lundi 22 avril 2024

Devenir nombreux

Rien ne va plus. L’hexagone est proche de l’implosion. L’état semble en perdition. La nature n’aimant pas le vide, des bandes armées se battent pour prendre le pouvoir. Le pays est pris en étau entre la Coalition et la Salamandre. Il n’y a plus de fils électriques, plus de jus, juste des tas de gravats, des restes de magasins dévastés, des grappes humaines qui essaient de survivre en s’agglutinant autour des feux, des gens qui se débrouillent pour manger, d’autres qui rançonnent, d’autres encore qui vocifèrent et font la loi sur les barrages. L’heure est au sauve-qui-peut. Il faut sortir du guêpier. C’est ce que fait Samuel, vingt ans, qui prend la route et quitte la Seine-et-Marne en compagnie de sa jeune soeur Betty.

Samuel possède un objet rare et précieux : un Kwish capable de le guider vers un avenir meilleur, quelque part au Québec où la vie semble plus facile et harmonieuse.

« Mon Kwish vibre.

Aurore bénigne berceau  »

Un sourire. Ma sœur soupire. Elle n’aime pas quand je sors mon Kwish. »

L’objet lui électrise les neurones et balance des mots brefs sur l’écran. A lui de bien les interpréter. A l’autre bout du vibrant bidule, se cache un être invisible.

Frère et sœur font route vers Le Havre. Leur voiture ayant rendue l’âme, faute d’essence, ils crapahutent, marchent, traversent des bois, se méfient des individus louches qui errent en bordure de Seine et parviennent, après plusieurs jours de galère, à embarquer (grâce à un passeur qui soutire leurs économies) sur un zodiac puis sur un bateau, direction l’autre côté de l’eau. C’est durant la traversée qu’il perd le fil des évènements, plongeant dans un état second avant de reprendre conscience, seul et démuni, dans un lieu hostile qui ne ressemble en rien à la ville de Montréal dont il rêvait tant.

« Adieu la vie. Les bêtes autour. Retour sous terre. J’ai perdu Betty. Mon Kwish. Mon cœur. Un truc bizarre m’est apparu dans le cou. Perdu le ruisseau. Les bêtes me narguent. Alors je m’enterre.
C’est froid, crépitant, mais presque doux, aussi. Je creuse, m’ensevelis. Me fais un masque de feuilles, comme un onguent sur les brulures de mon rêve »

Il se réveille dans une forêt. En compagnie des castors, des ours, des oiseaux, des insectes. Il va y passer quelques saisons, approvisionné en poisson sec par un inconnu qu’il ne voit jamais. Il est coincé, pris dans un très touffu purgatoire. On lui a, de plus, greffé une puce dans le cou.

Le jour où l’on vient enfin le récupérer, on le fait monter dans un pick-up pour l’amener dans un lieu étrange, alternatif, où vivent quelques milliers d’individus, hommes, femmes et enfants, cohabitant tous dans une communauté où chacun est invité à trouver sa place. Un endroit isolé du monde, avec ses us et coutumes et ses travaux quotidiens. C’est là que l’on fabrique les Kwish, à base de champignons. Samuel y retrouve sa sœur  mais ce Québec aux êtres décalés et néanmoins vaillants est bien moins trépidant que celui qu’il espérait découvrir. Le voilà désormais dans la compagnie des rêveurs et des rêveuses dont certains / certaines continuent de croire en des lendemains qui chantent, quitte à avaler un certain nombre de couleuvres.

Situé dans un avenir pas si lointain, la poétique et bluffante fiction imaginée par Pierre Terzian, riche en rebondissements, est portée par une langue à l'énergie survitaminée. Ses phrases courtes s’enchâssent et procurent un rythme soutenu à l’ensemble. L’humour est également de la partie. Parcimonieux, il atténue les poussées du tensiomètre. Le personnage principal, saisi avec empathie, surmonte les coups durs en les retournant à son profit. Ne pouvant espérer revenir en arrière, il s’en remet à la vie, au hasard.

