mardi 30 avril 2013

Monologue

Dans 69 vies de mon père, Ludovic Degroote, donnant la parole à celui à qui il dédiait son récit, évoquait déjà la disparition de sa sœur Godeleine et l’entrée soudaine et inadmissible de la mort au domicile familial. Cette fois, c’est son livre à elle qu’il conçoit en le faisant débuter par un monologue implacable, venu du fond de son enfance (il avait alors sept ans), et délivré par celle qui ne l’a plus jamais quitté.

« je m’appelle godeleine degroote, je suis morte dans un accident d’auto non loin de folkestone en angleterre le huit août mille neuf cent soixante-six

aussitôt j’ai su que je ne serais pas seule à mourir, que je ne pouvais me détruire sans les autres, non par choix mais par amour

si on meurt à dix-huit ans on meurt par la famille »

Et c’est effectivement quatre membres de la famille, elle, la morte, puis le père, et la mère, et enfin l’auteur, celui qui collecte les voix, les douleurs et le ressenti de tous, qui vont ici se relayer, chacun en un long monologue personnel, tendu, sans effusion, presque clinique parfois, pour retracer ce que fut ce huit août tragique (retour d’un après-midi de shopping londonien) et l’après fracassé qui dure toujours.

« même lorsqu’elle est matérialisée par ta parole, je vis toujours à l’étroit dans ma disparition »

C’est de la place occupée par la disparue dans la vie de ses proches, et de la façon qu’ils ont de donner corps à sa mémoire, qu’il est ici question. Pour ce faire, Ludovic Degroote laisse en premier lieu s’exprimer celle qui se sent tout à la fois désolée et coupable d’avoir ainsi abandonné les siens en ouvrant en eux un vide avec lequel ils devront composer tout au long de leur existence.

« ma disparition a créé beaucoup de souffrance et ça me fait mal, j’aurais bien évidemment préféré vivre, faire vivre les autres, mais j’ai pris toute la place, ma mort les a plongés dans ce lieu commun où chacun se sépare, prenant appui contre son propre vide »

C’est en voyant vivre son père, abattu, ne se remettant pas, (« moi le père ma parole a été confisquée à l’instant où j’ai su ce qu’il était advenu de ma fille ») puis en interrogeant sa mère (« il est difficile de ne pas revenir à cette histoire de ventre qui fait ma nature ») pour connaître plus précisément ce qu’il n’avait pu saisir à l’époque, qu’il réussit à reconstituer une trame qui, s’adossant à des faits avérés ou supposés, se nourrit de la vie intérieure de chacun d’entre eux.

« peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous »

Il lui faut retrouver le timbre, la fragilité, le doute, les mots pesés, le sens profond ou caché, la légèreté ou la gravité de ces voix qui passent en lui. Les assembler lui permet de rendre toute sa présence à l’absente. C’est la grande force de Monologue. Semblable à celle qui circulait dans Pensées des morts (Tarabuste, 2003). Et qui s’affirme totalement ici. Fragmentée, incarnée, ciselée par l’épreuve du temps.

« chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours, comme si nous demeurions seulement à l’écoute de nous-mêmes au lieu de nous ouvrir aux paroles qui nous traversent et que nous ignorons le plus souvent »

 Ludovic Degroote, Monologue, éditions Champ Vallon.

lundi 22 avril 2013

Petite Ourse de la Pauvreté

L’infime part de voûte céleste que Lucien Suel a peu à peu constitué – cela lui a demandé vingt ans – scintille par intermittences, certaines nuits, quand le ciel consent à s’ouvrir, au-dessus des terrils abandonnés, des jungles ratissées, des usines désossées, des cimetières militaires et des hameaux en survie. Ce qui lui parle, c’est le monde des humbles, celui de ceux qui ont trimé, souffert et marqué de leur empreinte un territoire (celui du Pas de Calais) où ils ont vécu. Leur esprit d’ouverture leur a, par ailleurs, toujours permis de ne jamais être pris en défaut de repli sur soi. Ils se sont frottés, via la matière, la création, une illumination, un appel intérieur, et parfois la guerre, aux autres.

Aux six personnages auxquels l’auteur rend hommage (Georges Bernanos et son héroïne Mouchette, Fleury Verbrugghe, son grand-père, Benoït-Joseph Labre, le patron des inadaptés sociaux et les deux peintres, figures majeures de l’art brut, Augustin Lesage et Fleury-Joseph Crépin) s’en ajoute un septième, natif de Berck, le poète et éditeur Ivar ch’Vavar, vivant en proche Picardie et initiateur de ce projet.

« Inventeur de la Picardie tu lèches / la poésie-trognotte tu lèches tous / les poèmes riz-la-+ le maldoror nu / au torse amaigri »

Les sept hommages écrits en vers justifiés qui composent Petite Ourse de la Pauvreté permettent de suivre les itinéraires plus ou moins rugueux de gens épris de liberté. Soucieux de ne pas s’en laisser conter, tous, y compris Mouchette, par Bernanos interposé (à qui Suel offre un tombeau qui s’ouvre tel « un grand trou noir dans le ciel bleu »), traversent le temps qui leur est imparti en restant fidèles à ce que leur intuition et leur intégrité intérieure leur demandaient de réaliser. Pour Benoît-Joseph Labre (1748-1783), futur canonisé, ce fut la pauvreté absolue, la route avant l’heure, la traversée des montagnes et une vie au jour le jour qui vit, ironie du sort, le jeune vacher d’Amettes venir mourir dans la boucherie de Zucarelli à Rome.

Pour d’autres, tel Fleury-Joseph Crépin (1875-1948), « plombier zingueur quincaillier compositeur de musique rebouteux puisatier sourcier et finalement peintre pour la paix », le parcours fut tout aussi rude mais tenu à l’écart des affres du délabrement grâce à une force physique et mentale bien entretenue. Il en fut de même pour l’autre peintre du livre, Augustin Lesage (1876-1954), lui aussi guérisseur à ses heures, qui connut de nombreux coups durs et qui finit par écouter la voix qui vint, du fond de la mine, (où il travaillait) lui prédire qu’un jour il se consacrerait (ce qu’il fit) totalement à la peinture.

« À droite, je martèle le temps. À gauche, le palindrome des oiseaux de proie me regarde à travers les pattes du faucon. SERRES. SERRES. »

Lucien Suel est ici chez lui. Il dit ce qu’il doit à ces êtres à l’énergie communicative. Il revient aussi sur sa propre généalogie, consacrant plusieurs pages (quatorze stations) à son grand-père Fleury Verbrugghe (1896-1985) dont l’existence résume assez bien l’histoire en pointillés du siècle passé dans cette région.
« À l’usine d’Isbergues, il travaillait au déchargement des wagons de coke et de minerai. L’équipe des « 40 tonnes », casquettes de coton bleu, chemises de toile, manches roulées sur les coudes et veines bleutées au dos de la main. »

Les contraintes d’écriture que Lucien Suel s’impose pour s’approcher au plus près du quotidien et de l’histoire de ses personnages, donnent à cette constellation volontairement pauvre un aspect visuel qui, d’emblée, attire, aidant ensuite à repérer, en lecture, les feux épars qui brillent sur la route de son pôle Nord terrestre.

 Lucien Suel : Petite Ourse de la Pauvreté, Dernier Télégramme.

vendredi 12 avril 2013

Paul Valet

Paul Valet reste un poète méconnu. De temps à autre, un livre (ainsi celui que lui a consacré Jacques Lacarrière chez Jean-Michel Place) ou un bel hommage vient à point nommé attirer l’attention sur ce grand discret qui est décédé le 8 février 1987. Il avait 82 ans, une longue vie derrière lui, et des livres, une histoire, un parcours... Mais tout ceci tellement secret qu’il faut bien aujourd’hui commencer par le commencement.
Né en Russie en 1905, d’un père russe et d’une mère polonaise, Paul Valet a d’abord suivi sa famille en Pologne avant que son père ne décide, au début des années vingt, de l’envoyer étudier en France. Cette arrivée dans l’hexagone, c’est pour lui le coup de pouce du destin. Il va non seulement s’y adapter mais également aimer – et détester – assez ce pays pour le défendre – en tant que résistant en Haute-Loire pendant la guerre – et pour en devenir un citoyen à part entière en se faisant naturaliser.
Drôle de citoyen bien sûr. Certes intègre, intégré. Marié, père, médecin, etc. Mais derrière la façade sociale, il y a un sérieux remue-ménage intérieur, un vacarme qui s’entend et s’écrit.

« À la libération, lorsque je suis retourné chez moi, je me sentais complètement dépaysé. La clandestinité m’avait appris à vivre sauvagement comme un loup. Et ici, que je le veuille ou non, je devais rentrer dans le carcan administratif. La régularité est revenue avec tout le bordel. La plupart de mes camarades n’ont pu tenir le coup : ils se saoulaient du matin au soir, leurs femmes les quittaient. Nous sommes devenus des personnages inexistants ».

