymell Union Church et la Plymell Elementary School. Mon père est né à proximité du Territoire indien avant que celui-ci ne devienne un État. Son père conduisait une diligence qui reliait Dodge City et Santana (White Wolf) ainsi que d’autres camps le long de la piste de Santa Fe et de la rivière Cimarron, dans le secteur des tribus kiowa, wichita et cheyenne qui, par la suite, est devenu l’Oklahoma.
Après la grande tempête de poussière (le Dust Bowl) des années 30 au Kansas, nous nous sommes installés un bout de temps à Yucaipa (Green Valley), en Californie, à l’ouest de Los Angeles. Je m’en souviens toujours comme d’un paradis où les ruisseaux dévalant des montagnes de San Bernardino charriaient une eau qu’on pouvait boire, limpide et étincelante, et où les grosses oranges navel tombaient mûres des arbres. Le parfum des fleurs d’oranger envahissait complètement la vallée. Aujourd’hui, c’est devenu un enfer noir avec un smog étouffant et entouré de montagnes brûlées, de désert et de rivières pleines de saloperies toxiques. Nous y sommes restés un an ou deux, à la fin des années 30, puis nous sommes retournés à la ferme, au Kansas.
Mon père voyageait beaucoup, et c’est ainsi qu’alors que nous étions encore mômes, il nous a acheté une maison à Wichita, où j’ai passé mon adolescence et ma prime jeunesse, dans les années 50. Il m’avait acheté une voiture et une de ses maisons était en Californie, de sorte que j’ai beaucoup parcouru les États de l’Ouest. J’achetais l’essence très bon marché, pas plus de quinze cents le gallon, là-bas, au Nouveau-Mexique, pour remplir le réservoir de mon nouveau coupé Chevrolet 1950 et, plus tard, de ma nouvelle Buick Roadmaster Riveria de 1953, que j’avais achetée à Hollywood, de sorte que j’ai passé le plus clair de mon temps à parcourir la route 66, ou la route du nord, vers l’Alaska, ou celle du sud, vers le Mexique. Un jour, je suis allé retrouver ma sœur en Oregon et j’ai voyagé avec elle en Idaho, au Wyoming et au Montana où elle a travaillé comme prostituée. Elle avait découvert les tenancières des villes et bourgades de l’Ouest et elle a travaillé tout un temps, après quoi nous nous sommes tirés. L’Oregon, à l’instar de quelques États du nord-ouest, avait toujours l’allure des « grands espaces » du vieil Ouest, avec ses parties de poker dans les arrière-salles des tavernes et des maisons mal famées. Pendant un bout de temps, ma sœur est restée mariée avec un bûcheron, qui m’emmenait dans ces endroits pour m’offrir des passes. Plus tard, elle s’est mise à la colle avec un type qui était le fil du shérif irlandais et de la tenancière noire de Deadwood, dans le South-Dakota. Lui et moi, nous bossions dans l’équipe de dynamiteurs : on faisait sauter la roche des montagnes pour construire le Dalles Dam sur le puissant fleuve Columbia, entre le Washington et l’Oregon. J’ai déniché un remorqueur et je l’ai transformé en logement et l’ai baptisé « Little Toot » (petite sirène). J’écoutais Johnny Ace chanter « Clock on the Wall » pendant que le courant me berçait dans mon sommeil. Plus tard, nous avons suivi les récoltes vers le sud, on cueillait du houblon, des pommes et on a fini par se retrouver une fois de plus à San Francisco où il m’a dégoté un boulot aux docks, avec les Longshoremen et les Teamsters (1). Tous deux étaient présents au souper de Thanksgiving, avec Allen et Neal, et toute une sacrée chambrée, en novembre 1963.
 

A.J. Tu as quitté le Kansas en 1961 pour rejoindre San Francisco. Pourquoi le choix de cette ville ? De quand datent tes premières rencontres avec les autres poètes de la Beat Generation ? Est-ce à la librairie de Ferlinghetti « City Lights Books » que tu as rencontré Ginsberg, Cassady, Kaufman... pour la première fois ? Et Kerouac, en quelles circonstances l’as-tu côtoyé ? 

