lundi 3 juin 2019

Sur la route du Danube

Emmanuel Ruben est un habitué des fleuves. Il ne s’en éloigne jamais très longtemps. Né à Lyon, à proximité du Rhône, il habite aujourd’hui sur les bords de Loire. Les fleuves, il aime les voir, les sentir, les suivre, les dessiner, s’y baigner et, bien sûr, leur donner corps dans le texte en écoutant tout ce qu’ils ont à dire.
Celui qui le fascine entre tous est le Danube. Les pays qu’il traverse ont, pour beaucoup, changé de nom et de frontières durant les dernières décennies. Avec un ami, qu’il choisit de prénommer Vlad, il est parti d’Odessa à vélo en juin 2016 pour remonter le fleuve de son delta à ses sources, de la mer Noire à la forêt Noire. Ils ont parcouru quatre mille kilomètres en quarante-huit jours et découvert une Europe que l’on connaît peu. Celle des vallées, des corniches, des hameaux isolés, des cafés perdus au milieu de nulle part, des ponts instables ou détruits, des marécages couverts de moustiques et des villages aux rues désertes qui somnolent sous un soleil de plomb. Mais aussi celle des capitales qui se dressent sur leur route : Bucarest, Belgrade, Bratislava, Vienne. Et celle des migrations, celle que découvre ceux qui fuient les pays en guerre en espérant y trouver refuge. Celle-là, c’est l’Europe des clôtures, des barbelés, des patrouilles en armes, l’Europe qui rejette, qui se ferme, qui oublie que deux guerres mondiales sont nées sur son sol.

Par delà la froideur politique et bureaucratique, vivent des hommes et des femmes qui n’acceptent pas forcément cet état de fait. L’auteur-narrateur et Vlad les rencontrent en chemin. Ils dialoguent. Sont d’accord, pas d’accord mais discutent. Ces êtres croisés en cours de route sont très présents dans le livre. Ensemble et forts de leur diversité, ils constituent une galerie de portraits attachants. Ce sont les gens du fleuve. Comme lui, ils ont leur histoire. Elle n’est jamais éloignée des rives. Et de l’eau qui a vu, dans ces contrées, couler beaucoup de sang.

C’est le cœur de l’Europe qui bat sur la route du Danube. L’érudition d’Emmanuel Ruben est communicative. Il parvient, dans un texte vivant, aux phrases entraînantes et au lyrisme contenu, à insérer des fragments qui éclairent l’histoire récente ou lointaine de ces pays, les guerres subies par les peuples qui y vivent ou y vécurent, les langues qu’on y parle, les religions, les terreurs, massacres et tueries que rappellent monuments, plaques et statues édifiés çà et là. S’y ajoute son regard de géographe. Qui entre dans le paysage. Le sonde, le perce, le feuillette. Lit entre les lignes. Convoque Élisée Reclus ou Bachelard. Découvre les lieux sous un angle différent. Il procède de même avec les écrivains auxquels il se réfère et qui sont reliés au fleuve.

« J’aime les peuples passeurs de frontières, j’aime les peuples qui se jouent des bordures. Les grands écrivains de l’Europe danubienne sont tous des métèques et des contrebandiers de ce genre : Paul Celan, Benjamin Fondane, Panaït Istrati, Elias Canetti, Joseph Roth, Danilo Kis, Ivo Andrić, Alexandre Tišma, Predag Matvejević, Attila József , Imre Kertész, Herta Müller, Imre Secabjezar, tous ont vécu entre les cultures et les religions, issus d’une union mixte, à cheval entre deux nations, détenteurs de plusieurs passeports, caméléons maniant plusieurs langues. Ce sont les plus européens de nos écrivains. »

Sa passion pour le vélo est prégnante tout au long du parcours. Qu’il reconstitue étape par étape. Affichant chaque jour le nombre de kilomètres effectués. Se frottant à une météo parfois capricieuse. Empruntant chemins cabossées, berges bosselées, ruelles pavées et routes à plus ou moins forts pourcentages. Pédaler, c’est mettre son corps en mouvement, s’adapter à sa machine, respirer l’air du dehors, être en prise avec le vent, se saisir autrement du lieu, faire entrer ses aspérités dans ses nerfs, dans ses muscles, dans son sang et dans son cœur, c’est bien s’oxygéner le cerveau mais c’est aussi faire bouger sa pensée, l’inciter au nomadisme, susciter la venue de phrases souples, les formuler en les adaptant à son rythme cardiaque.

« La plupart de mes phrases dignes d’intérêt me sont venues sur une selle : on ne pense pas seulement à bicyclette, on écrit, ça s’écrit, en continu, dans la tête. »

Emmanuel Ruben rappelle que ce livre, cette somme de six cents pages, n’est pas un récit de voyage. Il le voit plutôt comme un « récit d’arpentage » le long du Danube et de ses à-côtés. À travers le fleuve, c’est évidemment l’Europe telle qu’elle se présente à ceux qui y entrent ou qui y sont refoulés en passant par les Balkans qu’il sillonne en compagnie de Vlad. Complexe, fermée sur elle-même, en proie aux nationalismes, prompte à s’inventer des ennemis, ils disent (entre autres, car ce livre foisonne de bien d’autres réalités) combien il y a urgence à la réinventer.

« Nous voulions explorer tous les lieux tus de l’Europe et leur redonner la parole. Je n’ai jamais cru dans les hauts lieux, les vrais lieux ou les génies du lieu. Je crois que tel patelin bulgare ou ukrainien, dont nous ignorons tout, peut revêtir autant d’importance que telle métropole allemande ou autrichienne, dont nous croyons tout savoir. Ce livre fait le pari qu’il y a autant à dire sur les gens ordinaires de la petite ville de Vilkovo, ou sur les habitants disparus de la petite île engloutie d’Ada Kaleh, que sur tel philosophe souabe qui croyait que les chemins ne mènent nulle part ou tel écrivain viennois qui ne fréquentait pas le peuple et vivait dans sa tour d’ivoire. »

Emmanuel Ruben : Sur la route du Danube, éditions Rivages.
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Emmanuel Ruben est en une du Matricule des anges n°  201 où un excellent dossier lui est consacré.

1 commentaire:

  1. Très tentant ce livre, d'autant plus que Jacques Josse en parle fort bien et nous met l'eau du Danube à la bouche, si j'ose dire, mais j'ose...

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