Un peu plus loin, dans le même entretien qu’il accordait à Guy Benoit, pour le Cahier que celui-ci lui a consacré au Temps qu’il fait, Paul Valet affirme ne s’être jamais remis et, évoquant sa première publication, Pointes de feu, intervenue dans l’immédiate après-guerre, il poursuit et explique sa nécessité d’écrire :

« Un besoin de résistance est né en moi, mais de résistance sur un autre plan – le plan poétique. J’ai senti un appel irrésistible de conformer ma vie à la poésie, sinon c’était la déchéance. »

Rien, dans l’écriture de Paul Valet, ne peut participer de quelque gratuité que ce soit. L’image est percutante. La réflexion chemine vers un but. Il oscille régulièrement entre le silence et le cri. Reconnaît l’existence en lui d’une pulsion poétique :

« Il faut qu’une angoisse s’empare de moi, que je subisse la poussée d’un flou inconscient dont j’ignore l’origine et le caractère. »

Ce qui attire, entre autres choses, dans cette œuvre, c’est la rencontre du lyrisme et de la concision. Semblant de prime abord échevelée, sa pensée parvient très vite à cerner ce qui la tourmente pour finir par fixer ces « tourments » dans un texte rond, vif, aiguisé comme une pierre dans laquelle il aurait réussi, on ne sait comment, à faire entrer tous les vents contraires qui peuplent son univers.
Son poème est d’ordinaire assez court. Avec des éclats, des chutes, des éclisses.

« Quand on est pour soi-même
une cible vivante
il est dur de viser juste. »

ou encore :

« C’est le contre-jour
envoûté
qui nourrit ma clarté. »

Pas étonnant que l’aphorisme sorte inopinément du torrent, poli par une longue pratique des mots que Valet aimait tourner et retourner dans sa tête.

Comme la plupart des pessimistes, il a appris, en s’y brûlant, jusqu’où aller dans son commerce avec la souffrance. Il connaît l’interstice infime où tout peut basculer. Mais il sait aussi que c’est en surmontant le doute qu’il redonne de l’éclat à sa révolte. De même, en grattant sans relâche, avec pour seule force d’appui sa conviction, l’homme, dit-il, peut espérer repérer, dans la noirceur du monde, d’étranges rais de lumière. Et s’y engouffrer.
Partant de là, de cet amas de contradictions, ouvrant plusieurs pistes – qui sont les routes de nos déserts et de nos solitudes – il livre une œuvre pleine, grave et ironique, dure et tendre à la fois et profondément humaine, à la portée de toutes les sensibilités, simple, forte, singulière.

"L’utilité et les succès mondains n’ont pas de prise sur moi. La poésie, telle que je la conçois, est servie la première. C’est ainsi et ainsi seulement, à travers les défaites et les victoires, que le poète demeure toujours debout, en plus que bons termes avec l’homme."

Celui que Cioran appelait « l’ermite de Vitry » fut également traducteur. On lui doit notamment la version française du Requiem d’Anna Akhmatova (Minuit, 1966). Il fut par ailleurs le premier à traduire Joseph Brodsky (seize poèmes publiés dans deux numéros des Lettres Nouvelles en 1964 et 1965) qui, âgé de vingt-cinq ans, purgeait alors une peine de cinq ans de travaux forcés dans un camp aux environs d’Arkhangelsk.

Pour en savoir plus sur Paul Valet, consulter le Cahier Cinq qui lui est consacré au Temps qu’il fait et lire les rares titres encore disponibles : Multiphages, (José Corti, 1988), Paroxysmes, (Le Dilettante, 1988) et Le Double attaquant (Mai hors saison, 1995).
Et bien sûr : Jacques Lacarrière : Soleils d’insoumission, J.M. Place, 2001.
Ne pas oublier le bel hommage que François Bon lui a rendu sur son site. C’est ici.


lundi 1 avril 2013

Mourir de mère

Michael Lentz a beau tenter d’inscrire la fin d’une vie, en l’occurrence celle de sa mère, dans le cours normal (logique, inévitable) des réalités terrestres, rien n’y fait : la disparue ne l’est pas vraiment : sa présence s’affirme tout aussi vive qu’une ombre mouvante marchant à ses côtés.

 « c’est pour ne pas s’en approcher davantage et mère dans son chemisier à fruits tourne le dos et remplit les bocaux. de la marmite du tuyau en caoutchouc coule une gelée de pomme bouillonnante. »

Dès le premier volet de ce triptyque où le narrateur fait fréquemment « retour à l’origine », on sent que c’est une part de lui même qui semble s’en aller à petit feu suite à la mort de celle dont il ne peut s’empêcher de retrouver des bribes de vie. Odeurs, flâneries et émotions d’enfance reviennent à l’improviste, un peu partout, là où il se trouve, au fil de ses périples. Ce peut être dans un avion de la Lufthansa, ou en buvant du vin rouge à Olevano, ou alors à Rome où il met un temps ses pas dans ceux de Rolf Dieter Brinkmann, ou sous les ponts guettant le spectacle imprévu offert par une palanquée de chiens courant après une chienne en chaleur, ou encore en altitude dans le Sud Tyrol ou au calme, chez lui, se rappelant que « Celan a désigné maintes fois sa Fugue de mort comme l’unique tombeau de sa mère ».

C’est cet apparent bric-à-brac de scènes entrevues, reconstituées en détail, sur le mode de la conversation, en un long débit ininterrompu, qui fait la force du livre de Michael Lentz. Sa voix lente suit les sinuosités de sa pensée en y posant une langue qui envoûte, qui embarque, dans le sillage de laquelle on se laisse porter et que l’on sent vibrer avec intensité sans la moindre accalmie.

« qu’une maison disparaît et que mère disparaît et qu’elles ont ainsi simultanément disparu, pendant que toi voilà des années que tu es dans le jardin assis sur la balançoire ou avec la nouvelle balle que tu viens de recevoir tu cherches un nouveau jeu ».

Dans la deuxième partie du livre, Lentz restitue avec humour, et avec la volonté de garder à distance un réel trop tragique, ses visites, clins d’œil et coups de coude à ceux qui ne peuvent l’empêcher de sourire en le mettant parfois même de bonne humeur. Parmi eux, Raoul Hausmann qui passe et s’en va au gré d’une « petite fable à bière avec métabolisme coloré ». Et Isidore Isou qu’il va interviewer à deux reprises chez lui à Paris et dont il brosse en quelques pages un portrait mémorable.

« Isou porte un genre de pullover norvégien et est assis à un bureau. ne peut se lever qu’à l’aide de poignées fixées au mur et judicieusement au châssis de la fenêtre. marcher étant devenu totalement impossible, il ne quitte quasiment plus son appartement hormis pour ses visites à l’hôpital. ainsi jour après jour assis la plupart du temps devant la fenêtre à son minuscule bureau, il lit continuellement et écrit encore des milliers de pages. à gauche un téléphone. numéro direct confidentiel. affirme pourtant téléphoner jour après jour à des personnes en chair et en os. sur la tête un drôle de bonnet pend bizarrement sur son front. lors de ma seconde visite le huit septembre deux mille il porte carrément un bonnet de nuit en coton blanc dont il ne se sépare même plus en journée. »

Quittant « le très officiel inaugurateur et pape du lettrisme, le mégalomaniaque, du renouvellement-du-monde-et-de-tout », il file au cimetière Montparnasse et termine son séjour parisien en virevoltant d’une dalle funéraire à l’autre. Il s’amuse, se remémore quelques parcours d’écrivains, s’interroge en parlant seul avant de revenir inévitablement là où ses pensées le ramènent. La grande mobilité dont il fait preuve n’empêche pas le cheminement intérieur de se poursuivre. Celui-ci constitue la dernière partie du texte. Bloc lucide qu’il va s’efforcer de construire mot à mot en assemblant tout ce qui va du début de la fin à la fin. Corps, draps blancs, hôpital, pouls faible, tremblements, attente, brefs retours en arrière, photos figées dans un album, lumière verte, silence, chuchotements... Il n’oublie rien. Il se colle froidement, désespérément à la réalité. Avant de l’accepter.

« la mort est attendue entre maintenant et demain. la mort est à l’heure. mère, soixante-huit ans. »


Michael Lentz : Mourir de mère, traduit de l’allemand par Sophie Andrée Herr, Quidam éditeur.

jeudi 21 mars 2013

Un fil rouge

La photo de la jeune femme dont on suit le parcours tout au long du roman de Sara Rosenberg apparaissait régulièrement, comme tant d’autres, portées par les grand-mères, sur la Plaza de Mayo à Buenos-Aires. Elle s’appelle Julia Berenstein. Engagée dans la lutte révolutionnaire en Argentine dans les années 1970, elle a été trahie par l’un des siens et arrêtée à l’aéroport de La Paz en Bolivie avant d’être ramenée à Tucuman où elle ne survivra que quelques mois, le temps de donner naissance à une fille que le commandant tortionnaire et sa femme adopteront tout aussitôt.