C.P. Ma tante vivait à San Francisco. Plus tard, ma sœur aussi, si bien que j’avais des liens avec cette ville. Un peu plus tôt, un groupe surnommé le « Wichita Vortex » avait quitté le Kansas pour San Francisco ou Los Angeles. Des artistes comme Bruce Connors, Mike McClure, Stan Brackage, Dennis Hopper, Dave Haselwood. Je n’attache pas d’importance aux étiquettes, mais il est question de ma présence dans ce mouvement particulier d’artistes, dans le bouquin de Jeff Nuttall, Bomb Culture. J’en ai rencontré d’autres de Wichita qui avaient migré là-bas après Haselwood et Connors. McClure, Haselwood et Connors étaient allés à l’université et, officiellement, ils y avaient étudié. Durant ces années de ma jeunesse, j’avais laissé tomber les études supérieures et je gravitais dans une sous-culture qui n’avait rien d’acceptable pour la société traditionnelle.
Par exemple, j’ai été en prison à Wichita avec Bob Branaman et, après ce séjour en taule, on a glandé dans des bistrots de blues et de jazz et dans des bastringues à musique country. Alan Russo nous a rejoints plus tard, encore que, parfois, il lui fût arrivé de suivre les cours de l’univ. Son père y enseignait la psychologie et l’avait testé au niveau « génie ». Il rédigeait pour nous les commandes de cartons de peyotl. Certains nous appelaient « hipsters », « bohèmes », « outsiders », « non-conformistes » ou même « punks » (les crades). J’avais laissé tombé les cours après ma première année à l’univ et je traînaillais dans les boîtes où les saxophonistes de Stan Kenton (qui était de Wichita) jouaient dans les combos classiques de l’époque. Nous allions à Kansas City histoire de voir Charley Parker, Jay McShane, King Pleasure, Big Bill Broonzy, Count Basie. Il y avait en ce temps-là une petite portion de Kansas City appelée « Rattle Bone Flats » et datant de l’époque où c’était encore Wyandotte City. À Wichita, nous avions également l’occasion exceptionnelle de nous brancher avec des musiciens et de ramasser quelques huées, ou de sortir des sentiers battus dans de petites boîtes du quartier noir pour voir des gens comme Fats Domino, Bo Diddley, Joe Turner et les grands du rythm n’ blues que nous allions écouter pour « un dollar à l’entrée » (et les copains qu’il fallait pour pouvoir entrer). ça s’appelait à l’époque de la « musique raciale ». Pas très connue du public blanc. Dans ma « sous-culture de la bagnole », je pouvais traîner non seulement dans les boîtes de Kansas City, mais aussi me farcir 2500 bornes de plus jusqu’à Los Angeles, où je passais des tas de nuits à sillonner Central Avenue dans les deux sens pour dénicher les boîtes où les plus grands des artistes de jazz de tous les temps se réunissaient grâce à l’influence de Norman Granz.
Entre deux voyages, je suivais la récolte du froment. J’ai bossé pour la Santa Fe Railroad. J’ai bossé sur un pipeline en Arizona, j’ai chevauché des taureaux Brahma et des chevaux à cru dans les rodéos. J’ai également participé à Hollywood à un show de cascadeurs qui sautaient par-dessus un alignement de bagnoles ou au travers d’un cercle enflammé, avec moi à plat ventre sur le capot de la tire. C’est ma mère qui conduisait…
Ainsi, j’avais été de nombreuses fois en Californie et dans pas mal d’endroits dans l’Ouest et j’avais mené un genre de vie hors norme, déjà dans ces années 50, bien avant d’avoir entendu parlé de la Beat. Mon style de vie était plus proche de l’autobiographie de Jack Black dans son bouquin  You Can’t Win. Coïncidence, c’est le premier bouquin qu’ait lu Burroughs et, bien plus tard, il allait écrire une intro pour une réédition de ce livre. J’ai poursuivi dans cette veine en rédigeant mon  Last of the Moccasins, publié d’abord par City Lights, et qui raconte mes aventures des années 50. J’ai lancé mon propre genre, dans ce bouquin, la construction en prose de type « hobohémien ».
Los Angeles a une culture musicale et artistique différente de celle de San Francisco, mais San Francisco, c’était tellement beau, comparé à Los Angeles, asphyxiée dans son smog, que j’ai préféré y rejoindre mes amis là-bas. Et puis, la première fois que j’ai vu les beats, c’est quand ils sont venus à une party que j’avais organisée à l’appart de Gough Street, à San Francisco. Ginsberg venait tout juste de rentrer à San Francisco de son voyage en Inde, de sorte qu’il avait rempli les pages du magazine (qui était la partie la plus importante des médias, à l’époque). J’ai ouvert la porte et Ginsberg est entré, suivi de Ferlinghetti, McClure, Whalen et d’autres. J’ai appris plus tard qu’ils étaient attendus à d’autres soirées et je ne sais toujours pas pourquoi ils sont venus à la mienne. Les hippies débarquaient, à l’époque, et en troupeaux entiers et, ainsi donc, l’affaire ressemblait à la rencontre entre les hippies et les beats, mais je n’avais le sentiment de faire partie ni des uns ni des autres. Allen s’est présenté et m’a également présenté les autres, disant de façon énigmatique : « Je présume que c’est toi que je suis censé rencontrer. » Je n’ai jamais chercher à savoir ce qu’il entendait par là, car la plupart des beats avaient l’air assez square, à mes yeux, mais chouettement célèbres, ce qui est toujours synonyme de grandeur, dans ce pays, de sorte que j’ai été passablement honoré de les rencontrer. Ferlinghetti avait peut-être l’air un peu triste de voir que le dessus du panier de la société littéraire n’était pas là, mais Whalen s’est mis à danser et les McClure s’y sont mis aussi. Un poète des rues, Dave Moe, qui poétise toujours aujourd’hui, s’est mis à danser en transe pour Allen.
J’avais rencontré Neal Cassady environ un an plus tôt chez une copine. Je l’ai apprécié tout de suite, parce que nous avions partagé des styles de vie assez semblables dans les États du Centre, à savoir les bagnoles, les filles et la benzédrine. En fait, il était pareil à la sous-culture dans laquelle je me trimbalais de Denver à Kansas City. Pam et moi, plus tard, allions rencontrer Burroughs à Londres. Huncke n’était pas à cette fameuse soirée de San Francisco, mais il est venu de New York à Gough Street plus tard, plus « cérémonieusement », traversant le pays complètement pété dans une Mustang, avec comme chauffeur Janine Pommy Vega, histoire de venir renifler la nouvelle Renaissance de San Francisco.
 
