lundi 26 juillet 2021

Demain s'annonce plus calme

Il se passe des choses étranges dans ce pays imaginaire qu’Eduardo Berti se propose de nous présenter à travers « une série de dix éditions différentes d’un même quotidien ». Les nouvelles, plutôt tranchantes, ne sont jamais figées et chaque édition permet de suivre leur évolution, comme on le ferait d’un feuilleton en cours.

« Un homme qui courait nu jeudi dernier dans les rues du centre de notre capitale a déclaré aux policiers qui l’ont arrêté qu’il fait cela parce qu’il est un homme invisible et que, par conséquent, il n’a commis aucune offense. Le détenu, un récidiviste, devra subir une expertise psychiatrique. »

La littérature occupe une place de choix dans les différents articles mis en valeur dans ce journal. Le Parlement et les groupes de lecteurs qui s’organisent dans la cité n’y sont pas pour rien. Le premier vient de présenter un projet de loi au sujet « des droits et des devoirs des écrivains et des lecteurs » tandis que les seconds ruent dans les brancards en menant plusieurs actions subversives. Certains se battent pour que les lieux décrits dans les textes de leur auteur fétiche restent identiques à ce qu’ils étaient au moment où l’écrivain les a immortalisés tandis que d’autres, organisés en gang, modifient le titre des livres qu’ils empruntent dès qu’ils y découvrent un chiffre. Ils procèdent alors à une soustraction. Ainsi, un exemplaire de Blanche-neige et le nain a récemment été rapporté en bibliothèque.

« Une bombe a explosé hier matin, pulvérisant une des plus anciennes statues du grand jardin publique de notre ville. L’attaque a été revendiquée, quelques heures plus tard, par un cercle de lecteurs qui, depuis plus d’un mois, tient en haleine une grande partie de la population, après avoir décrété que notre capitale doit ressembler à la façon dont elle est peinte dans les romans de son idole. »

Plus grave encore s’avère l’épidémie qui progresse dans le pays et qui touche les personnes qui ont lu la nouvelle traduction d’un célèbre texte de Franz Kafka. Tous, après une nuit agitée, se réveillent transformés en insecte. Les autorités, perplexes, se demandent s’il n’y a pas, en l’occurrence, risque d’épidémie mondiale.

D’autres faits inquiétants se manifestent ici et là. On note qu’un supporter, qui pressentait l’imminence d’un but contre son équipe, n’a pas hésité à tirer au pistolet sur le ballon qui s’est dégonflé en pleine surface de réparation et qu’un champion de boxe a tué par inadvertance l’arbitre du match en lui assénant un coup violent à la fin du sixième round. Ce petit monde, décrit par Eduardo Berti, paraît sens dessus-dessous. Les habitants regorgent d’imagination et n’entendent pas s’en laisser compter. Pour l’instant, leur principale satisfaction se trouve dans la rubrique météo du journal. Généralement, le temps du jour est exécrable mais les prévisions pour le lendemain sont au beau fixe.

« Le service météorologique national prévoit pour aujourd’hui une pluie assez drue, des vents cycloniques en rafales assez capricieuses et une chaleur de plomb vers la fin de la journée. Demain s’annonce plus calme mais encore humide, avec un vent d’ouest à sud-ouest assez fort et des températures comprises entre 12 et 23 degrés. »

Il en est ainsi de tous les lendemains annoncés dans ce livre inventif et malicieux où Eduardo Berti, en oulipien qui adore s’imposer des contraintes pour ensuite jouer avec, nous transmet sa bonne humeur et son humour pince-sans-rire.

Eduardo Berti : Demain s’annonce plus calme, illustrations de Dorothée Billard, éditions Do

.En début d’année, Eduardo Berti a publié Un père étranger, un roman ample et dynamique, superbement construit, traduit par Jean-Marie Saint-Lu, où l’on retrouve la verve, l’humour, l’effervescence créatrice, la fibre voyageuse et l’agilité littéraire de l’écrivain argentin. À découvrir à .La Contre Allée.

samedi 17 juillet 2021

La tendre indifférence

Si une part de son être vit toujours à Alger, là où il est né, et où il retourne souvent par la pensée, Albert Bensoussan s’est inventé, très jeune, d’autres points d’ancrage pour y nouer des relations qui durent. Au début des années soixante, après avoir dû traverser la Méditerranée, il découvre Marseille, ville où le narrateur de La tendre indifférence, qui lui ressemble beaucoup, vient justement de se poser. Il y fait escale afin de se rendre au cimetière Saint-Pierre.

« Là, au-delà des palmiers qui font de l’ombre au tarmac, toute affaire cessante, un taxi me convoie au cimetière. Immensité de morts, cité cyclopéenne, océan tumulaire de cent soixante-dix-sept mille sépultures. La nécropole Saint-Pierre est une mégalopole du dernier repos. Sitôt franchie la croix qui surmonte le portail, l’ivresse me saisit, comme toujours quand je me transplante, vertige de l’ailleurs. »

Antonin Artaud est ici. Edmond Rostand aussi. Louis Noilly et Claudius Prat, les rois du vermouth, également. Mais ce ne sont pas eux qui motivent sa visite. Sa halte est intime. Il a des questions à poser, des liens à dénouer, et deux des personnes qui peuvent l’aider reposent en ces lieux. Il y a Dionys, l’ami qui fut son presque frère, volubile, enjoué, amoureux et jaloux, Dionys, mort du sida en 1989. Sur sa tombe, il se remémore leurs voyages, leurs escapades, leurs joutes verbales et se souvient que le colosse, qui avoisinait le quintal, était présent à chaque fois qu’il rencontrait une femme qui allait bouleverser sa vie. C’est le chemin (plus ou moins long) qu’il a parcouru en compagnie de ces femmes qu’il souhaite retracer, en une longue adresse à l’ami disparu.

« Trois femmes ont compté dans ma vie et malgré toi m’ont fait homme. Si je fus comblé ce fut toujours envers et contre toi. »

Il y a Mariska, la mère de Dionys, qui gît, après avoir vécue centenaire, dans la terre de l’immense cimetière où il continue de remonter le temps, faisant revivre – et réapparaître – celle qu’il a désirée, aimée et côtoyée pendant des années. Il procède de même, poursuivant son errance entre les lits de marbre, pour re-susciter la présence d’Amarie, jeune femme dont il s’éprit à Alger mais qui plus tard préféra en épouser un autre. À sa mort, ses cendres ont été jetées au vent, contrairement à celles de Gemma, sa première épouse, d’origine catalane, conservées dans une urne qu’il a pris soin de déposer au cimetière de Les Corts à Barcelone. Il l’évoque avec tendresse et pudeur sans occulter leurs douloureuses dernières heures passées ensemble.

« Lorsque tu la présentas à ta mère, Mariska sut reconnaître en elle une sœur et une complice, et elle s’en amusait. L’une et l’autre, tu le sais, aimaient séduire. Et à l’une et à l’autre, si semblables de stature, si pareilles d’âge, j’ai succombé. »

Ces trois femmes, qui ne sont plus de ce monde, habitent avec bonheur celui d’Albert Bensoussan. Le récit qu’il leur consacre n’a rien d’un livre de deuil. Pétillant de vie, il déborde de clins d’œil malicieux, se déplace d’Alger à Marseille, de Rome à Biarritz ou de Santander à La Baule et prolonge avec grâce ces moments fragiles qui adviennent quand les corps, débordant de désir, se frôlent et finissent par se toucher, par s’épouser. Ces moments restent gravés dans la mémoire d’un homme qui a su garder en lui assez de fraîcheur pour en être, quelques décennies plus tard, toujours aussi étonné.

 Albert Bensoussan : La tendre indifférence, éditions Le Réalgar.

mardi 6 juillet 2021

En découdre

Derrière ce beau titre, se cache une présence discrète qui ne se dévoile qu’avec retenue, de façon parcellaire, au cœur de l’hiver, avec en toile de fond un paysage aux collines dissimulées sous la neige. Çà et là, de frêles lignes noires jouent de leur contraste et agrippent le regard. C’est avec cette étendue blanche et aveuglante qu’il faut en découdre. Avec elle et avec la nuit, le froid, le manque de lumière. Celui-ci peut facilement se propager à l’intérieur de soi et nécessiter l’allumage de quelques feux. Il faudra ensuite souffler sur les braises et tracer des signes au sol avec le bois brûlé. C’est ce que fait Isabelle Lévesque.
 

« Pour compagnon,
l’hiver.

Il faut d’un bâton
tracer au plus vite
des figures indéchiffrables
pour les lire
après coup.