« Ils ont dû au mieux l’abandonner sans soins, comme les autres, et elle en est morte. Ou pire, ils l’ont utilisée pour ce qu’ils appelaient leurs "expériences". »

Pour bien appréhender ce que fut la vie de celle qui était son amie d’enfance, Miguel, le narrateur, entreprend, pour un documentaire qu’il doit consacrer à cette période, une série d’entretiens avec ceux qui ont connu, aimé ou détesté Julia. Il arpente l’Argentine et va jusqu’à Madrid pour retrouver certains membres de sa famille et d’anciens détenus qui ont croisé la route de cette femme qui ne laissait personne indifférent. Tous notent son caractère bien trempé, ses idées tranchées, ses forces mais aussi ses failles, sa fragilité, son immersion, très jeune (à dix-sept ans), dans la lutte armée, son exaltation, sa décision d’aller braquer une banque, ses années de détention, ses planques ou ses fuites dans divers pays d’Amérique du Sud pour échapper, après sa libération, aux militaires qui ne la lâcheront jamais.

« Quand Julia nous apparaît, elle nous demande toujours des figues. Nous lui laissons les meilleures, les plus mûres, sur la margelle du puits, alors elle semble contente et elle s’en va tout doucement, en marchant au bord de la rivière et en les savourant. »

Patiemment, le cinéaste retranscrit les divers enregistrements qu’il a réalisés. Il y ajoute ses propres souvenirs et y glisse des extraits d’un carnet (histoire naturelle et botanique) que Julia lui a légué. Se dessinent ainsi, peu à peu, non seulement le portrait sensible d’une militante à fleur de peau mais aussi la réalité politique d’un pays vivant sous la dictature.

« Je me rappelle que la victoire du Vietnam avait coïncidé avec le coup d’état militaire de Videla. Des paradoxes qui trouvent leur résolution dans les rêves en changeant de forme, mais qui, dans la réalité, demeurent insolubles. On n’avait même pas pu fêter ça. On courait tous comme des rats. On nous chassait comme des rats. Le grand camion nettoyeur était payé par tous les citoyens honorables, dans un acquiescement unanime. »

Le mécanisme de cette machine à broyer les idéaux de tous ceux qui aspiraient à vivre autrement en Argentine à l’époque est ici décrit avec précision. Les différentes pièces de ce puzzle qui repose sur la nécessaire transmission de la mémoire collective sont posées avec calme. Ce qui se dit de terrible est atténué par la douceur des paysages esquissés par Sara Rosenberg. Celle-ci, qui fut également militante politique, emprisonnée durant plus de trois ans, offre avec Un fil rouge un roman polyphonique savamment construit. Aucune question n’y est éludée. La tension du livre atteint son apogée grâce à ces témoignages parfois contradictoires et toujours très humains recueillis par le narrateur. Pas un de ceux (et de celles) qu’il interroge n’a réussi à se remettre des traumatismes dus à ces années de plomb. Certains ne sont pas loin de penser, à demi-mots, que Julia se trouve, sans l’avoir voulu, à l’origine de leurs séquelles physiques et psychologiques.

« J’essaie de réfléchir sur la mémoire. Seuls ceux qui se souviennent parlent. Ou plutôt, on ne peut parler que de ce qu’on a vécu. Quelque chose comme ça. La voix est toujours collective. C’est la récupération d’une histoire qui appartient à tous. »

Ce sont de longs fragments de cette histoire-là, qu’elle connait bien, et qui est sans doute moins "romancée" qu’il n’y paraît, que Sara Rosenberg nous invite à découvrir.

Sara Rosenberg : Un fil rouge, traduit de l’espagnol par Belinda Corbacho, 290 pages, éditions La Contre-Allée.

mardi 12 mars 2013

Finir ses restes

Dès le début, le corps – et ces nerfs, ces fibres, ces muscles, ces invisibles réseaux qui le tendent, le tiennent – s’est trouvé très présent, fébrile ou posé, dans les textes de Dominique Quélen. Il se dénouait, se frottait aux autres, à la terre et aux paysages, multipliait les ralentis, se calait sur la mécanique des mouvements précis dans le cycle des Petites formes et s’amplifiait un peu plus, nerveux et effilé, dans Le Temps est un grand maigre.

S’il est à nouveau présent dans Finir ses restes, il ne l’est pourtant plus de la même façon que précédemment. Ce corps-ci est en train de passer. Il ne bouge que par saccades dans une mémoire qui ressasse. Ses gestes, ultimes, transitent par le cerveau de qui ne peut faire autrement que de les fixer dans un livre. Millimétrés, ce sont ceux d’un bras, d’un levier, d’une force motrice qui court à sa perte.

« tiens dis-tu d’une autre
voix contemple et tiens ce bras
ou levier qui est à présent
ce qu’il est dans cet état précis
qu’on dirait d’abandon »

Il y a ce bras « qui suinte », qui se plie en deux parts égales, se déplie, garde avec de plus en plus de peine ses attaches, d’abord à l’épaule, puis plus loin grâce à la main qui peut s’ouvrir, se fermer ou en serrer une autre. Il y a ce bras gauche, ce poignet où le cœur ne bat plus, ce bras regardé, ausculté et à travers lui, ou à partir de lui, tout le reste, le corps qui suit, fuit et disparaît

« avec la densité du bras d’un frère »

d’un proche, d’un double non plus présent en chair mais en os, saillant, dur, poncé jusque dans le fil très mince du poème où rien ne peut venir dévier le cours d’une physique implacable, pas même la douleur, lancinante, murmurée, scandée et filtrée à l’extrême.

« ou comme pour
tordre en pensée tu
manges ton bras
tu le suis et le
conduis dans
sa nudité et ceci
ou autre manque
te retenir puis te
retient
tu survis »

Finir ses restes incite à tenir son souffle et ses mots. Pour aller au plus juste, à ce qui ne pouvant se dire se devine, entre âpreté et pudeur, dans de l’eau troublée, dans du secret gardé, là où l’on sait qu’il y a perte, plaie et approche d’un grand silence.


 Dominique Quélen : Finir ses restes, éditions Rehauts (105 rue Mouffetard, 75005 Paris).

lundi 4 mars 2013

Des figures

En haut de chacun des poèmes constituant Des figures, Bruno Fern a simplement placé une syllabe. Celle-ci peut parfois être un mot à elle seule (« beau », « fou », « né », « trou »...) Elle n’agit pas uniquement en tant que titre. Sa fonction s’avère plus vaste. C’est un déclic, un starter, un déclencheur, un outil offert au lecteur qui, s’il accepte de jouer le jeu en accolant cette syllabe au premier mot de la plupart des vers qui suivent, élargira singulièrement son champ de lecture.

« Pan

telant sous les mains battantes
dans sa gueule d’ange accroché par le
talon qui demeure la seule zone indemne à l’examen
du haut vers le bas et gardant malgré ça forme et voix humaines le tout en un
sable poussière où retourner était pourtant garanti depuis le départ »

S’il ne parvient pas à (ou ne veut pas) garder en permanence la syllabe en question sous la langue, (son usage n’étant pas systématique), le lecteur ne s’en trouve pas pour autant relégué hors du poème. Bien au contraire : l’égarement qui s’en suit étonne et chaque texte, chaque figure imposée réussit, même amputée de quelques pieds, à bouger en s’inventant une autre forme et en cultivant un équilibre opportunément bancal.

« Fin

du monde faut pas exagérer c’est plutôt
en soi que ça se déroule dans un périmètre restreint à force
de non recevoir sachant qu’il n’est pas prévu un
mot de l’histoire qui aurait l’air
d’être le dernier plus que les autres en réalité c’est extra
ce qui signifie à l’origine en dehors entre la 1ère et la 3ème personne
Landais de souche ou pas n’y change que dalle
tant la passe c’est juste un coup à prendre la tangente »

Mêlant expressions usuelles, citations de poètes (Apollinaire, Zanzotto, Mallarmé...) et infos entendues au coin d’un trottoir, au hasard d’une revue de presse ou lors d’une conversation privée, Bruno Fern met assez d’humour et de distance entre lui (et les autres) et ses poèmes pour que ceux-ci, grâce à la contrainte qu’il s’est donné, jouent en permanence à l’élastique entre tension et relâchement, restant à hauteur de la réalité et du quotidien, y compris quand ils les saisit à ras de terre. Il agit de même envers la poésie en ne la plaçant jamais sur un piédestal. Son rôle est ailleurs. Plus en bas, dans le vif, avec les anonymes. Qu’il côtoie, qu’il écoute et dont il raccorde les propos avec justesse et légèreté, glissant en un éclair du versant ludique à l’aspect sérieux d’un petit monde que tout un chacun s’évertue à organiser (question d’équilibre) autour de soi.