A.J. À quel moment as-tu commencé à exposer tes collages, à publier tes poèmes et à participer à des lectures ? Quels étaient les lieux où se retrouvaient volontiers les poètes de la Beat Generation et ceux que l’on a ensuite assimilés au « Renouveau de San Francisco » ? 

C.P. Ma seule et unique expo de collages a eu lieu à l’infâme galerie Batman de Fillmore Street. J’avais réalisé plusieurs collages, dont un très grand qui a influencé Claude Pélieu pour la réalisation de ses collages géants. Mon expo a été mentionnée dans Art in America. C’était en 1963. Neal était venu au vernissage habillé dans tout un déguisement républicain : chapeau de paille et canne, le tout en rouge, blanc et bleu. Il était allé à la convention de Barry Goldwater. Goldwater se présentait contre Lyndon Johnson. J’aimais bien Goldwater aussi. J’avais été cavalier de rodéo (avec des taureaux Brahma et des broncos à cru) dans le district de Goldwater, à Gila Bend, en Arizona. Johnson était bien, mais c’était un menteur invétéré. Ils disaient de Goldwater qu’il tirait « droit au but », voulant dire par là qu’il était honnête et direct. Un journaliste lui avait demandé si son fils avait pris du LSD comme le prétendait la rumeur. Goldwater avait répondu en public : « Ce ne sont pas vos nom de Dieu d’affaires ! » Quoi qu’il en soit, le républicanisme de Neal et de Kerouac a toujours été une épine dans le flanc gauche de Ginsberg. J’ai vendu tous mes collages, sauf deux. Claude a toujours voulu collaborer à un « énorme » collage, mais je n’en ai plus fait beaucoup, après cela. Quelques années plus tard, Billy Jharmark, qui a rendu la galerie Batman célèbre et avait des amis cool à Los Angeles, comme Wallace Berman et Dennis Hopper, nous a vus, Pam et moi, dans la rue et nous a donné les clés de sa MGTD 1950 Classic. Nous étions sur le point d’aller en France et nous l’avons vendue pour 250 dollars. Les lectures de poésie se faisaient principalement à North Beach. C’était de la matière brute. Je n’ai pas beaucoup lu moi-même, mais j’ai assisté régulièrement aux lectures de Duncan, McClure et Ferlinghetti, qui était un habitué du Mike’s Pool Hall, pas loin de City Lights, à North Beach, de sorte que nous pouvions emmener Pam et lui permettre d’entrer, parce qu’elle n’avait pas encore l’âge, une grosse épine, dans ce pays, au contraire de la France. Il y avait différents endroits et scènes, à San Francisco, depuis le Head Shop, dans Haight Street, jusqu’aux bars pédés de Turk Street, ou encore les vulgaires bars commerciaux de Mission, où un groom allait garer votre Harley au parking et où vous pouviez vous installer épaule contre épaule – ou pénis contre pénis – en compagnie de Tennessee Williams. San Francisco était une reine particulièrement sculpturale avec un carnaval permanent juste sous ses colliers et bracelets de néon.
 