On dirait dans le soir
des dessins de flamme. »

Le froid n’endort pas l’ardeur, loin s’en faut. Il s’agit non seulement de la préserver mais aussi de la nourrir en prévision des jours meilleurs. Occuper cet entre-deux à deux si possible, faire confiance aux mots et guetter les indices de vie qui se manifestent parfois en une fraction de seconde. Cela n’empêche pas le tourment, la crainte, la peur de perdre pied. Ces émotions ambivalentes – exprimées avec délicatesse – sont tout simplement humaines.

« Mon cœur porte les épines
des unités qui s’alignent »

Il y a chez Isabelle Lévesque des non-dits, des énigmes, des suggestions qui incitent à la réflexion, qui stimulent la pensée. Chez elle, rien n’est jamais figé. Le mouvement est continu. Ses poèmes circulent entre le feu et la glace, entre l’obscurité et la lumière, entre la parole et le silence. Et au final, c’est elle qui en parle le mieux.

« C’est l’hiver. L’espace divisé révèle deux camps : en découdre pour ne pas rompre. Accepter d’être affronté pour que ne résiste plus la faculté d’inventer. »

 Isabelle Lévesque : En découdre, couverture et frontispice de Fabrice Rebeyrolle, éditions L'herbe qui tremble.

 

samedi 26 juin 2021

Assemblages & Ripopées

Dès le prologue, le ton est donné. Le poète Dubost fait flèche de tout bois et l’imparable mécanique de la langue qui est sienne chauffe, bruisse, frémit, se cabre, respire amplement, s’embrase et emporte le lecteur. À lui de prendre la mesure de ces agapes joyeuses, savantes et gourmandes qui lui sont offertes. Il y a, comme annoncés, des assemblages, « composés après fermentation en fût céphalique », et d’épiques ripopées en Centre-Val de Loire, mais aussi des mets et des saveurs raffinés qui réclament des breuvages appropriés, des corps en émoi qui ne souhaitent pas en rester là, des vins issus des meilleurs cépages qui roulent dans la bouche et des larmes de vie qui glissent sur le rebord des verres. Il y a, servi sur table copieuse, tout ce qu’il faut pour étancher les soifs et pour rassasier les estomacs quémandeurs. Le festin se déguste page à page, chacune comportant son texte, qui court d’un seul tenant, trouvant sa tonalité, son rythme, sa dynamique noueuse, nerveuse et tendue sans point ni retour à la ligne, un tiret annonçant, simplement, la fin du poème.

« poèmes faits d’assemblages de différents terroirs lexicaux et champs sémantiques favorisés cependant par une bonne exposition aux dictionnaires, aux documents et aux dires d’hommes du cru ; ainsi beuvez toujours, vous ne mourrez jamais – »

Les textes réunis dans cet ouvrage ont été élaborés et écrits suite à des séjours en différents lieux, là où Jean-Pascal Dubost, invité en résidence, a questionné la terre, les hommes, l’histoire, les sous-bois, les ceps, les vignes, les humeurs du ciel ou du sol et l’apport des mémoires collectives pour mieux s’en imprégner. Ce fut le cas dans la Drôme, aux alentours de Montélimar, ou au prieuré Saint-Cosme, où vécut Pierre de Ronsard, qui, vingt ans durant, en fut le prieur et qui finit par y mourir avant d’être enseveli dans la crypte de l’édifice.

« Cher Ronsard, je vous adresse la cy-ripopée qui ne sera goutte un bas mélange de restes vinâtres, mais qui, sous la forme du porte-manteau-mot, "ripopée", fait de ri(bote) et d’(é)popée, sans que ça soit tip top, sûrement pas hip hop, ni beat ou bop, sera sans doute ribaude et laide et pas grave, et qui, plutôt que conter vos hauts faits, que narrer vos grands gestes ou louer votre vaillance offensive et guerrière, se servira de vos lauriers, de votre souffle et de vos trouvailles pour tranche-tailler dans la non franque franche langue nôtre de France amellée de choses estranges, et d’emprunts et de calques et de métissages »

Jean-Pascal Dubost travaille la langue. Il s’en délecte, s’en nourrit, aiguise sa curiosité en élargissant son champ d’investigation. Le lire, c’est se réserver de nombreuses incursions dans les recoins les plus subtils du langage, c’est pénétrer dans ses incroyables potentialités, s’immerger dans la richesse des lexiques, tournures et expressions orales passées ou présentes en se laissant guider par les poèmes, les écrivains (Rabelais, jamais loin), les poètes (notamment ceux du dix-septième siècle) et par cet appétit de vivre qui l’anime et qui ne peut qu’inciter au partage.

  Jean-Pascal Dubost : Assemblages & Ripopées, éditions Tarabuste.

 

mardi 15 juin 2021

Les Bâtardes

Huit récits suffisent à Arelis Uribe (autrice chilienne, journaliste et directrice de l’Observatoire contre le harcèlement de rue) pour ouvrir les portes d’’un monde particulier, celui du Chili des années 1990-2000 vu à travers le regard aiguisé de jeunes femmes qui décident de prendre la parole.

Elles se ressemblent. Habitent dans les quartiers modestes de Santiago ou à la périphérie de la ville. Elles s’expriment toutes à la première personne du singulier, sans fioriture et sans outrance, en s’arrêtant sur leur présent, leurs espoirs, leur détermination à ne pas s’en laisser compter et à poser des actes sur ce qui les motive.

Si le titre original, Quiltras, signifie bien bâtardes, il faut néanmoins lui attribuer un sens beaucoup plus large. Arelis Uribe s’en explique :

« Les cuicos (blancs des classes aisées) connaissent parfaitement leurs origines, contrairement aux quiltras. En mapudungun (langue amérindienne parlée par les Indiens Mapuche du Chili et de l’Argentine), quiltro signifie chien mais comme au Chili les indigènes sont méprisés, le terme signifie aujourd’hui chien sans race, sans classe, et tout ce qui est mélangé ».

Les huit femmes qui s’expriment ici sont issues des classes moyennes ou pauvres. Elles étudient ou entrent à peine dans le monde du travail. Elles aspirent à l’émancipation, découvrent de criantes inégalités, trouvent sur leur route de jeunes types fiers de leur virilité, n’acceptent pas d’être reléguées dans des cases spécifiques et l’affirment calmement, avec des mots simples, sans hausser la voix.

Ce sont ces voix que collecte Arelis Uribe. Des voix de femmes qui ne s’enflamment pas, qui ne sont pas dupes, qui ont besoin de se confier, de s’affirmer, de montrer qui elles sont, ce qu’elles font, ce qu’elles découvrent, de leur sexualité, de leur différence et des rejets qu’elles peuvent percevoir. Leur ressenti ne débouche jamais sur le ressentiment. Elles se savent néanmoins vulnérables. Et il leur arrive tout naturellement de se reconnaître dans le regard d’un chien perdu.

« Pendant les cent premiers mètres, j’entends des pas derrière moi. J’ai une boule au ventre. Je devine qu’il s’agit d’une bande de voyous avec des couteaux à cran d’arrêt ou du croquemitaine qui se masturbe, pantalon baissé. Je me détourne pour découvrir un chien des rues. Petit, noir, il remue la queue. Le typique animal qui surgit sur votre route, un de ces chiens errants que l’on trouve par hasard, comme les pièces de monnaie et les billets, et qu’on ne reconnaît pas quand on les revoit. »

L’écriture de Arelis Uribe est faite de phrases courtes, empreinte d’une fraîcheur et d’une nervosité qui procurent à ses récits un élan dynamique. La force de son livre, qui donne la parole à celles qui, d’ordinaire, n’apparaissent pas (ou peu) dans la littérature chilienne, tient à la façon, très subtile, qu’elle adopte pour montrer sans démontrer, pour dire, scènes quotidiennes à l’appui, combien il est difficile de vivre sereinement et de trouver sa place dans une société qui n’en finit pas d’exclure, de déclasser, de discriminer.

 Arelis Uribe : Les Bâtardes, traduit de l’espagnol (Chili) par Marianne Millon, postface de Gabriela Wiener, Quidam éditeur.

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dimanche 6 juin 2021

Pour saluer Matthieu Messagier

" j'écoute les bruits du Monde

les plus beaux

le plus laids


et je regarde mon Boulou dormir

sur la couverture de Mamine

et tous ces jours que je déplie

pour lui

qui est d'avant ces bruits

et qui m'apprend à le devenir."


                              Matthieu Messagier, Les Chants Tenses, Flammarion, 1996

Matthieu Messagier est décédé le 1er juin à l'hôpital de Trévenans (Territoire de Belfort). C'est avec lui que débuta l'aventure Wigwam. Il répondit à ma demande de texte en m'expédiant Le Soliflore désordonné, premier titre de la collection. J'appréciais tout autant l'homme que le poète, né en juillet 1949 à Colombier-Fontaine dans le Doubs. C'est là, tout à côté, sur la commune de Lougres, qu'il était revenu vivre après avoir quitté Paris où il avait créé Electric Press avec Michel Bulteau.