« Dis

simuler n’avance pas à grand-chose
qu’as-tu fait toi que voilà pliant sans trêve
cible plutôt vise-la
solution en cours »

Bruno Fern : Des figures, éditions de l’attente.

samedi 23 février 2013

Moi, Jean Gabin

C’est dans la ville de Catane, en Sicile, où elle est née en 1924, que Goliarda Sapienza a passé son enfance. C’est celle-ci, retracée avec fougue à travers portraits, rencontres et anecdotes et transcendée par l’effervescence qui régnait alors tant dans la maison familiale que dans la rue, qui sert de trame à ce roman autobiographique.
Elle y décrit avec passion, malice et feinte naïveté l’envie de vivre et le goût de la liberté qui l’animent et qui lui ont été transmis par ses parents. Son père, Giuseppe Sapienza, est avocat des pauvres et militant antifasciste et sa mère, Maria Guidice, socialiste radicale, est l’une des figures de la gauche italienne, directrice du journal Le Cri du peuple. Avant qu’ils ne se rencontrent, elle a donné naissance à sept enfants et lui en a eu trois d’un précédent mariage. Goliarda est née, tardivement, de leur union.

« Chez moi tout le monde avait toujours tant à faire. Tant et tant qu’on était contraint soi-même de s’inventer mille choses à trafiquer, à mener à bien, lire, jouer, parce que jouer et imaginer étaient aussi considérés, chez moi, comme "un faire". »

Ses parents étant trop occupés, pris par les combats à mener, les affaires à régler, les articles à rédiger, les réunions à préparer, son éducation est laissée à la charge de ses frères aînés, Carlo, Ivanoe et Arminio, qui s’activent pour l’initier, très tôt, aux textes philosophiques, littéraires et révolutionnaires tout en lui inculquant des valeurs sociales capables de déjouer celles de la culture fasciste officielle, très présente à l’école. Le reste, elle l’apprend en ville, dans la Civita, auprès des nombreux habitants qu’elle côtoie tel Tato, le mendiant sans mains, ou Alessandro, son oncle, qui vient de tuer cinq fascistes en subtilisant la matraque de l’un d’entre eux avant de leur fracasser la tête à tous.

« Quand Alessandro eut fini de donner une leçon à ces messieurs, sa grand-mère, tenant, de son bras tendu, la lampe au-dessus de sa tête pour éclairer la scène – la nuit était tombée entre-temps –, cria aux paysans qui avaient assisté en cercle, muets et tremblants, au combat : "Et maintenant nettoyez le terrain de toute cette saloperie qu’Alessandro a dû faire à cause de votre lâcheté. Allez, au travail !" »

Son éducation se s’arrête pas là. Il lui suffit parfois de dialoguer avec les repris de justice que son père emploie à la maison dès leur sortie de prison pour en apprendre bien plus que tout un chacun sur la vie, ses dérapages, ses à-côtés et ses coups du sort. Elle écoute Tina la folle lui expliquer comment elle a tué sa sœur et son fiancé avec un fusil de chasse parce qu’ils avaient couché ensemble et Zoé, "la nonne du crime", lui conter, échevelée, la nuit où elle donna un coup de couteau à sa mère et un autre à un carabinier. D’autres épisodes, captés grâce à une insatiable curiosité naturelle, lui apprennent à mieux connaître les ressorts de l’âme humaine.

« C’est ma mère qui parle dans ma tête, selon elle la mafia comme le fascisme se trouvent à l’intérieur de nous-mêmes – vieil héritage –, tapie, prête à nous entraîner vers le mal. »

Mais celui qui va la fasciner et prendre la plus grande place dans son imagination, c’est Jean Gabin. Elle le découvre au Cinéma Mirone où l’on projette Pépé le Moko et est instantanément emportée par la prestance de ce caïd en cravate blanche et aux yeux bleus qui résiste dans la casbah d’Alger. À peine sortie de la salle, elle adopte sa démarche, sent une fierté monter en elle, s’identifie peu à peu à celui qu’elle appelle tout simplement Jean et qui va l’aider en lui servant de modèle pour affronter ceux qui lui tiennent tête.

« Revoir les films de Jean Gabin : je savais comment faire. En fermant les yeux, je repassais une à une toutes les scènes sur l’écran de la mémoire, toute puissante chez moi comme du reste chez tous ceux qui gagnent leur pain et leur liberté au jour le jour. Pour être bandit, voleur, ou simplement rebelle, il faut avoir par dessus tout de la mémoire, autrement on est foutu. »

De la mémoire, Goliarda Sapienza n’en manque pas. C’est elle qui lui permet de revivre ces années d’enfance et d’adolescence qui ont forgé sa sensibilité dans l’entre-deux-guerres, à une époque où les membres de sa famille se trouvaient régulièrement sous la menace des milices fascistes et de la mafia. Moi, Jean Gabin est un livre plein de vie, de solidarité et de résistance.

Entrée à seize ans à l’Académie d’art dramatique de Rome, Goliarda Sapienza a connu le succès au théâtre avant de tout abandonner pour se consacrer à l’écriture. Elle est décédée en 1996. Son œuvre (que les éditions Attila vont intégralement publier) n’a commencé à être reconnue qu’à partir de 2005 avec la parution en France de L’Art de la joie (éditions Viviane Hamy).


 Goliarda Sapienza : Moi, Jean Gabin, traduit de l’italien par Nathalie Castagné, éditions Attila.


jeudi 14 février 2013

Tashuur. Un anneau de poussière

C’est en Asie du sud-est, dans les longues steppes de Mongolie, sur des hectares d’herbes rases et de terres sèches, que Pascal Commère nous invite à le suivre. Là-bas, l’horizon s’éloigne au fur et à mesure que l’on marche. Les traces que les hommes et les troupeaux laissent derrière eux s’effacent à la vitesse du vent. C’est le domaine de l’éphémère et de l’instant présent mais aussi celui de la préparation d’un futur directement lié à la vitalité des bêtes. Il faut les mener à la rencontre de l’herbe, se déplacer fréquemment, ménager les chevaux et se faire à l’idée que « le piétinement de la horde sur la steppe » est le signe régulier et répété d’une vie en cours en ces contrées réputées rudes.

« Pour l’herbe le remuement des cheptels
ô tournis ravageur des galops en rafales,
les sept pouvoirs de la pluie – si l’eau
attendue tant et tant vient à manquer »

Pour partager, même brièvement, le quotidien de ce peuple nomade, Pascal Commère sait rester discret et disponible. Il est à l’écoute de ces hommes, de ces femmes, peu diserts mais néanmoins curieux et désireux de savoir ce qui le guide, lui qui reçoit, comme tous « ceux qui passent », sa part de repas et de respect.

« Rien ne se gagne, rien ; le sommeil disperse les songes au rythme de la steppe. Tu mords à pleines dents. Maintenant que te voici parmi eux, libre. Et fier, pour un peu. Semblable et différent. »

Ce qui le rend proche d’eux, c’est ce silence qu’il parvient à garder, ce tabac qu’il échange, cette même patience portée aux bêtes, et notamment aux chevaux qu’il n’a, depuis l’enfance, jamais vraiment cessé de côtoyer. Il se sent bien avec les cavaliers mongols qui, ne se séparant jamais de leur petit fouet nommé Tashuur, serrent, rassemblent et guident sans relâche les troupeaux. Ceux-ci forment de longues cohortes et soulèvent des nuages de poussière dans l’immensité désertique. Il les accompagne un temps. Note le soir « une ligne, ou deux, sur un carnet », revient sur une scène entrevue (« un homme aux cheveux gris très courts – il passe une main sur son visage pour détendre les rides qui viennent avec l’âge »), esquisse des portraits brefs (« Elle, peau de feu – les seins pris au bol, qui remplit au creux d’herbe un bidon d’eau terreuse »), toujours avec ce peu de mots et ces raccourcis tendus qui lui permettent de transmettre la vigueur d’un geste, la force d’une émotion ou la blessure qui lance sous le sang séché.

Avant, et après, cette incursion dans la steppe qui donne sa densité au livre, il y a l’escale (aller-retour) à Oulan-Bator (ou Ulaan Baatar), la capitale, vers laquelle convergent la plupart des pistes empruntées par les nomades qui viennent ravitailler boucheries et fourreurs.

« Mais voici qu’on cloue dans la cour les caisses assujetties au dos des bêtes bâtées avec des cordes : l’inscription en grandes lettres noires dans le sens de la largeur Destination Ulann Baatar. Empilées en tas énormes, les briques de thé faites de sang de bœuf et de feuilles de thé comprimées qui valent monnaie au Tibet, les bottes de cheval mongoles – une pleine voiture à bras, les peaux de zibeline et renard par milliers. La marchandise ! ».

En ville, le grand marché ne cesse jamais. Camions et taxis rasent les piétons. Des milliers de tougriks (la monnaie locale) changent de main. Les klaxons hurlent. Dans les rues du centre, personne ne regarde les « mendiants, estropiés de tout poil » assis à hauteur des pots d’échappement. Ici comme ailleurs, le business et la misère ne sont jamais très éloignés l’un de l’autre. Cela aussi, Pascal Commère l’écrit. Ou plutôt : donne assez de clés au lecteur pour que celui-ci prenne la mesure de cette réalité. Poète, rien ne lui échappe. C’est un témoin incisif et vigilant, un homme « seul face aux mots » et à la langue qu’il ne cesse de travailler, de pétrir, créant une étrange et très probante alchimie où sang et sève, corps et terre, hommes et bêtes se trouvent, inextricablement, liés.