« Est-ce qu’un castor, une rose savent où ils se trouvent ? Oui et non. Comme moi. Je suis quelque part. Je prends racine.»

Pierre Tierzan : Devenir nombreux, Quidam éditeur.

dimanche 14 avril 2024

Café n° 5

Fidèle à sa ligne éditoriale, la revue Café (« Collecte Aléatoire de Fragments Étrangers) ouvre les pages de sa cinquième livraison, conçue autour du thème de « l’oubli », à des poètes et nouvellistes qui écrivent dans des langues souvent minorées et méconnues. La motivation première des traducteurs et traductrices qui font vivre cette publication est de donner à lire des textes collectés en de nombreux endroits du monde.

C’est avec les poèmes d’Amrita Pritam (1919-2005), née à Gujranwala au Panjab (alors en Inde et aujourd’hui au Pakistan) , traduits de l’hindi par Diane Charmey que l’on entre dans ce numéro.

« Hier soir -
je suis allée dans les ruines de mes vies antérieures...

Quelques instants d’un autre temps
peut-être laissés là dans un sanglot
et dont les pieds se sont changés en pierre...
Certaines de leurs ombres
peut-être laissées là dans un souffle
étaient figées par la mousse
sur le dos de ces pierres... »

Chaque auteur / autrice bénéficie d’une présentation exhaustive. Un extrait du texte original apparaît en regard de la traduction. De page en page, on passe (entre autres) du turc au bulgare, du grec à l’arabe ou du tamoul au yiddish en suivant une géographie littéraire volontairement nomade. On peut s’arrêter avec Tamaz Tchiladzé en Géorgie :

« La maison d’enfance apparaît en rêve,
Parfois seulement, un instant à peine,
Et m’offre un répit après le voyage,
Une chaise à côté d’une fenêtre. »

ou au Portugal avec Margarita León :

« Sans un geste, le temps
perfore ton corps.

La mort de l’esprit,
l’effroi, l’effroi de la fillette,
les enfants murmurent les secondes
à la terre béante.

Sans cœur,
le temps dissout les secondes. »

Le thème autour duquel s’articulent les textes n’est jamais perdu de vue. La mémoire (fragile, précaire et... oublieuse) est constamment sollicitée. Non seulement pour revenir sur un ressenti particulier ou sur des émotions passées mais aussi pour rappeler certaines réalités sociales, historiques et politiques propres aux diverses contrées où sont nés ces écrits. C’est un monde instable, souvent traversé de violence, qui apparaît au fil des fragments choisis. S’y succèdent des voix sensibles et fortes.

L’ensemble (190 pages) est copieux et propice aux découvertes. Il fait la part belle aux nouvelles, intenses, captivantes, dotées d’une grande qualité littéraire.

 Café n° 5. Pour retrouver le site de la revue, utiliser ce lien

dimanche 7 avril 2024

Je vais entrer dans un pays

Sa vocation est née très tôt. À peine adolescent, il veut entrer dans les ordres. Non pas devenir curé mais moine.

« Il ne pense plus qu’à ça, il en parle tous les jours »

Il quitte sa famille, arpente les routes, frappe aux portes des monastères. Partout où il se présente, à Soligny ou à Neuville-sous-Montreuil, on le refoule, à cause de son trop jeune âge, de sa santé fragile, de sa dévotion dévorante. À chaque fois, il revient chez ses parents, à Amettes, dans le Pas-de-Calais, reprend ses études, se fortifie et repart, marchant sans relâche, jour et nuit, souvent sous la pluie, à l’assaut des trappes, des lieux fermés, des cellules où il espère s’adonner à la prière, oublier son corps, prier et communier.

« Il voulait de l’amour, quelque chose d’intense, d’éternel. Mais sans lui : il voulait disparaître dans cet amour. Il n’avait aucun prix à donner pour sa peau. Il voulait s’effacer. »

Cet homme habité par une foi trop grande pour lui, c’est Benoît Labre, le "vagabond de Dieu" qui quittera bientôt sa famille pour ne plus jamais revenir, se rendant d’abord, après ses premiers échecs, à l’abbaye de Sept-Fons, près de Moulin, où on l’accepte enfin et où il devient moine en prenant le nom de frère Urbain.