Je ne suis pas prêt d'oublier la journée passée chez lui, en son pays de Trêlles, avec Louis Ucciani (revue Luvah) et Philippe Marchal (revue Travers), journée qui se termina par une visite au moulin pour saluer ses parents, le peintre Jean Messagier qui s'embarquait le lendemain pour un vernissage à Bruxelles et l'artiste céramiste Marcelle Bauman qui, écouteurs sur les oreilles, vibrait aux sons d'un groupe punk originaire de New-York. Le chien Boulou était là, qui ouvrait la route au fauteuil électrique de Matthieu (souffrant depuis longtemps de cette myopathie évolutive qui a fini par l'emporter) qui descendait la pente humide à l'abri sous un grand parapluie. Derrière nous, un jars, particulièrement remonté contre les animateurs de revues, criait et cherchait à nous pincer les mollets.

 Tristesse et souvenirs se mêlent aujourd'hui pour évoquer un poète qui aura mener sa barque de belle manière. Il naviguait contre les vents contraires et s'adonnait pleinement à l'écriture, sans relâche, et depuis l'enfance. Sa bibliographie est impressionnante. Elle débuta avec Le Manifeste électrique aux paupières de jupe, livre collectif (Le Soleil Noir, 1971) où l'on découvrait à ses côtés Zéno Bianu, Michel Bulteau, Jean-Jacques Faussot, Jacques Perry et quelques autres, dont Jean-Pierre Cretin, avec qui il rédigea, chapitre après chapitre, en marchant, il y a plus de cinquante ans, dans les rues de Paris, One Kiss, un texte initialement destiné à la série noire de Marcel Duhamel et qui se transforma tout naturellement, porté par l'imagination débordante des deux rédacteurs, en « roman policier poétique ». Le livre vient tout juste de paraître aux éditions Médiapop


 "L'heure de mille ans

L'heure d'une seconde,

Pareil.

Il faut la rendre."

 

Le site dédié à Matthieu Messagier se trouve ici.

Photo : Matthieu Messagier et son chien Boulou.

 

 

 

 

mercredi 2 juin 2021

Offshore

Aude, la femme qui s’exprime ici, est kiné le jour et guérisseuse (nganga) la nuit. Elle doit son initiation à Mousango, nganga camerounais installé à Lagos. C’est lui qui s’était auparavant occupé, sans succès, de Ralph, l’homme qu’elle aimait et qui a été assassiné dans le Delta du Niger par des pirates « blindés contre la morsure des balles » et dopés à l’acide de batterie et à l’ogogono coupé de méthanol. Des attaquants féroces qui ne laissèrent aucune chance à l’aventurier dont le métier était de sonder les réserves de pétrole des fonds marins.

« Offshore, il était chez lui. Cerné de flots inconnus et mouvants, pillant des richesses longuement accumulées et aussi bien conservées que les reliquaires d’or des monastères de l’Occident, il était baigné dans une civilisation parallèle dont la mer était le vrai centre et les terres la périphérie. »

Dotée de ses nouveaux pouvoirs, qui lui font deviner l’envers des choses et qui l’aident à entrevoir Ralph au gré de ses visions nocturnes, elle entreprend une sorte de parcours initiatique en suivant les traces laissées par l’absent. Elle le retrouve en différents endroits du monde. D’abord en Islande, où la figure de celui qui était un lecteur assidu des sagas locales se confond parfois avec celle d’un poète qui a vécu sur l’île dix siècles plus tôt. Ensuite, chez lui, au Havre où son balcon offrait une vue imparable sur le front de mer, le port et les oléoducs. Et, enfin, au Nigeria où eut lieu son ultime mission.

« Ralph s’éloigna plus encore vers la périphérie de la vie ordinaire en rejoignant Port Harcourt, sa liberté et ses dangers, aux avant-postes de la recherche de nouveaux gisements. C’était une ville que désertaient les derniers blancs, une ville où couvait et explosait la violence, une dystopie inquiétante dans l’écrin labyrinthique et vénéneux de son fleuve qui recouvre l’or noir du Delta ».

C’est dans ces contrées dangereuses, où les réservoirs de pétrole attisent les convoitises et les luttes pour rester – ou devenir – maîtres du territoire, qu’il échoue, en première ligne face à des pirates escortés par une ribambelle d’esprits, « chassés de l’eau et des forêts par les fuites de pétrole et les flammes des torchères ».

Son séjour chez Mousango, à Lagos, a radicalement changé le regard de la narratrice. Elle a découvert un autre monde, un univers parallèle aux savoirs occultes où fétiches et rituels sont de précieux alliés et au sein duquel les disparus peuvent donner de leurs nouvelles. Cela lui permet désormais de réparer bien plus que des corps. Son initiation lui a également permis de guérir.

« J’étais très malade. J’avais du pétrole dans le ventre. Il fallait me traiter. On a enterré mon fétiche dans la forêt. J’ai avalé de l’eboga et j’ai vomi le pétrole. J’ai fait de longs voyages dans l’Afrique primordiale et dans l’Islande du temps de la colonisation viking. J’ai avalé un plat rituel qui a fait dans mon ventre un beau marigot sans souillure de pétrole. J’ai gobé tout rond un alevin de silure. »

Céline Servais-Picord invite le lecteur à la suivre dans un périple haletant. Elle saute allègrement les frontières et les époques. La fluidité de son écriture (qui l’est d’autant plus qu’elle n’hésite pas à s’affranchir des virgules lorsqu’il y a de longues énumérations), sa connaissance des différents sujets (cela va des puits offshore aux sagas islandaises en passant par le savoir-faire ancestral des guérisseurs africains) et la construction souple (en chapitres brefs et toniques) de son roman font d’Offshore un livre étonnant et passionnant.

Céline Servais-Picord : Offshore, Le Nouvel Attila.

 

vendredi 21 mai 2021

L'écart qui existe

Olivier Vossot – dont c’est ici le deuxième livre – s’adresse, en partie, à son grand-père mort. Il lui parle du temps qui s’est écoulé depuis qu’il n’est plus là, d’un présent qu’il aborde délicatement et de certaines scènes douloureuses, survenues pendant l’enfance, qui restent à jamais imprimées en lui. Elles sont liées à la maladie de l’alcool dont souffrait le père ("il" ou "lui" dans les poèmes) à qui le livre est également dédié.

« Ce que nous attendions, elle et moi
n’était pas que l’alcool lui passe,
ni que le silence, la nuit épaisse,
enfin, se jette sur nous
avec son mufle usé, sali.
C’était un autre silence,
un autre temps, l’écart qui existe entre durer et tenir. »

Pas de ressassement chez Olivier Vossot mais un choix devenu vital : acquérir cette écriture claire, fragile comme peut l’être le verre, qu’il manie parfaitement, où chaque mot pèse, pour affronter les réminiscences du passé en gardant assez de distance émotionnelle pour ne pas s’y brûler. C’est un long cheminement au cours duquel il parvient à trouver un point d’équilibre pour que les images écornées de l’enfance s’inscrivent dans son histoire intime sans le déstabiliser. Cela passe par la poésie, par le recours au grand-père (qu’il tutoie) et par l’attention portée aux instants qui peuvent réconforter.

« Quel corps est le tien maintenant,
au-delà du bruissement d’épines,
du silence de n’être plus que soi ?
Nous vieillissons
avant d’être un cœur d’enfant qu’on soulève.
Souvent tu me tiens dans tes bras,
je ne pèse pas lourd de vie. »

Il y a chez Olivier Vossot une réelle faculté à entremêler les époques. Cela donne de la visibilité au fil ténu qui relie les générations entre elles. Il dit, discrètement, avec sa voix ô combien personnelle, concise et efficace, ce que les uns doivent aux autres. Ce qui, venant du passé, peut apporter un plus ou devenir obstacle.

« Le passé ne vieillit pas.
À huit ans j’ai su que j’avais peur de lui, de son mal-être.
Chaque verre l’arrachait au même noyau de silence,
les ans l’en éloignaient comme d’un fantôme,
d’une enfance.
Le regard est un long regret.
Nous portons le fardeau d’un passé sans naissance.
Lui consentait à sa destruction
comme si vraiment il savait
où nous allons. »

Il n’est pas évident de s’exprimer ainsi. D’aller gratter là où ça fait mal. Mais il arrive, comme c’est ici le cas, qu’il n’y ait pas d’autre alternative.

 Olivier Vossot : L’écart qui existe, préface de Albane Gellé, couverture de Pascaline Boura, éditions Les Carnets du Dessert de Lune.