 Pascal Commère : Tashuur. Un anneau de poussière, éditions Obsidiane.



mardi 5 février 2013

Francis Giauque

Venant peu après la publication de l’œuvre complète du poète suisse aux Éditions de l’Aire en 2005, cette livraison déjà ancienne offre une somme d’études, de témoignages, d’extraits de lettres et de repères biographiques qui rappellent la trajectoire fulgurante d’un homme que l’on retrouve, dans ses poèmes brefs, en train de se battre sans relâche (et sans illusion) avec la maladie, l’angoisse, la solitude.

La poésie de Giauque est née d’une urgence, d’une nécessité de fissurer (avec des mots simples, dans une forme austère) le véritable mur dépressif contre lequel il se cogne - entre les années 1958 et 1965 - et qui annihile, peu à peu, ses dernières forces.

« Douleur implacable. Se ruer dans la nuit. Gouvernail arraché. Voiles déchirées. Le vieux navire prend eau de toutes parts. Attention. Bientôt la main ne pourra plus guider les mots. Conscience et esprit comme une plage couverte de cadavres. Les larmes ne peuvent plus couler. Ont trop coulé. Un peu partout. Dans les chambres closes. Les cellules verrouillées. Les bistrots déserts. Les lits éventrés. »

Parler seul, L’ombre et la nuit, Terre de dénuement, Journal d’enfer : à eux seuls, les quatre titres de Giauque expriment assez ce que fut la courte existence (1934-1965) de celui qui n’aura jamais cessé de se rapprocher de ceux qui, “emmurés, dépossédés d’eux-mêmes”, lui ressemblent.

« À force de fréquenter les poètes maudits, et je pense plus spécialement à celui qui fut mon maître : Antonin Artaud, j’ai fini par leur ressembler. C’est un héritage terrible. »

Parmi les nombreux hommages (Jean-Pierre Begot, Arnaud Buchs, Jean-Jacques Queloz) figurant au sommaire de ce volume de 230 pages conçu par Patrick Amstutz, ceux de Georges Haldas et de Hughes Richard, qui furent des proches de Giauque, sont particulièrement émouvants. Tous deux ont vu très vite l’état psychique du poète (vivant souvent reclus, noircissant page sur page) se dégrader.

« C’était hallucinant de voir cette graine intacte promise à la destruction », écrit Haldas dans Jardin des espérances (Éd. L’ Àge d’homme, 1969), livre dans lequel il lui consacre une cinquantaine de pages.

« Lire Giauque est une épreuve », note François Boddaert. C’est effectivement vrai. Traverser avec lui cet océan de sombre désespérance pour aboutir à une fin implacable (suicide au lac de Neufchâtel en mai 1965) est douloureux mais sans doute nécessaire pour que le fil de cette voix fragile ne se casse pas.

 Intervalles : Sur le Souhait, 31 - CH 2515 Prêles (Suisse).

lundi 28 janvier 2013

Un amour de beatnik

Si l’œuvre de Claude Pélieu est abondante et largement publiée, il n’existait par contre que peu de repères permettant de situer son écriture poétique avant ses trente ans et l’édition (en anglais) de Automatic Pilot à l’enseigne de City Lights, librairie et maison d’édition créées par Lawrence Ferlinghetti. Cette lacune est désormais comblée avec la publication, dix ans après sa mort en 2002 et quatre ans après la parution du livre collectif Je suis un cut-up vivant, des lettres adressées à sa première femme, Lula-Nash, en 1963 et 1964. On y découvre un auteur qui possédait déjà ce sens de l’image rapide, cette énergie ramassée et cette tension très saccadée qui ne cesseront de s’affirmer dans les textes à venir.

Le livre est divisé en trois parties. D’abord les lettres écrites à Paris, ensuite celles envoyées de San Francisco et enfin un ensemble de poèmes datés de 1962 et 1963 qui étaient joints aux différents envois. Ces missives sont particulières. Elles débutent alors que Lula vient de quitter Pélieu qui, n’acceptant pas ce départ, trouve refuge dans une prose fulgurante qu’il expédie jour après jour à celle qu’il espère voir revenir. Il vitupère, fulmine, harangue, s’agace, improvise de longs et déchirants brames où il laisse éclater sa souffrance, ses désirs, ses manques. Ces lettres sont électriques, expansives, décousues.

« Ma Femme éponge saoule je me faufile jusqu’à toi sous ton coin de bouche, sous ton ventre blanc bombé à 4 pattes, je jappe sous toi, je bois ce que tu mets à chauffer tout au fond, ce qui a le goût de champignon. Nash je te garde dans la cymbale de mon cœur... Je ne tiens plus, je vais courir comme un fou sur toi, je ne veux en rien t’abdiquer... Je vais te regarder fixement dans le noir. Demain je cavale Poste Restante. »

Plus le temps passe et moins les plaintes se font virulentes. Peu à peu, et cela correspond à son arrivée en Californie, les lettres se transforment en une sorte de journal-poème où il parle de sa vie, de ses projets littéraires, de ses collages, de ses lectures, de ses révoltes, de son addiction à l’alcool et à l’héroïne...

« Je suis prisonnier des bulles et j’ai pu mettre fin à mes angoisses et à ma spasmodie électronique en plongeant dans les bulles-flocons Laine & Coton et en utilisant certaine "saloperie". »

Il rencontre poètes, éditeurs et musiciens, vénère Thelonious Monk, expérimente le cut-up, se passionne pour la poésie sonore, retrouve Gregory Corso qu’il avait auparavant connu à Paris, se lie d’amitié avec Ferlinghetti et commence à traduire, en compagnie de Mary Beach, qu’il épousera plus tard, plusieurs auteurs beat (Burroughs, Ginsberg, Kaufman) pour les éditions Christian Bourgois. On suit, à la lecture de ces lettres, derrière cet amour brûlant qui ne le quitte pas, le parcours autobiographique de celui qui est considéré, à juste titre, comme le seul poète français à avoir participé avec une telle intensité à l’aventure littéraire de la Beat Generation.

« De toute manière, chaque lettre reflète ce que je suis en train de transcrire ou certains états de veille et de descente... même par-dessus cette douleur, la came et l’alcool ne sont plus que des bastos emmurées aux écoutes sur le tambour des nerfs... »

Les textes poétiques proposés en fin de livre montrent que Pélieu avait déjà trouvé sa façon d’écrire. Benoît Delaune (à qui l’on doit, par ailleurs, un ouvrage consacré à Captain Beefheart), l’exprime clairement dans une introduction très documentée. Il revient également sur la genèse de cet ensemble qui doit beaucoup à Lula-Nash qui, en conservant lettres, poèmes, collages et dessins, a sauvegardé un pan important de l’œuvre d’un auteur connu pour la grande dispersion de ses écrits. Ceux-ci partaient souvent à tous vents, au gré de ses nombreuses correspondances, sans qu’il en garde la moindre copie.

« William Burroughs m’a envoyé un jour un télégramme cut-up où il me dit Please adjust your brakes (S’il vous plaît, ajustez vos freins)... je crois que je ne pourrais jamais ajuster mes freins même avec une seringue électronique... chaque mot s’annule, chaque intersection se tend, s’explose... c’était simplement t’écrire Lula... tendrement te dire ce que je ne peux pas te dire... »

 Claude Pélieu : Un amour de beatnik, lettres à Lula-Nash, 1963-1964, présentées et annotées par Benoît Delaune, éditions Non Lieu.

jeudi 17 janvier 2013

Lire Lionel Bourg

Décider de suivre à la trace Lionel Bourg – pour accompagner l'homme et l'écrivain sur ses sinueux chemins de traverse – c'est à coup sûr s'embarquer dans une déambulation hors norme. Il faut tout d'abord ne pas hésiter à se perdre tout en prenant soin de jalonner sa route de points de repères. Précaution fort utile pour se situer, revenir sur ses pas si besoin est et repartir pour se retrouver peu à peu en pays de connaissance en compagnie d'un être qui va vite nous en apprendre tout autant sur nous-mêmes que sur lui.

Il ne ménage pas son lecteur. Il lui arrive même de le titiller, voire de le brusquer en débutant son texte à toute allure et en demandant à qui veut le suivre d'adopter d'emblée un rythme soutenu. C'est un passage obligé pour entrer de plain-pied dans son univers, dans ses livres, ses poèmes, ses récits, ses lettres, son journal, ses essais, ses carnets, ses humeurs, ses coups de gueule, ses périples (de Bucarest à Douala avec fréquents retours à Saint-Étienne – où il habite – ou à Saint-Chamond – où sont ses racines).