« Mais là tout recommence. Il ne veut pas manger, à peine dormir. Quand il a le moindre moment de libre il est à la chapelle. Il a des crises de larmes quand il pense aux pécheurs. Il n’a pas envie de travailler, ne saisit pas toutes les règles de la vie en commun. »

Les moines finissent par le renvoyer. Il est à nouveau sur les routes. Il descend vers le sud, rejoint l’Italie où les monastères sont nombreux mais où aucun ne veut de lui. Il se retrouve à Rome, fait de longues haltes dans les églises, décide de participer à tous les pèlerinages, part à Lorette puis retourne à Rome, va à Assise, à Naples, au mont Cassin, quitte l’Italie, prend le chemin de Saint-Jacques-de-Compostelle, en cours de route se recueille dans les sanctuaires et retourne ensuite vers Rome.

« Il marche. Il marche en chantant, sous la pluie, sous le grand soleil. Il dort dehors.

Il n’a rien. Il mendie à peine. Des gens lui donnent un peu de pain, un peu de légumes cuits, ça lui suffit. Il refuse tout le reste ; quand on lui donne des sous, il les passe à d’autres. »

C’est cet exalté à la foi incommensurable, fragile et sensible, apparemment doux mais dur avec lui-même, que suit Guillaume Marie. Son récit est vif, bref et prenant. Il s’est rendu sur les lieux où l’inlassable pèlerin a passé les six dernières années de sa courte vie (1748-1783), dans les ruines du Colisée, en compagnie des malades, des mendiants, des prostituées, des sans-abris, il a visité, rue des Serpents, l’endroit où Benoît-Joseph Labre s’est éteint, au domicile du boucher Zaccarelli et les églises (dont celle de Sainte-Marie-des-Monts où il est enterré) où l’on honore sa mémoire.

« Il prenait parfois en pitié les bourgeois. Il savait qu’ils étaient incapables d’aller sur son chemin, ou même de voir que ce chemin existait. »

L’écriture sobre et dépouillée de Guillaume Marie touche à l’essentiel. Sans fioriture, s’appuyant sur une documentation précise, il dessine le portrait d’un grand solitaire qui aura marché, prié et suivi jusqu’à l’épuisement l’invisible "tout puissant" qui, disait-il, le guidait.

 Guillaume Marie : Je vais entrer dans un pays, éditions Corti.

 Parmi les nombreux textes littéraires qui ont été consacrés à la vie de Benoît Labre (qui fascina, entre autres, Paul Verlaine et Germain Nouveau), impossible de ne pas citer le Saint Benoît Joseph Labre d’André Dhôtel, publié en 1957 (éditions Plon) et aujourd’hui disponible en collection poche à La Table Ronde.


samedi 30 mars 2024

Avec mon stylo / sans son stylo

Deux textes présentés tête-bêche. Sans nom d’auteur sur la couverture. Deux fictions différentes qui ont pour point commun un stylo. En avoir un à soi ou pas. L’enjeu est crucial. Et a d’autant plus d’importance que celui qui s’exprime ici vit et écrit avec son stylo (le sien, unique, irremplaçable). Et n’est plus du tout lui-même quand il ne l’a plus.

Aux lecteurs / lectrices de choisir par quel texte débuter. Sans son stylo paraît une bonne option. L’écrivain n’a plus son outil de travail et se demande comment raconter la disparition du stylo sans l’utiliser. C’est compliqué. Quelques éléments sortis du théâtre de l’Absurde entrent en scène. Il doit jongler avec. Et se dédoubler. Être tantôt celui qui entame un récit avec décor familier et personnages inventés et tantôt l’autre, celui qui tâtonne faute de stylo, s’embarquant dans d’étranges situations. Le voilà, par exemple, en train de monter dans un arbre fantôme.