 

jeudi 13 mai 2021

L'air du soir

Ce n’est pas seulement de fin de vie dont il est ici question mais aussi du quotidien de celles (ce sont en effet la plupart du temps des femmes) qui accompagnent les personnes âgées dans leurs derniers mois, dernières semaines, derniers jours. Pendant vingt ans, de 1988 à 2008, Dominique Picard a dirigé à Paris une association venant en aide à ceux qui, malgré le grand âge, souhaitent terminer leur vie (ou tout au moins rester le plus longtemps possible) chez eux. Elle évoque les différents obstacles qu’il faut surmonter pour que cela se passe au mieux et met en lumière le travail invisible, ingrat, harassant et déstabilisant des intervenants à domicile.

« Ces appartements vétustes sentent la pharmacie et la poussière, de grands salons, mais des cuisines et des salles de bain exiguës, des équipements fissurés, qui favorisent des écoulements. Des fauteuils et des divans, on voit les péniches sur la Seine, la Tour Eiffel ou le dôme de l’Hôtel des Invalides. »

Il y a l’ancien juge, la photographe, le conseiller d’état, l’antiquaire, le retraité de Gaz de France, le peintre, la morphinomane, celle qui fut miss Allier, celui qui connaissait Jean Guitton, bien d’autres qui égrènent quelques souvenirs de leur vie d’antan ou qui ne s’en rappellent tout simplement plus. Il y a les doux, les odieux, les racistes, les amoureux, les irascibles, les élégants raffinés, les petits bourgeois autoritaires et près d’eux, dans leur appartement de gens plutôt aisés, les salariés de l’association qui passent des heures, jour et nuit, au chevet de ces êtres en bout de course.

« J’explique le métier, les aides à domicile, des femmes, près de deux cents maintenant venues d’Afrique : Cameroun, Sénégal, Mali, Burkina Faso, Togo, Maroc, Algérie, Tunisie mais aussi de Colombie, d’Iran, du Liban, de Roumanie, de Pologne, plusieurs, parfois, chez une même personne, la guerre entre elles quand la mort est là avec les esprits mal intentionnés qui viennent perturber les vivants, et les sorts. Dans mon bureau, on raconte ces dieux qui font souffrir, on pleure, j’écoute. Les décès, sept, huit, tous les mois. »

Outre l’immersion au sein de l’association, l’organisation mise en place, l’appui psychologique, l’investissement humain que nécessite ce travail de l’ombre et les frottements des différentes cultures – qui appréhendent la mort différemment –, la force du livre de Dominique Picard réside dans la parole donnée aux femmes qui assistent ces vieilles personnes, les voyant s’’étioler, s’éteindre et les accompagnant jusqu’au bout.

Kayi
« Même si ce n’est pas la même culture, ni la même langue, on parle le même langage humain. On ne voit pas la couleur des yeux ni celle de la peau, on ressent. »

Nadia
« L’accompagnement, c’est une qualité de présence, ce qui fait la différence. On travaille dans une dynamique de mort mentale, ça devient une politique de récession, donc de mort. Il faut faire connaître notre métier et qu’il soit mieux payé. »

Jasmine
« Je ne fais plus cas au racisme, j’ai dépassé ce stade. J’aimais ses sourires qu’il me donnait sans se forcer. Il disait "nègre" et à Bichat, il n’a eu que ça. »

Sadia
« Les bourgeois, ils n’ont pas d’affection, ils n’ont pas le temps. »

Nicole
« Je l’aide et elle me répare. »

Asmaa
« La mort on y va tous, c’est comme un chat qu’on caresse, il faut l’apprivoiser. »

Ces dizaines de témoignages, qui croisent le fil narratif adopté par Dominique Picard, – à travers lequel elle donne du mouvement, de la vie et parfois même de la légèreté à un sujet pour le moins délicat – ouvrent de précieux espaces à la réflexion. On entre, concrètement, dans un monde peu connu en suivant celles et ceux qui nous parlent avec simplicité de leur travail près de ces êtres arrivés au soir de leur vie.

 Dominique Picard : L'air du soir, éditions Le Bel été.

mardi 4 mai 2021

Quel tissus se déchire ?

James Sacré a déjà consacré deux recueils de poèmes à la mémoire de son père décédé qui revient, périodiquement, lui rendre visite. À ces deux ensembles, qui sont ici repris, s’en ajoute un troisième, inédit, où celui qui est parti il y a maintenant une bonne vingtaine d’années réapparaît à nouveau, la plupart du temps lors d’un déplacement du poète. Celui-ci est souvent seul, dans un train ou dans une chambre d’hôtel, ou arpentant les rues d’une ville qu’il connaît peu ou pas du tout, en France ou au Maroc, en Italie, aux États-Unis (où il a longtemps vécu) et tout à coup le père est là, un peu de sa présence arrive, à cause d’un visage qui lui ressemble, d’un geste qui lui était familier, d’un paysan taciturne qui travaille sa terre comme il le faisait naguère, ou à cause d’un paysage qu’il n’aura jamais vu mais qui lui aurait sans doute plu.

« Isolina, quatre-vingt-quinze ans,
Elle continue des gestes que tu as faits
Jusqu’à cette foutue hospitalisation, toi aussi
Joignant les quatre-vingt-dix ans.
La voilà marchant dans la raise de terre noire
À la main une pomme de terre qu’elle y va mettre
Un seau tenu par l’autre. Chez nous
C’était des baquets, toi qui les fabriquais parfois. »

Le père – ou sa figure – vient aussi quand quelqu’un qui lui était proche part le rejoindre. Ce peut être le voisin Gustave, l’oncle Ernest, la mère bien sûr (« ce matin maman s’en est allée »), d’autres de la famille ou de la contrée qui, le temps d’un poème, nimbent d’un peu de nostalgie un présent qui s’écrira désormais sans eux.

« Autant de prénoms qui ne sont plus que des mots, c’est comme
À l’oreille de mon souvenir qui n’entend plus très bien
La musique d’un village qui n’existe plus. »

Partout où il va, James Sacré peut, subrepticement, susciter la présence de son père et s’il parvient à le saisir ainsi, par bribes, réussissant au fil des poèmes, qui couvrent deux décennies, à dresser son portrait, c’est parce qu’il a constamment l’esprit en alerte. Ce faisant, il offre une belle existence posthume à celui qui est à l’origine de la sienne.

« Plusieurs fois durant ce voyage au fin fond de l’Italie
Des gestes de toi me sont revenus.
C’est à cause de cartouches vides trouvées en divers endroits
Des cartouches à tige en plastique alors que les tiennes étaient en carton
Mais quelque chose de semblable dans leurs couleurs
Et j’imagine que ces chasseurs des Pouilles, peut-être aussi paysans
Dans la contrée de pierre et d’oliviers qu’est la région,
Avaient comme toi préparé (mesurer la dosette de poudre, choisir un calibre de plomb)
Préparé leurs cartouches sur la table de la cuisine après un repas du soir. »

Il tient, sans le vouloir, une sorte de carnet de route où, apparaît, en creux, un autre portrait : le sien, celui d’un homme qui n’a de cesse de découvrir, de rencontrer, d’écouter les autres, de sentir à leur contact vibrer des fragments de son histoire. L’ensemble, très ample, est évidemment soutenue par l’écriture de James Sacré, sa précision, sa subtilité, ses sinuosités qui emportent, ses questionnements (que l’on retrouve dans le titre comme dans de nombreux autres poèmes qui se terminent par un point d’interrogation) et son attention aux paysages qu’il décrit, tel un peintre, avec justesse, en quelques traits, quelques vers concrets que le lecteur visualise aisément.

 James Sacré : Quel tissu se déchire ?, éditions Tarabuste.

 

James Sacré s’associe régulièrement avec des peintres pour concevoir des livres à quatre mains. Celui qu’il vient de réaliser avec Raphaël Segura a pour titre Les arbres aussi sont du silence. L’ouvrage, très réussi, contient de nombreuses encres de chine qui font naître plusieurs suites de poèmes.

« Un jour quelqu’un dessine des troncs et branches d’arbres nus. À cause peut-être d’une rencontre avec de vrais arbres. Mais rencontre aussi avec un papier fait à partir de l’écorce d’une variété de mûriers cultivée à Madagascar.
Puis rencontre avec des poèmes : les dessins font penser et rêver, donnent des mots qui en appellent d’autres. »

James Sacré / Raphaël Segura : Les arbres sont aussi du silence, éditions Voix d'encre.


samedi 24 avril 2021

Selfie lent

De mars 2016 à octobre 2017, Armand Dupuy a tenu une sorte de journal-poème qui prend ses aises avec le genre et sans doute aussi plaisir à s’en démarquer. Le titre qu’il donne à ce texte hybride, Selfie lent, est plutôt judicieux. Il y a en effet élaboration, lente, d’un autoportrait, non pas photographique mais écrit, celui d’un homme, peintre et poète, qui note ce qu’est son quotidien, ce que son regard capte, ce qui résonne en lui en procédant par collages successifs, de façon chronologique. Chaque jour (ou presque), quelque soit l’heure (précisée dans le texte), apporte sa touche au travail en cours. Cela durera un an et demi et aboutira à un ensemble nerveux, d’un seul tenant, les virgules marquant le tempo, qui court sur quatre-vingt pages très intenses.