A.J. Avec ta femme Pamela (fille de l’artiste et traductrice Mary Beach et belle-fille du poète et collagiste Claude Pélieu), tu as été le premier à publier les dessins de Robert Crumb et la première BD de motard du dessinateur S. Clay Wilson. Comment t’es-tu lancé dans l’édition et l’impression de ta revue The Last Time

C.P. J’ai d’abord publié S. Clay Wilson dans la petite revue underground Grist. Pam et moi avons vécu brièvement à Lawrence, dans le Kansas. Lawrence n’est pas loin du lieu de naissance de Charlie Parker, à Kansas City, qui était connue pour ses attaques et ses pillages de banques par les célèbres gangs de cow-boys de l’époque héroïque. Les étudiants de la magnifique université vivaient dans les vieilles maisons de la ville basse et on pouvait encore voir des impacts de balles dans les façades en brique. Wilson était étudiant et il vivait là avec, devant chez lui, un crasseux jardinet de façade plein de pièces d’Harley. Le jeune James Grauerholz écumait la librairie Grist à la recherche de trucs branchés à lire. Lawrence est aujourd’hui un endroit très « hip » en partie à cause de James et de son fameux pote Burroughs qui allait y habiter à la fin de sa vie. Robert Crumb allait déménager à San Francisco plus tard, de même que Wilson. Pam et moi avons déménagé à plusieurs reprises et avons vécu près du Fillmore Ballroom. Plusieurs trucs différents se passaient en même temps. La musique remplaçait progressivement la poésie. Nous avions des billets de faveur pour aller entendre une nouvelle chanteuse qui venait de débarquer, Janis Joplin et son groupe, Big Brother. Nous étions tellement défoncés que nous n’avons même pas pu parcourir quelques blocks pour y aller. Un gus a rejoint notre party et a insisté pour qu’on écoute le groupe qu’il était en train de former et qui s’appelait Pink Floyd. Soirées nues, liberté sexuelle, hallucinogènes, plus toutes les « sous-cultures traditionnelles », il y avait de tout dans ce carnaval perpétuel. Certains de mes potes sont partis bosser avec Al Cohen au journal The Oracle, les gars gagnaient leur pognon en essayant de le fourguer dans la rue. La Haight Ashbury avait changé quasiment du jour au lendemain depuis que j’y avais dégotté un appart en 1962. En 1965, le vieux quartier russe avait complètement changé et il était plus peuplé que l’East Village, à New York City, qui s’était lui aussi développé rapidement suite à l’éclatement de la scène à San Francisco. Robert Crumb était venu à San Francisco. La seule autre personne qui le connaissait était Don Donahue, qui a racheté ma presse après que j’ai eu publié les NOW et The Last Times, dont le format journal changeait à chaque impression. Ç’a été sans aucun doute le dernier. Je n’en connais qu’un exemplaire existant dans les collections spéciales d’une université. J’ai publié deux longs poèmes dans Evergreen Review, à propos de la nouvelle scène de Haight Ashbury et, plus tard, Woodstock. Ils allaient être illustrés, sur plusieurs pages. Robert était sans un et je voulais qu’il se fasse un peu de blé, mais je n’ai pas pu convaincre les responsables artistiques de Grove Press d’utiliser les illustrations de Robert Crumb. Ils n’avaient jamais entendu parler de lui et qui sait ce qu’ils pensaient de son travail ? Il allait trop loin ? Pas assez bon ? Evergreen venait de changer pour adopter un format plus grand aussi. Les exemplaires dans lesquels figuraient mes poèmes étaient bien ficelés. J’ai imprimé et mis au point le format de son Zap pour qu’il s’adapte à ma vieille presse et Pam et moi l’imprimions entre deux soirées, et lui et sa femme et Don le vendaient de la main à la main à Haight Street, à 25 cents l’exemplaire. Au moment où je rédige le présent texte, Wilson lance des appels pour rassembler une convention de comics en Californie du Sud et il dit qu’il y a eu une annonce selon laquelle un « Plymell Zap » se serait vendu 15.000 dollars, un prix record pour n’importe quel comic. Eh ! non, je n’en ai pas un seul !!!
 