« Dehors la ville est morte. De jeunes désœuvrés s'agglutinent sur la place puis se séparent, les uns tripotant leur téléphone portatif, les autres, qui se dandinent, s'éloignant à l'intérieur du gel ou du défaut du monde qu'il leur faut accepter. »

On le voit vaquant dans l'humidité froide des rues. Certains soirs, c'est au plus secret des venelles, près des chats, dans des recoins, sous les gouttières, entre ronces et fossés qu'il préfère s'isoler, assemblant, au fil de la marche « des lieux, des journées en souffrance. Enfouis sous les gravats de l'habitude ou dont les échardes soudain déchirent la mémoire. »

Rythme lancinant, blues étiré, mélopée lente et précise... Ce sont d'autres points d'appui. Omniprésents d'un bout à l'autre de cette balade au long cours où l'on prend plaisir à marcher, à crapahuter, à trébucher dans les méandres du texte en repérant les multiples présences qui traversent l'imaginaire de Lionel Bourg. Il y a là, en vrac, des peintres, des poètes, des coureurs cyclistes, des musiciens, des chanteurs, tous acteurs d'une époque (1950-1965) à laquelle il se réfère souvent et qui reste pour lui fondatrice.

« Je suis né sur un sol charbonneux. Tout était noir dans la région minière. Les murs, la boue dans les squares, les arbres et les façades des immeubles, les eaux grumeleuses des rivières comme les fumées que crachaient les usines, l'humeur maussade des hommes rentrant chez eux le soir, la colère des femmes, les joies fiévreuses, la misère. »

Il vient de là. Ne peut s'empêcher d'y retourner en pensée, promenant son ombre entre les lignes et revoyant, plus vrai que nature, celui qu'il fut alors : ce môme atterré, hébété, oscillant entre la peur et le refus, vivant entre un père taiseux, ouvrier chez Creusot-Loire, qui à l'occasion défaisait son ceinturon pour cogner (j'vais t'dresser, moi) et une mère au verbe vert et haut perché, chargé de métaphores sexuelles, qui l'emmenait fréquemment au cimetière visiter la pierre tombale du frère mort, le héros vénéré, celui que personne (ni lui ni son autre frère) ne pourra jamais dépasser.

« Mon frère s'était noyé après avoir porté secours à l'un de ses amis dans l'eau trop froide du lac de Nantua. On vit mal dans l'aura d'un cadavre. »

Alors on cherche, on fouille, on capte ici ou là, dans l'immédiat, dans le réel ou le rêve, dans les livres, ceux de Villon, de Nerval, de Baudelaire, ce qui peut donner de l'éclat, du nerf, du sens à ce monde où l'on étouffe. Pour Lionel Bourg, ces lumières, multiples, blafardes ou aveuglantes mais, quoiqu'il arrive, toujours promptes à éclairer son chemin, jaillissent d'autant plus facilement qu'il s'avère toujours très sensible, très ouvert, disponible, en attente, prêt à vibrer et à recevoir.

Des éclats divers forment un puzzle hétéroclite et original. Où se cognent, pêle-mêle – via les flâneries, la radio, l'arrivée de la télé, un livre volé, une escapade au ciné ou une marche dans le Forez dans l'ombre de Rousseau – des morceaux d'anthracite, l'assassinat de Lumumba, le vacarme des forges, Charlie Gaul planant sur les hauteurs alpestres, le brouhaha du fond d'un bar, Stan Ockers retrouvé mort à la une de L'équipe, des trottoirs couverts de poudreuse, Marylin en « pin-up alcoolique », Dylan sur les traces de Woody Guthrie, Cochran se tuant sur la route, Gagarine parti au ciel, Mitchell chantant Be bop a lula, le cadavre d'Ernesto Guevara exposé, les yeux ouverts, sur une table en Bolivie...

Mille autres détails viennent et s'emboîtent dans des phrases aux méandres mouvants. Tous disent des êtres, des itinéraires, des fragments de vie d'abord isolés puis amenés à se frotter à la réalité ambiante. Tous sont sentis, entrevus, saisis, écrits, mixés, travaillés, recadrés livre après livre. On touche ici à l'un des aspects essentiels du travail de l'écrivain. Cette quête autobiographique, qui s'inscrit dans une vie vouée à l'écriture et à la réflexion, restitue une histoire directement reliée à celle des autres, tous ceux qui, de près ou de loin, apportent leur pierre à l'édifice. Il n'y a donc pas lieu de s'étonner si, de temps à autre, Cochise côtoie Rimbaud. Ou si, d'aventure, la proue du Kon Tiki se met à briller un soir dans la brume au-dessus du Mont Pilat. Rien n'est laissé au hasard. L’œuvre ne cesse d'explorer et de s'adjoindre de nouvelles ramifications. Elle est là, devant nous, grande ouverte. Branchée sur la mémoire – qui ramène en surface, parfois avec des décennies de retard, des séquences enfouies – et le présent, alimenté non seulement par un insatiable appétit de savoir et d'aimer s'entourer mais aussi par cette énergie, cette tension, cette force ramassée qui l'aide (par delà les pépins de santé, les drames, la mort des proches) à garder intacte sa capacité de révolte.

Lionel Bourg : récentes publications : Le Chemin des écluses (Folle Avoine, 2008), Comme sont nus les rêves (Apogée, 2009), L'Horizon partagé (Quidam, 2010), L'Irréductible (La Passe du vent, 2011), La Croisée des errances (La Fosse aux ours, 2012), A hauteur d'homme (La Passe du vent, 2012).

Logo : couverture de Contre-nuit (éditions Jacques Brémond, 1980).

mercredi 9 janvier 2013

Carnet de têtes d'épingles

Il a beau avoir perdu ses illusions en cours de route, cela ne lui interdit pas de garder l’esprit libre et le regard vif pour glaner çà et là quelques pépites où bien-être, consolation, sagesse et calme précaire disent combien ils sont encore utiles à qui souhaite se laisser guider par eux. Rien ne l’empêche, bien évidemment, de faire bonne figure dans le méli-mélo quotidien. Il peut parler longuement de Bornéo avec la bouchère du coin de la rue. De toute façon, tous deux savent qu’ils n’y mettront jamais les pieds. Il peut également rêver que Miss Monde, une de ces nuits, sonnera à sa porte, ou imaginer voir la mer onduler dans une plaine perdue, ou même se mettre dans la peau d’un chien pour toucher « les lèvres de la terre » de près... Tout est possible à condition que l’on veuille bien prendre en main une petite pierre plate et la lancer à l’intérieur de sa tête en cherchant l’eau et en essayant de réaliser le plus de ricochets possibles. Cela, il le sait. Il l’écrit. En ayant conscience que l’improbable, et il s’en félicite, ne frôle que très rarement la réalité.

Il fréquente le grand-huit de la vie depuis assez longtemps pour savoir que celui-ci va, tourne et finira par l’envoyer voir, derrière un haut mur, une palissade ou un écran de fumée, si son âme ou ce qui en tient lieu – et qui n’est sans doute, pense-t-il, qu’un mirage de plus – s’y trouve ou pas.

Ainsi va, vit et écrit Jean-Claude Martin. Lucide et conciliant avec l’inévitable, l’auteur d’ Un ciel trop grand (Le Dé bleu, 1994), de Tourner la page (L’escampette, 2009) ou de Château fable (L’escampette, 2011), ponctue régulièrement le morne des jours en ciselant, à coups de poèmes en prose, passés à l’implacable rabot, des scènes furtives, apparemment anodines, parfois invisibles, souvent lestées de solitude et de rencontres ratées.

« La rue. Croisements. Touristes, gens affairés, mendiants. Personne cherchant une autre rue, dans une autre langue. Perdues. Que nous respirions le même air au même instant est notre seule solidarité. Chaque tête est une terre. Qui tourne plus ou moins rond. Les collisions sont rarement des baisers... »

Il préfère le flegme à la colère, le cahin-caha au branle-bas de combat et le rire jaune au sourire forcé. La tristesse, la langueur, l’ennui, l’à quoi bon, la fragilité de l’instant et du corps restent perpétuellement en embuscade. L’écriture lui permet de les contourner ou de les fissurer pour, malgré tout, garder assez de ténacité pour poursuivre son chemin.

 Jean-Claude Martin : Carnet de têtes d’épingles, dessins de Claudine Goux, Éditions Les Carnets du Dessert de lune.

mardi 1 janvier 2013

Le Voyage imaginaire

La Schwambranie a été conçue entre hasard et nécessité, un soir où Lolia et son frère Osska, mis au piquet par leur père pour avoir perdu la reine d’un jeu d’échecs neuf que celui-ci, un colosse à la voix forte, médecin juif exerçant à Pokrovsk sur la Volga, venait d’acquérir, décidèrent, seuls dans leur coin, de s’évader en créant un pays imaginaire où les enfants auraient toute leur place.