« Il a retrouvé l’arbre qui n’existe pas : il est dessus. Il est bien installé à califourchon sur une branche solide. »

Pas facile de vivre (et d’écrire) sans son stylo. C’est ce que démontre ici, avec l’esprit facétieux qui l’anime, Philippe Annocque dont on reconnaît aisément la patte, l’humour pince-sans-rire, le plaisir pris à créer des situations improbables et à pousser le bouchon toujours un peu plus loin.

Avec mon stylo, c’est une autre histoire. La magie opère. L’arme secrète vibre et rien ne peut résister à l’adversité. Le stylo est la clé qui ouvre toutes les portes. Finis les jours sans fin, passés à se lamenter, à courber l’échine, à travailler dur, à faire semblant.

« Je me sens dans une forme que personne d’autre que moi ne connaîtra jamais. Car pour connaître cette forme il faut posséder mon stylo, autrement dit il faut être moi, puisque c’est moi qui possède mon stylo. Comment en effet posséder mon stylo sans être moi ? »

Le stylo, objet usuel, pratique, quotidien, souvent relié à la main de l’homme et parfois même à son cerveau, est ici remarquablement mis à l’honneur, Philippe Annocque n’hésitant pas à le propulser en personnage central et déterminant d’un livre subtil et détonnant.

 Philippe Annocque : Avec mon stylo / Sans son stylo, Éditions Do

vendredi 22 mars 2024

Le Masque d'Anubis

Anubis veille sur les défunts mais n’hésite pas à s’inviter, quand bon lui semble, dans les pensées des êtres vivants. François Rannou a bien cru sentir sa présence à l’hôpital, lors d’une récente IRM. Tête enserrée dans une coquille, portant casque et masque de protection, il s’est demandé, ainsi attifé, si le facétieux maître des nécropoles ne se jouait pas de lui. Il n’en était rien, mais de cette séquence est né un poème auquel se sont greffés d’autres, liés à la fragilité de nos corps et à notre capacité à résister en allant chercher aide et harmonie là où elles se trouvent, dans les paysages, dans les gestes simples du quotidien, dans la remémoration de faits vécus avec intensité.

Ce sont ces moments, proches ou lointains, passés au chevet des autres (sa mère, son voisin Jean) ou tissés çà et là, au fil du temps, qui lui reviennent en mémoire et qu’il déroule posément, à chaque fois en un poème d’un seul tenant, discrètement narratif, ancré dans un lieu où apparaît une silhouette, puis un corps et enfin un visage qui porte, dans son expression même, bien des secrets.

« la lourde pierre qu’on pousse une fois pour toutes sur
ton corps est un nuage plus léger que le tulle sur
les seins de l’amie désirée ai-je dit en souriant il a
murmuré "dès que possible je retournerais voir la dame de Saint-Helen"
je l’ai vu pencher la tête sur sa tablette un bouquet de jonquilles »

Les soubresauts et les sautes d’humeur d’un corps qui, un beau jour, décide de ne pas répondre aux injonctions d’un cerveau peu habitué à ce genre de résistance, apparaissent dans les sinuosités d’un poème placé au centre du livre. Il est intitulé AVC ou l’irruption d’un autre alphabet.

« Du moins je crois c’était comme une huître et des
nuages qui se recouvraient j’ai senti qu’un ciel sur l’autre

retombait mollement jusqu’à ce premier geste tenté mouvement routinier
de la main quelle lenteur approximative l’esprit vaguement

délié n’a plus de prise sur rien s’essuyer les lèvres devient incompréhensible
des ondes courtes dans ma paume fourmillent de murmures »

Il y a de la douceur dans ce livre. Une quête d’apaisement pour conjurer tracas, tristesse et angoisse. L’une après l’autre, des fenêtres s’entrouvrent. Des tableaux habités apparaissent et se mettent en mouvement. Après les avoir extraits de sa mémoire, François Rannou les déroule avec lenteur, par fragments associés les uns aux autres, dans des paysages familiers, propices à l’évasion et à la réflexion, en une respiration bien posée. Il donne de la souplesse et une belle amplitude à ses poèmes. Il y ajoute une sensibilité discrète et maîtrisée.

François Rannou : Le Masque d'Anubis, peintures de Michèle Riesenmey, Éditions Des Sources et des Livres.