« vingt-quatre avril, vingt heures dix-neuf, journée mangée
sans trace, un clou dans la main me dévisage, les semaines
claquent sans dire et me chassent, vingt-cinq avril, six
heures dix-neuf, à la fenêtre, passages rapides qu’on ne
sent plus, ciel bas plombe les branches, le bleu, les tôles
du Bon relais, cafetière vidée m’agace, sept heures
quarante-et-une, on dévale un degré, verts et blancs
soulevés moussent encore aux branches, le printemps
n’en finit de pousser pétales, paillettes et de toutes
petites sagaies, des fleurs ébouriffées par les passages »

Le temps s’égrène, ponctué d’instantanés que l’auteur happe au passage. Tous nourrissent un texte qui a également à voir avec sa façon de travailler dans l’atelier, patiemment, souffle tendu, le corps en alerte, face au blanc, au silence, à la toile. Il cadre un paysage, le décrit précisément, y ajoute ce qui bouge dedans, s’y inclut s’il le faut. Il ne recherche pas l’exceptionnel, c’est, au contraire, ce qui tient de l’ordinaire des jours (ses habitudes : se lever avant l’aube, aller s’approvisionner en bois, allumer le feu, regarder ce qui se passe au dehors, se mettre en route, s’activer jusqu’au soir) qui l’intéresse. Ces faits, apparemment anodins, se répètent, se renouvellent et s’emboîtent à d’autres, plus irréguliers. Parallèlement, s’ouvrent en lui des questionnements et des réflexions, nées en lecture d’un poète ou devant l’œuvre d’un peintre. Tout est collecté. Tout est bon (et probablement nécessaire) pour une mise à l’épreuve permanente de ce qu’il nomme ses « tentations de poète », tout, et surtout l’usage de la langue sur laquelle il travaille sans relâche, tirant ses vers au cordeau.

« H.L. se rappelle son fils porté dans un sac de toile bleue
("Le sac bleu sauve le sinistre retour bredouille")
comme si sa mémoire dans la mienne m’était sac à charrier
le bois, soir et matin, battant mon fémur sous les chairs
et les tissus, même battant tout court, frappant la cuisse
comme flatter l’encolure, comme s’il ne servait qu’à battre
et penser ce sac, et mes jambes, soudain mes jambes
deviennent membres ardents de la peinture mentale à présent »

Armand Dupuy déplie (mais resserre aussi) son texte au fil des jours et des mois. Il lui procure nervosité et densité, l’une étant due au rythme saccadé qui se met rapidement en place et l’autre à la multitude d’éléments de toutes sortes qui servent de matériau à l’ensemble. On le sent toujours en mouvement, curieux, étonné, actif du matin (très tôt) au soir (très tard), bien entouré, se déplaçant régulièrement, balayant du regard ce qui l’attire, rattrapé parfois même de nuit par des rêves qu’il lui faut, au réveil, filtrer et ciseler au plus juste pour les insérer dans son poème dynamique.

Armand Dupuy : Selfie lent, suivi de radiographies de Claire Combelles, éditions Faï fioc.

 

jeudi 15 avril 2021

Tétralogie des oiseaux de halage

C’est en observateur avisé et en poète attentif à son environnement immédiat que Marc Le Gros s’exprime dans sa Tétralogie des oiseaux du halage. Il s’est attelé à l’écriture de cet ouvrage dès 1989 et si chaque section du livre, qui en comporte quatre, a précédemment vu le jour dans des éditions à tirages limités, l’idée initiale était bien de regrouper en un seul volume les poèmes écrits en regardant vivre, à proximité de chez lui, à Quimper, sur les bords de l’Odet, les oiseaux qui accaparaient alors sa pensée.

Ils sont quatre, différents et familiers, qui apprécient le contact avec la terre ferme sans pour autant négliger les escapades qui les poussent à fendre l’air pour changer régulièrement de place. Il y a le corbeau, l’aigrette, le cormoran et le héron gris. Marc Le Gros les présente à tour de rôle en débutant par celui qu’il considère comme « un personnage réel », ce qu’il est assurément. Il se prénomme Gérard. C’est un authentique "grand corbeau". Il l’a reçu en cadeau et a vécu d’intenses moments de complicité en sa compagnie.

« Tu as pris l’habitude
De sauter
Sur mon épaule de faire
Le geste d’aiguiser le bec à mes cheveux
Juste derrière l’oreille
J’écoute au fond de toi très loin
Des bruits anciens des
Notes de jeunes noyés qu’on remue
Comme un pauvre sac à musique qu’on
Ressasse touillant longtemps falaise
Et vases et ces paquets tremblants de
Mousse sale que la vague abandonne
Au plus haut des rochers »

Paysage aux neuf corbeaux, la suite de poèmes qui ouvre le livre, dédié à celui qui doit son prénom à Nerval, plonge le lecteur dans un monde subtil et vivant où chaque détail compte. Sitôt terminé cette section, Marc Le Gros raconte, dans un beau texte en prose, l’histoire de l’animal, "le crâne enfoncé dans son caban de nuit", qui fut arraché aux falaises du Conquet alors qu’il n’était encore que oisillon, et auquel il se devait, après l’avoir nourri et hébergé durant deux mois, de rendre son bien le plus précieux : la liberté.

« Un peu maladroit d’abord, et même franchement grotesque alors qu’il sautillait en se dandinant parmi les fleurs, il prit vite ses premiers envols, un peu aidé, avouons-le, car je dois dire que devant son peu d’allant, son peu de goût pour l’aventure et les joies du grand dehors, j’avais dû le lancer, exactement comme on fait d’un javelot de trait ou encore de cette manière dont on jetait autrefois les avions de papier qu’on découpait dans le journal. »

Vient ensuite l’aigrette. Il la fixe, suit son manège, ses mouvements délicats, la regarde fouiller dans l’eau, parfois dans la vase, tout étonné de surprendre sa légèreté naturelle, sa façon de toucher à peine le sol mouvant et l’application qu’elle met à garder son plumage étonnamment blanc.

« L’aigrette ne chante pas
son cri ne lui ressemble pas
rauque mat
tout l’envers du décor
c’est un très vieux pays traversé
d’impatiences
une mémoire trouée de gares mortes
et de maisons d’arrêt »

Marc Le Gros, requis par ses longues observations, n’en éprouve pas moins le besoin de bouger intérieurement, de se réserver une escapade de temps en temps. Les oiseaux, qui ont le don d’ouvrir sa mémoire, l’aident, à l’occasion, à satisfaire son désir de mobilité. Le héron gris qui soulève lentement ses ailes au moment de prendre son envol l’embarque ainsi au quart de tour.

« C’est incroyable
La lune chaque fois passe dans l’œil de l’oiseau
Et nos signes à nouveau sont à vif
Nos sangs sont comme les petits vins de Crète
Pleins de lumière
Et la nuit même ne se referme pas tout à fait »

Le cormoran, autre invité du halage, l’attire tout particulièrement. C’est un expert en mets délicats. Il fouille sans relâche. Il joue au ventriloque près des berges, ce qui n’échappe pas au guetteur discret qui connaît ses habitudes, son habitat préféré, son cri de ralliement, la précision de son bec, la profondeur de son gosier, la force de propulsion de ses ailes. Il le respecte et lui réserve, comme aux autres volatiles qu’il met en scène, en mots et en poèmes, quelques pages de ce livre précieux et fascinant où chacun des intervenants, chaque oiseau saisi en situation, a également droit à son portrait peint par Vonnick Caroff.

 Marc Le Gros : Tétralogie des oiseaux du halage, peintures de Vonnick Caroff, EST (Samuel Tastet Éditeur).

dimanche 4 avril 2021

Finir les restes

Il aurait aimé les voir vieillir encore, les accompagner dans leur grand âge mais la mort, implacable, en a décidé autrement, les emportant l’un après l’autre, à peu près de la même façon, le père, la mère, le laissant démuni, orphelin sur le tard, avec ses mots, ses lectures, ses réflexions pour continuer sans eux.