A.J. Tu as été très proche de William S. Burroughs et de Ray Bremser. Dans quelles circonstances as-tu rencontré ces deux écrivains ? À New York ? 

C.P. Pam et moi avons rencontré William à son appart, 8 Duke Street, à Londres, en 1968. J’avais correspondu avec lui auparavant, et il avait fait certains cut-ups avec les tout premiers textes de NOW. Il avait également envoyé la méthode à utiliser pour les textes que j’avais imprimés dans le numéro suivant de NOW.
Nous avons rencontré Ray ici, à Cherry Valley, à la ferme de Ginsberg. Ray connaissait le jazz, mais il ne savait absolument pas ce qu’était l’argent. Il a donné sa dernière lecture à Cherry Valley et il est mort avec un peu de thunes en poche.
Une fois que Burroughs a été fabriqué, le moule a été cassé. Il n’y en aura jamais un autre d’aussi réussi.
 
A.J. Tu vis aujourd’hui à Cherry Valley dans l’État de New York et continues à te consacrer à l’écriture et au collage. Tu te produis également dans des lectures, notamment avec Thurston Moore, leader du groupe de rock-punk Sonic Youth. Peux-tu nous parler de tes derniers ouvrages et de tes dernières lectures en public ? 

C.P. Je ne me consacre pas vraiment à quelque chose en particulier. J’étudie la physique et je développe ma philosophie du cosmos. Si quelqu’un s’enquiert de moi, j’essaie de mettre ensemble nombre de notes éparses. J’ai fait un petit bouquin de collages il y a quelque temps et, parfois, j’utilise les images de Claude et Mary qui traînent, en les mettant à l’abri de leur chatte qui croit que c’est à elle et qui les étale comme s’il s’agissait de pensées qui ont regagné en importance avant d’être brossées sur le côté. Thurston Moore et Byron Coley ont organisé plusieurs lectures pour moi dans le Massachusetts ainsi qu’à Montréal. Pam et ma fille ont été invitées à une grande soirée de musique et poésie dans une baraque pleine à craquer. Sonic Youth et Flaming Lips ont joué à la New York State Fair où mon fils et le biographe de cinéma de Huncke, Laki Vazakas, avaient des entrées sur scène. C’était une immense scène et les gradins avaient été utilisés pour des courses de bagnoles et ils étaient noirs de monde. Ce furent des performances enthousiasmantes. Byron et Thurston m’avaient demandé de passer sur scène au profit de leur magazine Estactic Peace, et ce fut ma dernière apparition, à la St. Marks Church de New York City. J’avais sorti un petit sermon poétique sur Jésus et Judas ayant un petit fou rire à propos de la mise en scène du suicide par personne interposée de Jésus, à propos duquel les autres n’étaient pas du tout au courant. Hammond Guthrie l’a sorti dans Third Page, avec Mary Beach sur la même page : quand on clique sur la fenêtre, elle s’ouvre, puis on clique sur le nom et on a la biographie. Le monde entier n’arrête pas de marcher à coups de clicks et de kicks !
 
A.J. Les éditions Wigwam vont publier une traduction d’un choix de poèmes extraits de ton recueil Robbing The Pillars (Les voleurs de piliers), une première publication en français qui te tient particulièrement à cœur, je crois... As-tu déjà publié en Europe auparavant ?
C.P. Je vois de temps à autre un poème ou un collage dans une publication française, ou en Inde ou en Écosse ou dans d’autres pays encore, mais pas de bouquins. J’ai publié quelques bouquins en Allemagne et en Autriche et j’ai figuré dans plusieurs publications depuis les années 60 en raison de mes rapports avec Carl Weisner, Jürgen Ploog, Peter Engstler, Walter Hartman, Sylvia Pociao...
Robbing the Pillars, c’est une expression utilisée par les mineurs de charbon américains quand ils referment une galerie de mine. Ils retirent les étançons un par un jusqu’à ce que la galerie s’effondre.
 