« Selon notre géographie, le monde était immense, mais il n’avait point de place pour les enfants. »

Vivant dans la Russie tsariste des années 1910, les inventeurs de ce nouveau pays, le situèrent dans l’océan Pacifique, à l’est de l’Australie, loin de leur propre territoire dont l’histoire, et les bouleversements en cours, allaient pourtant déterminer en partie la vie de leur minuscule paradis.
Quand la première guerre mondiale toucha l’Europe et la Russie, les deux frères ne purent s’empêcher de s’inventer eux aussi des ennemis, des batailles et des héros. Ils leur donnèrent le nom des médicaments que prescrivait leur père.
En 1917, la révolution qui éclata en Russie se propagea également en Schwambranie. Olia et Osska devinrent alors des défenseurs acharnés de leur petite république de poche. Ils donnèrent libre cours, tout comme leur père – qui devra bientôt rejoindre le front de l’Oural – à leur enthousiasme révolutionnaire.
Ils vont bientôt confondre de plus en plus la réalité et leurs rêves d’évasion. Les deux registres vont s’imbriquer et Léo Cassil, qui a débuté en littérature grâce à Maïakovski, va déployer toute sa verve et son ironie pour faire en sorte que ce voyage immobile et secret perdure jusqu’à la fin du livre, autrement dit jusqu’à la mort (totalement assumée) de tous les Schwambraniens.

« J’étais debout parmi ces cadavres imaginaires, les dépouilles mortelles de citoyens qui n’étaient jamais nés. »

Cassil s’écarte rarement de l’idée de jeu et de féérie qu’il essaie d’instituer dans son roman. S’ il le fait, c’est pour saisir le contraste qui existe entre l’utopie que ses héros réussissent à créer (rencontrant quand ils le souhaitent Tom Sawyer, Oliver Twist, la petite marchande d’allumettes ou les enfants du capitaine Grant) et celle que les politiciens ne peuvent qu’entrevoir avant de la remiser définitivement au placard.

« Hier, un train à traversé les tourbillons. J’ai couru à sa rencontre. C’était un train de morts. Les malades avaient été gelés pendant la route. On rangeait les cadavres sur le perron. Papa n’était pas parmi eux. »

Le Voyage imaginaire a été découvert par Malraux lors de sa venue à Moscou, en 1934, au congrès des écrivains révolutionnaires. Le livre, publié en 1933, connaissait un grand succès. En 1937, suite à l’arrestation et à l’exécution de Ossip, le frère de Léo Cassil (Osska dans le roman), il cessa d’être imprimé et ne ressortit que vingt ans plus tard, au moment de la déstalinisation, expurgé des passages où était évoqué l’antisémitisme latent en Russie.

C’est la version intégrale de cette ode à l’enfance que publient les éditions Attila avec, en annexe, un appareil critique et divers documents dont les armoiries de l’état et son drapeau original.

« Le souvenir de la Schwambranie est chose utile. Bien des gens parmi nous vivent encore d’une double vie, mettent encore sous leur oreiller la vraie cuillère avec laquelle ils espèrent manger la confiture des songes. Ce sont des Schwambraniens qui s’ignorent. »

Léo Cassil : Le Voyage imaginaire, traduit du russe par Véra Ravikovitch et Henriette Nizan, dessins de Julien Couty, éditions Attila.

samedi 22 décembre 2012

Agacement mécanique

Agacé, amusé ou simplement déconcerté par ce qu’il voit, lit ou entend, Olivier Hervy aime traquer puis démonter l’anomalie, l’évidence, la logique déplacée, les doubles sens, les lieux communs si communs ou les légers déraillements du vocabulaire qui se présentent à lui (et à nous) tous les jours ou presque. Il les saisit et les détache un instant de ce quotidien auquel ils ne cessent d’appartenir. Il les polit et y ajoute son grain de sel. Il a ainsi accumulé nombre d’aphorismes, de notes et de réflexions qui s’enchaînent en continu tout au long de cet ensemble très tonique.

« "Un temps de saison !", me dit mon vieux voisin qui a toujours une phrase de circonstance. »

« C’est parce qu’il est souple que cet équilibriste sur ses échasses a une démarche raide. »

« On vient de retirer son agrément à cette assistante maternelle qui avait un pitbull dans son appartement. Le fait qu’elle ne comprenne ni n’accepte la décision de la commission la justifie. »

À coups de notes concises, pleines de bon sens, de vérité ou de malice, placées sous le signe de l’écoute et de l’observation, il coupe au plus court et détecte les travers de tout un chacun sans pour autant s’épargner.

« "Dis que tu viens de ma part !", m’avait conseillé le déplaisant P., si bien qu’à présent je me trouve sur une petite table coincée entre la porte d’entrée et celle des toilettes devant une assiette froide. »

« "Je préfère ce que tout le monde n’aime pas", me dit cet ami en mangeant le cou du lapin, avant que je ne réalise qu’il est le seul à me rendre souvent visite. »

Son sens du bref et du contrepoint ne laisse rien passer.

« Une coulée de boue a fait plus de deux cents morts au Nicaragua, une autre ici bloque une ligne de train. Les usagers sont furieux. »

Efficace, conciliant, incorrect ou cinglant, il vise juste et ne s’attarde jamais outre mesure sur les faits et gestes de ceux qui l’entourent. Il se sait, lui aussi, de temps à autre, pris dans la nasse, en bonne ou moins bonne compagnie, bien obligé d’égayer ou de gâcher, selon l’humeur et les circonstances, son état d’esprit du moment.

« C’est quand l’ambulance roule lentement avec son gyrophare allumé mais sans sa sirène que l’urgence semble la plus réelle. »

« Elle me dit qu’hier elle a fait piquer son chien. Il était malade, sentait mauvais, mordait les enfants. C’est un brise-coeur, ajoute-t-elle. »

« "Mais où vas-tu chercher tout cela ?", me demande cette jeune cousine avec piercing sur la langue et semelles compensées. »

Olivier Hervy : Agacement mécanique, L’Arbre vengeur.

vendredi 14 décembre 2012

La douceur de la vie

Ce livre est de ceux dont le titre se trouve assez rapidement démenti par son contenu même. La douceur évoquée est celle à laquelle aspire la plupart des personnages du roman. Le décor (le calme d’une petite ville autrichienne) et la période de l’année (entre Noël et le nouvel an) pourraient aider à atteindre ce bref instant de plénitude tant désiré. Mais la réalité est différente. Dans cette apparente langueur, où vivent au ralenti une bourgade et ses abords montagneux couverts de neige, un vieil homme de 86 ans vient d’être découvert mort près de sa grange, le visage broyé par les roues d’un engin puissant qui pourrait être un tracteur ou une dépanneuse.

Cette énigme, Ludwig Kovacs, le policier en charge de l’affaire, va devoir la résoudre en tentant de découvrir l’assassin et son mobile. La tâche est d’autant plus ardue que la seule personne capable de lui donner quelques indices est la petite Katharina, frappée de mutisme après avoir retrouvé son grand-père (avec qui elle jouait peu avant) allongé dans la neige, les bras en croix et le visage écrasé.

« Couché là, il y a comme quelqu’un qui fait l’aigle dans la neige, les bras largement étendus comme des ailes. Il avale la clarté de la lune. L’enfant pose un pied à côté de l’autre. Puis elle se penche. Les brodequins noirs ressemblent à ceux du grand-père. »

C’est cette fillette que le docteur Horn, psychiatre à l’hôpital de Furth, va voir entrer dans son service peu après.
« Cette année ne finit pas bien, pensa Raffael Horn. »

Les nombreux faits divers, tous assez scabreux, qui ne cessent de s’accumuler, ne peuvent que lui donner raison. Il en reçoit, tout comme le policier Kovaks, les premiers éclats. Tous deux se trouvent confrontés à des situations qu’il leur faut, d’une façon ou d’une autre, comprendre et disséquer à un moment où ils espéraient plutôt souffler et passer tranquillement les fêtes de fin d’année.

Avançant chapitre par chapitre, se plaçant tantôt du côté de l’enquête de police, tantôt dans le service du psychiatre, et n’hésitant pas à amplifier son roman en sondant la mémoire et le quotidien de nombreux autres protagonistes (curé désaxé, ex-facteur reconverti en apiculteur, hôtelier marocain harcelé par des bandes de skinheads, ancien taulard devenant coupable idéal), tous reliés, parfois secrètement, à l’énigme, Paulus Hochgatterer construit son roman avec lenteur et habileté. Rien (et surtout pas la psychologie) de ce qui fonde la vie de ses personnages n’est laissé au hasard. Tous sont confrontés à des luttes intérieures qu’ils doivent de temps à autre oublier pour s’intégrer dans un tissus social qui est loin de répondre à leurs attentes. C’est celui de l’Autriche vu par l’un de ses écrivains qui, comme tant d’autres (Thomas Bernhard, Elfriede Jelinek, Josef Winkler...), porte un regard critique et pessimiste sur son pays. Hochgatterer a choisi, pour ce faire, une mise en scène fouillée et, au final, terriblement efficace. Ce livre est bien plus qu’un roman noir. Il permet de visualiser, détails à l’appui, la fragilité d’une société profondément fissurée qui laisse apparaître, au grand jour, après avoir tenté de les contenir dans le microcosme familial ou rural, une somme de malentendus, de non-dits, de mensonges, de blessures, de violences, de crimes, de règlements de comptes (souvent liés à la dernière guerre) et de trahisons qu’elle ne peut plus dissimuler.