« Il n’y a pas eu de colère, se dit l’orphelin. Pas tout de suite.
D’abord une sorte de nudité. Car ce que m’ont légué les miens en disparaissant, c’est avant tout ma propre mort. »

C’est un cheminement jalonné de moments contrastés, ceux, plutôt réconfortants, qui le ramènent à son enfance côtoyant ceux, douloureux, qui lui rappellent la souffrance et la maladie que les siens ont enduré avant de mourir, qu’entreprend ici Frédéric Fiolof. Il le fait en progressant pas à pas, presque en aveugle, en s’interrogeant et en questionnant les autres.

« Je fais beaucoup de bruit, mes morts, avec tout ça. Je fais beaucoup de bruit ces derniers temps, avec ce grand trou que vous avez laissé en moi. »

Il ne s’agit pas pour lui de "faire" son deuil. D’autant que c’est plutôt celui-ci qui, désormais, le guide et le façonne. Il lui faut vivre avec. Et, à défaut de combler un vide, s’en accommoder. Il procède par étapes. D’abord comprendre ce qui lui arrive et l’écrire en ne sachant trop vers où aller mais y aller tout de même, se lâcher, dérouler ses pensées, noter ses sentiments (la colère succédant à la sidération), chercher à conjurer la mort, convoquer quelques auteurs, voir comment ils s’y sont pris pour naviguer sans dommages dans "cette zone de disparition". Il se remémore, pêle-mêle, une scène de La chambre du fils de Nanni Moretti, une séquence du livre L’or des rivières du poète Nimrod se rendant sur la tombe de son père au nord du Tchad, le silence d’Albert Camus devant la sépulture de son jeune père à Saint-Brieuc. Il se repasse des citations de Kafka, de Barthes, de Stendhal, de Rouaud, de Bobin, bercé par le roulement lancinant d’un train qui le mène de Paris à Nîmes. Il voyage en compagnie de l’urne rouge dans laquelle se trouvent les cendres de son père.

« Lorsqu’il arrive en gare, l’homme en colère sent sa gorge et ses poings se serrer. Il n’y a personne sur le quai de la gare. Il devait s’y attendre, pourtant. On ne peut pas être à la fois dans une urne funéraire et sur le quai de la gare de Nîmes. »

Ayant pris place à l’arrière d’un taxi, il poursuit sa route vers le village. En chemin, il glisse le long des vignes rases, dompte sa colère, modère ses plaintes, pense à sa mère. Qui, ayant passer sa vie à nourrir les autres, disait qu’il fallait toujours finir les restes, ne rien gaspiller, songer à ceux qui meurent de faim. Des fragments épars reviennent en désordre. Des voix à l’accent méridional se font entendre entre les pages. Signe que les disparus ne le sont pas totalement. Ils sont là, en pointillés, fragiles et présents, avec leur vie, leur mort, leurs peurs, leurs souvenirs finement entremêlés au cœur d’un récit nerveux et poignant qui leur est offert et qui n’existerait pas sans eux.

Frédéric Fiolof : Finir les restes, Quidam éditeur.

 

vendredi 26 mars 2021

La boîte à écriture

On appelait boîte marine le coffret dans lequel les marins rangeaient autrefois les objets précieux et les carnets qu’ils emportaient avec eux à bord. La boîte dont il est ici question est l’une d’entre elles. Elle est passée entre de nombreuses mains et a été achetée par le narrateur dans un restaurant de Budva en 1998. C’est le contenu de ce bel objet en acajou – pesant environ quatre kilos (« autant qu’un petit chien », avait précisé le vendeur) – qu’il se propose de répertorier. Dedans, au hasard des tiroirs et des compartiments, il découvre divers documents qui aident à connaître l’identité et l’itinéraire des personnes qui ont précédemment possédé la boîte.

« Au moment où la boîte à écriture s’est retrouvée entre mes mains, elle n’était pas vide. Elle contenait divers objets sans grande valeur qui appartenaient en partie à son premier propriétaire au dix-neuvième siècle, et en partie, de toute évidence, à celui qui l’avait emportée au large vers la fin du vingtième siècle. »

C’est la vie de ce dernier qu’il va mettre à jour. Mais il lui faut, auparavant, extraire toutes les pièces de leur cache étanche et les relier les unes aux autres. Il y a là quarante-huit cartes postales, un manuscrit de Paris enveloppé dans une bande dessinée anglaise, une bande magnétique, cinquante-trois pages arrachées d’un livre, une photographie, un journal de bord et quelques autres documents où apparaissent de plus en plus clairement les protagonistes d’une histoire qui, en plus de les lier intimement, les fait voyager dans une Europe qui ne se porte pas au mieux.

« Chaque fois que l’Europe tombe malade, elle cherche à soigner les Balkans. »

Le couple qui se déplace dans le livre, construit de main de maître par Milorad Pavić (1928-2009), l’auteur du célèbre Dictionnaire Khazar, circule entre Paris et Kotor avec escale à Budapest, Salonique ou Trieste en passant par la Yougoslavie en guerre. En chaque lieu de villégiature se déroule une histoire apparemment autonome avec, sur le devant de la scène, l’un ou l’autre des deux personnages principaux. Peu à peu, la boîte à écriture infuse sa magie. Elle regorge de malices, d’aventures entraînantes, d’odeurs enivrantes, de jeux, de désirs, de duels amoureux. C’est ce que son détenteur découvre au fil de ses investigations. Tous les documents qu’il consulte s’emboîtent et finissent par former bloc.

Le livre conçu par Le Nouvel Attila est un objet superbe. Ses variations de couleurs et de caractères et sa judicieuse mise en page s’adaptent parfaitement aux différents registres d’écriture que déploie, avec une assurance tranquille, et non sans humour, le fabuleux inventeur (et raconteur) d’histoires qu’était Milorad Pavić.

 Milorad Pavić : La boîte à écriture, traduit du serbe par Maria Bejanovska, Le Nouvel Attila.

lundi 15 mars 2021

Une ronde de nuit

Contraint, à cause d’une panne de voiture, de passer la nuit dans une ville qu’il voulait à tout prix éviter, parce qu’il l’avait trop arpentée, qu’il y avait effectué ses études, vingt-cinq ans plus tôt et qu’elle ne lui laissait pas de très bons souvenirs, le narrateur, en quête d’une chambre d’hôtel puis d’un restaurant, croise en route quelques fantômes avant de rencontrer un étudiant aux Beaux-Arts en qui il reconnaît, étrangement, celui qu’il était jadis.

« Je me demande au passage si je ne serais pas doté d’un télescope intégré, car à présent je distingue mieux ses yeux (…) dont je réalise que tout comme moi il les a étroits et enfoncés (et ce détail, loin d’être anodin, achève de me convaincre que c’est bien moi). »

D’autres détails, dans la physionomie, les gestes et la façon d’être de celui qui dîne seul à quelques tables de la sienne, aimantent son regard. Cela attise l’attention de l’autre. Qui prend l’initiative de le rejoindre et de se présenter. Il s’appelle Simon et, malgré son jeune âge, porte lui aussi quelques blessures qui ne sont pas encore cicatrisées mais qui le seront peut-être s’il parvient enfin à les partager. Tous deux, sitôt le repas terminé, sillonnent les rues et entreprennent une balade. Après une brève incursion dans la cathédrale, ils changent de registre et s’engouffrent dans une cave bien animée qu’ils ne quitteront qu’à la fermeture pour se diriger vers le fleuve.

« On s’est arrêté au milieu du pont afin d’admirer les reflets des réverbères et leurs tremblantes verticales en formes de tuyaux d’orgues quand il me demande si je connais les casemates du Bois d’Argent, d’autant que la plus proche se trouve à moins d’une demi-heure de marche. »

Le narrateur se souvient en silence de ses années de jeunesse tandis que son compagnon s’exprime en privilégiant les monologues. La nuit leur insuffle une sorte de mélancolie teintée de regrets. L’un et l’autre se remémorent des faits peu flatteurs pour leur amour propre. Le plus jeune n’a pas matière à longuement ruminer alors que son compagnon de hasard, embarqué dans une déambulation qu’il ne maîtrise pas, va voir s’ouvrir, au bout de la nuit, une route étroite sur laquelle il pourra peut-être cheminer plus sereinement, en commençant par se rabibocher avec un ami nommé Berg. Qui s’est suicidé ici, en se jetant dans le fleuve. Et qui s’invite, du fond de sa mort, à la mystérieuse promenade.