 
(1) Les Débardeurs (= dockers) et les Routiers, deux corporations syndicales américaines.
 
La traduction de cet entretien a été réalisée par Jean-Marie Flémal

Photo 2 : Alain Jégou (assis) et Charles Plymell

Charles Plymell : choix de poèmes, Wigwam 2007 et Apocalypse Rose, Lenka Lente, 2016 (traduction : Jean-Marie Flémal)

mercredi 9 mars 2016

Louis sous la terre

C’est le parcours discret, presque effacé, du peintre suisse Louis Soutter que Sereine Berlottier retrace ici. Elle le fait en partant des quelques éléments biographiques qui ont pu échapper au silence qui aura entouré la vie de cet homme né en 1871 dans la petite ville de Morges et mort en 1942 à l’asile de Ballaigues, où il passa ses dix-neuf dernières années. Elle ouvre ces balises et les travaille à sa manière – qui est posée et précise – pour qu’elles bougent en s’insérant au mieux dans le récit.

« Nous sommes en 1923, tu as cinquante-deux ans, tu montes les marches sans regarder les visages, tu te tiens droit, tu ne veux pas te sentir vaincu, la porte s’ouvre, tu découvres la chambre où désormais tu vas vivre, où tu vas dessiner, écrire, deux lits, deux chaises, un grand bahut, une table que tu mesures au premier regard. »

Tout avait pourtant bien commencé pour celui qui fut d’abord apprenti architecte à Genève, puis violoniste à Bruxelles et enfin enseignant dans une école d’art à Colorado Springs où il vécut quelques années, le temps d’un mariage qui tourna court, avec une américaine rencontrée en Belgique et tout se passa également à peu près bien jusqu’à son retour dans sa ville natale. C’est à cette époque qu’il se mit à dépenser sans compter, se retrouvant rapidement fauché, lâché par sa famille et contraint de rejoindre le seul lieu où l’on acceptait d’héberger les vieillards et les indigents du canton.

« Dix-neuf ans que ton père est mort, sept années que ta sœur a succombé à un mal inconnu. Il ne reste que toi, un frère, une mère, les dettes, la réputation menacée, et cette étrange démarche de sauterelle blessée qui est la tienne lorsque tu parcours la ville. »

Le lieu n’est pas fermé. Il peut en sortir et se lancer dans des marches épuisantes au cours desquelles il lui arrive de tomber ou de se perdre. Il aime fatiguer ce long corps maigre qui devient de plus en plus sec et qui tressaille ou vibre dès que ses doigts se mettent à dessiner ou à peindre des portraits et des formes étranges.

« Tu dessines dans des cahiers d’écolier que tu empiles dans le grand buffet de ta chambre et que tu sors parfois pour les montrer à un visiteur qui aurait entendu parler de toi là-bas, loin, quelqu’un qui serait libre d’aller et venir, de monter dans une automobile, de rouler, de frapper à la porte, de demander à te rencontrer. »

L’un d’eux, un jour, viendra spécialement pour lui, pour prendre la mesure de ses dessins, et pour en acheter un, à prix fort, pour montrer que ce reclus dont personne ne se soucie est en train, mine de rien, de bâtir une œuvre qu’il conviendrait de préserver. Il ne faudrait pas que ses dessins et portraits futurs finissent, comme la plupart des précédents, à la poubelle. Cet homme, c’est Jean Giono. Il n’est d’ailleurs pas le seul à s’intéresser au peintre. Un autre, qui est l’un de ses cousins, Charles-Édouard Jeanneret, plus connu sous le nom de Le Corbusier, vient lui rendre visite et réussira, en novembre 1936, à organiser une exposition de cinquante-trois dessins au Waldsworth Atheneum de Hartford, dans le Connecticut.

Tous ces éléments, toutes ces pièces collectées plus tard, quand il a bien fallu, après la mort de Louis Soutter, savoir qui était vraiment cet artiste dont on commençait à découvrir l’œuvre, Sereine Berlottier les replace dans leur contexte, et s’en sert a minima, pour  donner libre cours à un récit axé autour de la personnalité du peintre et de son itinéraire si particulier. Elle s’adresse à lui, regarde, note, questionne et parvient, à travers un canevas inventif très ciselé et judicieusement mouvant, à retrouver l’être fragile qui se cachait derrière ces corps mystérieux qu’il a légués à la postérité.