Paulus Hochgatterer a reçu, avec ce livre, au dénouement inattendu, le prix du meilleur roman noir allemand en 2007 et le prix européen de littérature 2009. Il avait auparavant publié, également chez Quidam, un très subtil et tout aussi convaincant roman : Brève histoire de la pêche à la mouche.


 Paulus Hochgatterer : La douceur de la vie, traduit de l’allemand (Autriche) par Françoise Kenk, Quidam éditeur.


jeudi 6 décembre 2012

Je dirais que j'ai raté le train

Pierre Soletti préfère marcher à côté des rails ou s’en écarter plutôt que de se poster sur les quais en ayant les yeux constamment braqués sur l’horloge et les panneaux lumineux. Il aime voyager léger et s'appuyer, au fil de ses périples, sur ce regard vif et libre qui ne lui fait jamais défaut. Trouver un arbre migrateur (le palétuvier), guetter les brusqueries du vent derrière la vitre ou s’imaginer l’étonnement d’une flaque d’eau qui voit la mer déferler et l’anéantir en un éclair sont quelques unes des surprises qui l’aident à traverser ses jours en pointillés avec pour seuls titres de voyages des poèmes brefs et spontanés. Il y dit ses étonnements ou ses désenchantements. Sans s’épancher mais avec lucidité.

« la vie parfois
ressemble à un sale type
qu’on a envie d’attraper
par les oreilles
& de secouer
secouer
secouer
jusqu’à ce qu’il en tombe
quelque chose »

Ce voyage, il ne le réalise pas seul. Amélie Harrault illustre et anime à sa manière (ombres, portraits, décors ou intérieurs saisis dans leur réalité) ces instants de vie en les faisant bouger sous nos yeux. La réalisatrice et scénariste de Mademoiselle Kiki et les Montparnos trouve dans les textes de Pierre Soletti (où les arrêts sur image sont permanents) un univers qui ne pouvait que l’enchanter.

Pierre Soletti (textes) et Amélie Harrault (illustrations) : Je dirais que j’ai raté le train, Éditions Les Carnets du Desserts de Lune.

vendredi 30 novembre 2012

Ici ça va

On entre dans le roman de Thomas Vinau en poussant une porte qui grince et s’ouvre sur l’intérieur silencieux d’une maison inhabitée depuis plusieurs années. L’endroit est assez sain et agréable pour qu’un jeune couple décide de s’y installer. À eux de rénover la demeure et la cabane attenante, d’y trouver leurs marques et de s’y poser. La démarche s’avère un peu plus délicate, et en même temps, on le comprend très vite, nécessaire, vitale, pour le narrateur qui ne retrouve pas ici un lieu d’habitation ordinaire. C’est dans ces murs, et surtout au dehors, dans les herbes folles, au milieu des vignes, à proximité de la rivière, qu’il a passé son enfance et engrangé des souvenirs heureux jusque ce que la mort brutale de son père ne vienne rompre l’équilibre, donnant libre cours à l’angoisse et à ses crises répétées.

« Il aimait la pêche. Le foot. Il aimait réparer les transistors. C’est ce que ma mère m’a raconté au téléphone quand je l’ai appelé après mes crises. J’avais besoin d’en savoir plus. D’en savoir un peu. De pouvoir l’imaginer. C’est la moindre des choses que de pouvoir imaginer son père. À défaut de le connaître. »

C’est en se réappropriant la part la plus sensible de son histoire qu’il crée, avec patience et lenteur, un présent où l’on perçoit, à chaque instant, une harmonie entre lui et celle qui partage ce quotidien où le travail physique permet au corps d’éprouver, chaque soir, une fatigue salvatrice. Cela n’empêche pas la peur de rôder.

« Je me méfie. J’ai toujours peur que ça ne dure pas. Dès qu’il y a un moment de bonheur, de paix, je me répète que ça ne durera pas. Que le temps est un menteur. Qu’avoir quelque chose c’est commencer à le perdre. C’est comme cela que je fonctionne. C’est ce que la vie m’a appris. »

Ce fatalisme latent n’entrave pas sa volonté de vivre chaque instant avec intensité. C’est sa façon de maintenir la fragilité à distance. C’est aussi ce qui l’incite à confirmer ce que dit le titre du livre : Ici ça va. Ce qui peut laisser penser qu’ailleurs ça n’allait probablement pas. D’où ce besoin de reprendre en main son existence à l’endroit même où elle s’est un jour partiellement arrêtée.

Thomas Vinau mène son roman en multipliant les chapitres très courts. Son écriture est simple et efficace. Il lui faut peu de phrases pour brosser un décor, un pan de paysage, un parcours dans les vignes, une fin de journée paisible, un feu de broussailles... Pas de détails superflus, très peu d’adjectifs. Un tempo vif et une respiration soutenue et maîtrisée, à l’image de celle qu’adoptent les deux personnages que l’on suit, reconstruisant patiemment quelque chose qui s’affirme, au fil des mois, bien plus fort que les murs de leur maison.

« Et puis il y a la lumière. Omniprésente. On dirait parfois qu’elle monte de la terre. Avec le bruit de la rivière. Qui lui sert d’escalier. »

Ici ça va est le deuxième roman de Thomas Vinau. Le premier, Nos cheveux blanchiront avec nos yeux, publié l’an dernier chez le même éditeur (Alma) est récemment sorti en 10/18.


 Thomas Vinau : Ici ça va, Alma éditeur.



mardi 20 novembre 2012

Petites chroniques de l'estran

C’est en bordure d’océan que l’on a le plus de chance de rencontrer Marc Le Gros. Ce n’est pas la pleine mer qui l’attire mais bien l’estran, la bande côtière, ce lieu où l’homme peut prendre, durant quelques heures par jour, la place laissée momentanément libre par l’eau. L’endroit regorge de bestioles fabuleuses, pour la plupart succulentes, qui vivent et bougent (ou dorment, ou font semblant) au ras du sol et parfois même en dessous, quand ce n’est pas collées aux rochers qui ne se découvrent qu’à marée basse. Celles-ci se nomment palourde, moule, couteau, bernique, huître, homard, crevette ou bigorneau. Ce sont les familières de l’estran. Ce sont aussi les personnages du théâtre iodé que Marc Le Gros met  en scène. Il procède par tableaux et présente chaque intervenant avec tact, y associant de belles références littéraires ou picturales.

Son envie de faire partager sa quête de l’infiniment petit, son impeccable curiosité et ce plaisir, simple, de vivre, un temps, (celui de la pêche à pied précédant celui de la table) loin des tracas quotidiens restent des règles de sagesse qu’il applique au fil de ces chroniques où l’érudit qu’il est n’en rajoute jamais.

« La matière qui nous meut n’est pas savante, elle est légère et il n’est pas indifférent que les mots et les choses, l’humeur et la forme parfois consonent et aillent, autant que faire se peut, du même pas. »

Cet équilibre avec la matière et ce qu’elle suggère de découvertes émerveillées tient autant à sa propre histoire et à ses attaches géographiques (à la présence indéfectible en sa mémoire de sa grand-mère Laurencine Colleter et du petit port de Térénez en baie de Morlaix) qu’à ses multiples voyages, effectués toujours cap au sud, à la découverte de pays à larges façades maritimes.

« Le sud de l’Europe connaît bien les couteaux. On trouve fréquemment les navajas ou plutôt les navelles proposés aux étals de la Boqueria de Barcelone. Les adultes sont consommés à la « planxa », les juvéniles plutôt destinés aux bars à tapas de la ville. Mais on les rencontre aussi sur les marchés des petits ports d’Algarve où on les vend en bottes, ligotées de raphia comme les asperges. »

Chez Marc Le Gros, l’air de la mer et les marches le long des grèves creusent l’estomac. Cela ouvre l’appétit. Ceux qui le suivent ne peuvent s’empêcher de penser à la prochaine dégustation des petites bêtes récoltées par le bassier. Sur ce point, comme sur les précédents, qui associe mots et mets, il ne manque pas de goût. Il sait cuisiner, agrémenter, arroser tout en restant gourmet, se référant, si besoin, à l’expérience de quelques uns de ses écrivains de prédilection. Songeant ainsi à Mandiargues mangeant les couteaux crus, « arrosés de jus de citron vert » lors de ses petits déjeuners avec Bona à Venise. Ou à Lampedusa, l’auteur du Guépard, évoquant « le corail des langoustes bouillies vivantes, un corail qui seul, suprême élégance, était consommé. »

Avec Petites chroniques de l’estran, où l’anatife et l’anomie côtoient la coquille Saint-Jacques et l’araignée, Marc Le Gros clôt, presque à regret tant la palette semble inépuisable, le triptyque qu’il avait commencé avec Éloge de la palourde et poursuivi avec Marée basse

 Marc Le Gros : Petites chroniques de l’estran, éditions L’escampette.