« Sa mort a produit en moi l’effet d’une déflagration, dont j’ai commencé par le rendre entièrement responsable. Car bien sûr c’était par vice, c’était pour de mauvaises raisons qu’il agissait ainsi. Tel un enfant capricieux il jouait avec sa vie comme avec un jouet auquel il aurait brusquement cessé de trouver le moindre attrait, un objet déchu tout juste bon à jeter. »

Raymond Penblanc ancre son roman dans le monde fascinant de la nuit urbaine et tamisée. Il avance entre ombre et lumière, entre rêve et réalité, entre passé et présent, y associant de temps à autre ceux (poètes et peintres) qui, avant lui, ont arpenté ces territoires propices au dédoublement, à l’onirisme et aux rencontres imprévues. Affleurent, dans la tiédeur floue de la nuit, situations et états d’âme qu’il développe à coups de phrases amples et sinueuses, créant une ambiance particulière (enivrante et prenante) avec, embusqués sur le chemin de ronde emprunté par les deux esseulés, quelques esprits malins experts en souvenirs cinglants.

 Raymond Penblanc : Une ronde de nuit, éditions Le Réalgar.

dimanche 7 mars 2021

La Verrerie

Roman publié en 1975, juste après la chute de la dictature des colonels, et écrit entre 1971 et 1974, autrement dit pendant ces années sombres qui ont durablement marqué l’histoire du pays, La Verrerie est devenu un classique de la littérature grecque. Comme toujours avec Mènis Koumandarèas – dont trois ouvrages ont précédemment été publiés chez Quidam – c’est à travers l’itinéraire de ses personnages que s’impriment, discrètement, l’époque et la réalité sociale qui est la leur. Il lui faut peu de phrases pour décrire une ville, en délimiter un lieu, ici un quartier pauvre d’Athènes, cerné par les fumées d’une usine à gaz, où est située La Verrerie, maison spécialisée dans les luminaires, que Bèba Tandès a hérité de son père et qu’elle essaie de maintenir à flot. Elle le fait en compagnie de son mari (de plus en plus dépressif) et de deux acolytes (un gros, un maigre) totalement incompétents mais dévoués et volontaires.

« Vassos et Spyros étaient tous les deux célibataires et voisins de palier dans un immeuble de Néa Smyrni où ils occupaient deux studios en vis-à-vis. Le couple Tandès les aidait en les faisant voyager en province comme représentants. Ils faisaient des tournées à Patras, à Volos et à Thessalonique, trimbalant avec eux leurs valises défoncées, fermées avec de la ficelle. »

De ce quatuor apparemment mal assorti mais très lié, se détache rapidement la personnalité de Bèba. Plus jeune, elle fut une militante communiste très active, issue d’une famille liée à la résistance. Vingt ans plus tard, après un mariage sans enfant, avec un mari introverti dont la famille penche à droite, sa détermination est encore là mais ses espoirs d’une vie meilleure, dans une société qui le serait tout autant, se sont effrités à l’épreuve des faits. Elle se bat pourtant. Avec ses armes : sa fougue, son culot, sa générosité et ses convictions intactes. S’il lui arrive de perdre pied, ce n’est que par instinct de survie, pour que son corps vive, pour que ses rêves ne se fanent pas définitivement, pour se requinquer et trouver assez d’énergie pour repartir de plus belle. C’est son portrait, celui d’une femme forte, déterminée, pétrie d’humanité, prenant en compte la complexité de l’époque – contrairement aux trois autres protagonistes, relégués dans un passé plus ou moins fantasmé – qui illumine ce roman. Elle n’abdique jamais. Répare quand il le faut. Et poursuivra sa route jusqu’au bout, bien après la mort de son mari.

« Il lui semblait que son mari n’était pas vraiment mort et qu’il allait apparaître, d’un moment à l’autre, dans son costume demi-saison à fines rayures, maladroit comme un adolescent et avec un sourire qui effaçait toutes les rides autour de sa bouche. »

Koumandarèas, qui sillonne Athènes, sa ville natale, en nommant des rues et des lieux qui lui sont chers, éprouve une sympathie presque naturelle envers les personnages qu’il crée, et ce quelque soit leur attitude. Les êtres dont il retrace le parcours ne sont pas des héros. Il ressemble à tout un chacun. Trois d’entre eux appréhendent d’ailleurs le présent comme ils peuvent, avec leurs manques, leur peur, leur naïveté, leur torpeur et leur envie de passer inaperçus. Bèba, qui pourrait s’en agacer, ne leur jette jamais la pierre. Et le romancier encore moins. Un subtil réalisme social, vif et désenchanté, décliné à bas bruit et, par là même, extrêmement efficace, traverse La Verrerie.

Mènis Koumandarèas : La Verrerie, traduit du grec par Marcel Durand, Quidam éditeur

mercredi 24 février 2021

Terra incognita / Controverses de nulle part

Le nom de Kristian Keginer, quand il est cité, est la plupart du temps associé à la revue "Bretagnes" (1975-1979) dont il fut, avec Paol Keineg et quelques autres, l’un des créateurs. S’il fut effectivement très actif au sein de cette publication littéraire et politique, qui ouvrait grand les portes aux débats, aux voix nouvelles, d’ici ou d’ailleurs, faisant souffler des vents porteurs et dépoussiérants, il ne faut pourtant pas oublier (comme le font si souvent les – très plombants – faiseurs d’anthologies récentes) le poète Keginer.

Son premier livre, Un dépaysement, paraît en 1972 aux éditions P.J. Oswald. Il a alors vingt ans. Les poèmes qui composent cet ensemble ont été écrits durant les deux années précédentes. D’emblée, s’y révèle une voix singulière, nerveuse, virulente, aimant se frotter aux éléments, aux paysages, à leur rudesse, à l’écorce, à l’os, à la pierre. Une voix engagée, vindicative, subversive, ancrée dans un territoire chargé d’histoire. Une voix également dé-paysée puisque la langue parlée et écrite n’est plus celle des parents, grands-parents et ancêtres encore plus lointains.

« Ar ger ! Non pas guerre
Mais la maison !
Mon nom sans q ni u mais k,
C’est Keginer, c’est à dire
Traduit au travers de ces vers
En français cuisinier, et c’est ainsi
Que je le dis aussi simplement
Que si
J’étais un vrai cuisinier. »

Un autre titre suivra, Terra incognita (éditions Bretagnes), en 1979, où l’on renoue, dès l’entame du livre, avec cette poésie puissante, tonique, prenante, qui bouge, qui ferraille, qui se frotte aux aspérités du territoire, qui déconstruit le parler beau, qui emprunte à d’autres langues, qui se nourrit de celles de poètes lus et aimés, qui travaille sur les syllabes, sur la phonétique, sur les sonorités et qui vient de loin.

« Le soc écrit l’histoire du sol
Et forêt, rivière, ciel, mer
Taisent leurs noms
Non pas dicibles par toi, lingua francisca.
Démarre, nef du désir machinal, noire machine sans détresse,
Lâche l’amarre des terres, laisse
Rompre les talus.
Parle du paysage en langue claire
Puisque nous voici au-dedans de lui. »

Ensuite, à peine entrecoupé par quelques interventions ponctuelles, s’installe un très long silence. Qui va se prolonger pendant quarante ans et que la publication de Controverses de nulle part vient aujourd’hui rompre. Les éditions Les Hauts-fonds publient en cette occasion, sous une forme nouvelle, un volume, (Terra incognita et autres textes) qui réunit des poèmes qui étaient devenus introuvables et qui n’ont rien perdus de leur fraîcheur et de leur mordant.

Pénétrer dans Controverses de nulle part, c’est reprendre contact avec Kristian Keginer de la plus belle des manières. On s’aperçoit assez vite que le silence qu’il s’était imposé n’était qu’apparent. Il ne publiait plus mais il continuait de tenir, d’une main ferme, le fil de son écriture. Il n’a jamais vraiment cessé d’explorer, de rechercher, de travailler cette matière brute qu’il a à disposition et qui ne demande qu’à être ciseler.

« Il y a les pays, langues, littératures : moins entités ou phénomènes historiques qu’instruments de recherche et de perception d’un autre, nôtre, non autre, monde ».

C’est de là que vient – et s’ouvre et se déploie – la poésie de Kristian Keginer. Elle s’est affermie. Elle reste rageuse, se fait plus concise, plus moqueuse aussi, moins en prise avec l’élan militant d’autrefois. Elle dit ce qu’elle doit aux autres, et en premier lieu à Tristan Corbière, qui a ouvert un chemin sur lequel, bizarrement, peu de poètes ont osé s’engager. Lui, si, qui sait combien la langue, à force d’être lissée et toilettée, peut perdre ses spécificités et se momifier. Il a conscience qu’il faut la tordre pour en extraire son jus, la bouturer pour la revivifier. C’est un corps vivant. Elle remue, se transforme, s’avère dynamique et le poète se doit de suivre – parfois même d’’anticiper – ses incessants mouvements. C’est ce qu’il fait.