 Sereine Berlottier : Louis sous la terre, éditions Argol.

mercredi 2 mars 2016

Pourquoi je lis "Les Amours jaunes" de Tristan Corbière

" Allons ! Tristan ! Bon chien sans race, / Croisé de guigne et de dégoût, / Donne ta chaîne et prends ma place : / J’aboierai contre les matous ! ", Tristan Corbière.


Tristan Corbière est mort à Morlaix, dans le Finistère, le premier mars 1875. Son seul livre, Les Amours jaunes, composés de 101 poèmes, avait été publié deux ans plus tôt, à compte d’auteur, chez les frères Glady, imprimeurs à Paris. 140 ans plus tard, le livre est toujours bien présent. Et la figure du poète également. Ni l’un ni l’autre n’ont été aspirés par l’invisible pompe, pourtant vorace, qui alimente jour après jour la grande fosse où gisent des dizaines de milliers de disparus de la littérature.

Si Corbière doit sa survie à l’originalité de ses textes, à ses raccrocs, à ses rognures, à ses cassures, à ses chants et dé-chants, à ses tangages, à ce ressac brisé qu’il rend si haletant, à sa faculté d’embarquer, au quart de tour, le lecteur pour un cabotage insensé, par temps de chien, à bord d’un rafiot d’infortune à quelques encablures à peine de la côte, il doit également une fière chandelle à Verlaine qui, en l’incluant en 1884 dans le volume Les poètes maudits (aux côtés de Rimbaud et de Mallarmé, entre autres) fut l’un des premiers à le faire connaître. L’étonnant, c’est que, depuis, et régulièrement, d’autres passeurs (ainsi Tristan Tzara, Henri Thomas, Gérard Macé, Emmanuel Tugny) ont régulièrement pris le relais, expliquant ce qui, dans une œuvre restreinte mais foisonnante, les aidait à aller de l’avant et à se sentir quelques affinités avec cet auteur à la plume redoutable (et à la santé fragile) qui aura pauvrement ri (de lui) et maladroitement aimé (jaune) durant son bref passage sur terre.

Cette fois, c’est Frédéric Houdaer qui dit comment et pourquoi Les Amours jaunes continuent de l’accompagner. Il lui arrive d’ailleurs de croiser l’ombre du poète à l’improviste. Cela se passe dans des territoires infimes et imaginaires. Il peut également percevoir quelques traits de sa personnalité créative chez tel ou tel musicien, cinéaste ou poète contemporain. Ce sont des concordances qui ne peuvent être détectées que par un lecteur averti. Ce qu’il est, assurément, lui qui glisse, au fil d’un essai qui oscille entre récit et critique littéraire, de judicieuses citations qui éclairent le parcours escarpé du « poète contumace ». Il en retrace les grandes étapes. Rappelle ce qu’il doit, dans sa recherche, à ceux qui, avant lui, s’y sont collés, notamment Jean-Luc Steinmetz, l’auteur d’Une vie à peu près, qui reste, de loin, la meilleure biographie publiée à ce jour. Il montre combien Les Amours jaunes demeure un livre actuel. Insiste sur le bienfait qu’il y a à s’y replonger régulièrement. Et, ce faisant, ouvre (en toute subjectivité) de nouvelles portes pour inciter ceux qui ne le connaîtraient pas encore à entrer dans ce « monstre de livre ».

« Trente ans après sa découverte, Corbière reste un événement inouï dans mon parcours de lecteur. Seules mes découvertes (plus tardives) de Richard Brautigan et de Réjean Ducharme peuvent lui être comparées. Qu’ai-je trouvé dans ce recueil ? Une planche de salut, pour commencer. »

L’ouvrage de Frédérick Houdaer est le troisième titre de la collection Les Feux Follets, constituée de courts essais « critiques et élogieux » où des écrivains contemporains parlent de l’attrait que continue d’exercer sur eux tel ou tel livre.

Frédérick Houdaer : Pourquoi je lis Les Amours jaunes de Tristan Corbière, Le Feu Sacré éditions.

Le blog de Frédérick Houdaer s’ouvre ici.


mercredi 24 février 2016

Toutes tuées

« Dire pour s’en sortir / et marcher dehors / à l’endroit et à l’envers de la douleur », Jean-Claude Leroy.

 Si dans Aléa second, son précédent recueil, Jean-Claude Leroy offrait des séquences ramassées, faites de poèmes brefs dans lesquels l’émotion restait maintenue à distance grâce à un sens de l’ellipse et de la suggestion extrêmement bien ajusté, il en va, avec les longs poèmes qui composent Toutes tuées, tout autrement. Sa voix devient soudain ample et soutenue. Elle donne libre cours à des douleurs qu’il ne peut garder infiniment en lui. Il ne se contente pas de les exprimer en les jetant sur le papier. Il explore leurs contours, les place dans le contexte où elles ont pu proliférer et touche du doigt des plaies qui demeurent à vif.

« Toute mon histoire personnelle se résume à ce "laisser prendre" réclamé à hauts cris et jamais entendu par celle qui – à ce moment-là – me faisait grâce de...
enfin celle qui allait se tuer bien plus tard
mais pas assez encore pour que je fusse épargné des secousses post-mortem. »

Prendre la parole, la lancer sur les routes fiévreuses de l’oralité, lui donner corps, lui impulser un rythme syncopé ou lancinant, ne peut, chez lui, s’envisager sans expulser enfin ce trop-plein de non-dits qui abîment tant en-dedans. Cet amas de souffrance rentrée, il s’en doute, et le dis avec violence parfois, n’est pas inhérent à sa propre personne. La douleur et l’injustice sont à l’œuvre partout. Les femmes « prises » et « toutes tuées » qu’il évoque dans le long et terrible premier poème qui ouvre le livre ne sont plus là pour le confirmer mais les mots qu’il emploie et tisse pour les remettre debout, de ce côté-ci de la terre, sont assez poignants et âpres pour qu’elles restent à jamais présentes au monde.

« dans l’Inde colorée des dieux innombrables, dans Athéna, cité à la chouette, ou dans Sparte,
dans les forêts riches de Bornéo ou du Costa Rica, dans les déserts de Mahave ou de Gobi
dans la Chine centralisée, le Japon, le Mexique, l’Angleterre, dans la vallée du Nil ou du Zaïre
du Rio Negro, du fleuve Amour,
sur tous les continents et jusqu’au fond des rêves
partout
de tout temps
elles se sont toutes tuées
les femmes prises se sont toutes tuées. »

Il y a beaucoup de tension dans ces "textes à dire". Jean-Claude Leroy s’empare de la langue et la travaille avec une souplesse d’expression qui l’aide à la tordre, à la brasser, à la faire charrier ce dont il s’allège. Cela touche à sa difficulté d’être et de se mouvoir dans un monde où le collectif prime, écrasant celui qui, par sa personnalité même, n’a jamais voulu prendre place à bord de ce train infernal qui s’arrête pourtant périodiquement à sa hauteur pour l’inviter à rejoindre les passagers qui s’y entassent. Son besoin de solitude, son attirance pour la flânerie, son envie de mener sa réflexion posément et sa soif de liberté lui demandent de laisser passer son tour. Ce qu’il fait volontiers. Se souvenant que son aversion pour le normatif et le garde-à-vous de rigueur ne date pas d’hier.

« je nage debout dans une mer incapable
l’école me couche me cache me casse
dehors la cour derrière le cimetière le froid
un seul mot m’écoute avec son bec
carreau sale brisé d’azur j’entends un chant
j’entends ma cause clamer à cru
impossible à dire ce susurrement me serre
la gorge du sens s’écoule droite
les griffes de la vie ne s’attachent plus à la nuque
les organes de la langue dévalent toutes les craintes
rassemblent ta bouche avec les mots trouvés qui errent
la maîtresse te pousse avec la craie
tu vas parler oui ou merde ! »

Ces textes rudes, portés par un rythme élevé, dû à un souffle de grande ampleur, viennent de loin. En se frottant à l’air libre, ils martèlent, pêle-mêle, et entre autres, les révoltes, réflexions, blessures, souffrances, déceptions, sentiments contraires et convictions bien affirmées qui jalonnent, au fil du temps, le long cheminement intérieur d’un homme à la gorge souvent nouée.

 Jean-Claude Leroy, Toutes tuées, éditions Rougerie.