À défaut de s’exprimer en une langue maternelle qu’on ne lui a pas transmise, il s’en invente une autre. Qu’il construit patiemment, à partir de ses lectures, de textes anciens, de fragments traduits. Et en puisant dans sa mémoire linguistique. Qui, reliée au collectif, émet régulièrement des signes de présence, tout comme le fait le membre absent quand il s’invite dans le cerveau de l’amputé. Cela lui est d’autant plus naturel que son environnement immédiat (en baie de Morlaix, dans le Finistère Nord) est propice à ces remémorations salvatrices.

« Ce savoir de moi
autrui l’a pareil
le savoir pareil d’autrui
que je suis moi aussi
mais que moi pas un autre
nous les avons ces savoirs
nous lui et moi vous
et moi toi et moi nous autres »

Il n’est pas rare de croiser au fil des pages de Controverses de nulle part quelques uns de ceux dont Kristian Keginer apprécie tout particulièrement le compagnonnage. Ainsi Joyce, Beckett, Keineg sont quelques uns de ceux qui l’aident à percevoir, à défricher ce monde, présent, à portée de poèmes. Qui est réellement le sien, unique et remarquable. Et que l’on découvre dans ces deux livres.

 Kristian Keginer : Terra incognita et autres poèmes (116 pages) / Controverses de nulle part (120 pages), éditions Les Hauts-Fonds.

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mardi 16 février 2021

L’œuvre de chair

Bonne nouvelle : L’œuvre de chair, livre que Lionel Bourg a consacré à la peinture et à la vie de Paul Rebeyrolle, qui était épuisé depuis longtemps, est réédité par les éditions Fario. Ci-dessous, la note de lecture que j'avais consacrée en 2006 à la première édition.

Paul Rebeyrolle a souvent parlé de son premier contact avec ce qu’il nommait « un vrai tableau ». Cela se fit un peu par hasard, en 1944, boulevard Raspail, quand il fut attiré, passant devant la devanture d’un marchand de tableaux, par un Rouault exposé en vitrine... D’autres rencontres, lui permettant de voir « la grande peinture lui arriver en plein dessus, d’un coup », vont dès lors se succéder, en accéléré. Il y aura, outre Soutine et sa force brute, la découverte, dans le désordre, de chocs nommés Rubens, Delacroix, Courbet, Rembrandt...

De ces secousses, Rebeyrolle aime en ramasser les éclats. Il les loge dans son corps. Les frotte à sa propre histoire, à son présent, à ses paysages familiers - tout particulièrement à ceux d’Eymoutiers (en haute-Vienne) où il est né en 1926 - qui ne cessent de le nourrir. C’est ce cheminement - ouvrant sur la secrète alchimie qui en sort, faite d’énergie, de révolte, de hargne et de violence - que Lionel Bourg interroge et restitue avec fougue dans L’œuvre de chair.

« On ne se délecte pas de la peinture de Paul Rebeyrolle. Récusant toute posture, tout voyeurisme, toute contemplation sereine ou détachée des tableaux dont elle s’affranchit afin de plus énergiquement les investir, son impétuosité ruine les prétentions du spectateur. C’est que la regarder ne suffit pas. Qu’elle exige davantage. Plonge quiconque s’y confronte au sein de ses turbulences. »

Il suit cet homme, dont l’œuvre « s’insurge, s’enivre et jouit, s’arc-boute, dénonce », avec entrain et connivence. Ses phrases pivotantes s’intègrent aisément à « cet univers d’étreintes et de clameurs, de cris, d’œdèmes ou de tripailles jetées sur la toile » par le peintre pendant plus de cinquante ans.

Lionel Bourg s’affirme, par bien des côtés, proche de celui qu’il salue ici. Il y a dans sa façon d’écrire, dans son appétit de vivre, dans sa soif d’en découdre (et de se colleter le présent sans que le moindre compromis ne soit de mise) des affinités qui ne trompent pas... Il faut du souffle et de la puissance (il en a) pour suivre le peintre de série en série, de Guérilleros en Prisonniers en passant par Faillite de la science bourgeoise, pour le décrire au travail, en sueur près de ses Sangliers, de ses Nus, de ses Paysages, aux prises avec cette vitalité sauvage et primitive qui l’aura portée toute sa vie.

Rebeyrolle est mort dans son atelier en février 2005. Ce livre est bien plus qu’un hommage. C’est une incitation à aller à la rencontre de l’un des artistes majeurs, l’un des plus solitaires, de la seconde moitié du vingtième siècle.

Depuis 1995, un espace permanent est  consacré à ses œuvres, à Eymoutiers, au bord du ruisseau Planchemouton, là où ses cendres ont été dispersées.

Lionel Bourg : Paul Rebeyrolle, L'œuvre de chair, éditions Fario.

En fin 2020, Lionel Bourg a publié Victor Hugo, bien sûr. A lire, à découvrir. C'est aux éditions Le Réalgar.


vendredi 12 février 2021

Et puis prendre l'air

L’homme, dès l’origine, est un être du dehors. Il l’est resté mais différemment, aimant sa tanière au point de se faire souvent violence pour en sortir, pour prendre l’air en allant voir ce qui se trame en extérieur, ce qu’il en est du petit théâtre quotidien qui s’y produit sans relâche et dont Étienne Faure est l’un des spectateurs assidus. Il en est aussi parfois acteur. Et chroniqueur pointilleux. Rares sont les scènes qui lui échappent. Flâneur des quatre saisons, il lui arrive même de trouver ce qu’il ne cherche pas. Son imaginaire donne facilement corps à l’invisible. Il n’a pas besoin de coller son oreille sur les pavés pour savoir que ceux-ci gardent en mémoire le claquement des sabots des chevaux qui les faisait vibrer il y a un peu plus d’un siècle et n’éprouve pas plus la nécessité d’interroger le banc – autour duquel s’organise (soit dit en passant) une vraie vie sociale – pour deviner qu’il garde en lui des traces du temps où il était arbre.

« Sous leur peinture les bancs se souviennent qu’ils furent arbres, ressentent dans leurs nœuds les branches de naguère, comme l’estropié la douleur de son bras absent. C’est un peu ça qu’on voit quand la couleur s’écaille : des cercles s’éloignant, crevassés dans la fibre, où parfois les amours au canif se mêlent, des initiales, de la gravure sur bois où tant de fesses s’assoient, mettant les motifs de fleurs et de feuilles imprimés sous presse. »

Ses poèmes en prose, minutieux et malicieux, regorgent de promenades buissonnières. Il arpente les rues et s’arrête pour observer le tableau animé qui se présente à lui. Il le décrit en quelques phrases précises, finement cousues les unes aux autres, laissant apparaître assez de jour pour qu’un esprit volage s’y promène en se sentant en liberté. Quand il n’est pas en ville, c’est qu’il est à l’affût ailleurs, repérant d’autres scènes dans les champs, ou engagé sur des chemins de traverse, ou assis derrière la vitre d’un train, ou debout à la fenêtre d’un hôtel, ou prenant l’air d’un temps révolu en questionnant les murs d’un vieux monastère derrière lesquels prièrent des êtres volontairement confinés.

« Réfectoire, le mot date, on l’emploie comme si c’était le titre d’une histoire, une nouvelle, un roman qui hésiterait entre un austère monastère – celui-ci par exemple, qui sent le salpêtre et la suie –, un internat ou bien la taule carrément. Réfectoire, j’ai dû y manger quelquefois dans ma vie antérieure de moine, y parler sans doute avec moi. Parloir et mâchonnements. »

Parfois, il sort pour entrer. Dans un théâtre, une galerie, pour un cocktail, un vernissage. Il y observe des personnages en représentation qu’il portraiture en pointillés, sans méchanceté, sans mauvais goût. Avant de les abandonner pour retrouver les oiseaux, pour s’adonner à la cueillette des mûres, des noisettes, des noix, loin du brouhaha des villes, loin des motardes qu’il aime également croquer, en un éclair, lors d’un arrêt au feu rouge, juste avant que leur cheval d’acier ne se mette à hennir en se cabrant pour les emporter plus loin.

« Le harnachement des motardes en juin développe un hippisme léger, une occasion de défiler guillerettes en cuir, casque et robe assortis au scooter, fugace monture chromée qui stoppe au feu rouge, une jambe effilée à terre. Nouvelles chasseresses, crinière au vent, les amazones motorisées soudain accélèrent – vert – et filent à toute allure sur le boulevard Diderot puis Voltaire. Hue ! Verve des oiseaux. On dirait la campagne si folâtre au solstice d’été. Herbe et chevaux.

Et puis prendre l’air est un livre vivifiant. Une incitation à la promenade. En douceur, en lisière. En s’arrêtant régulièrement. Pour sentir la vie qui bruisse dans ces décors habités qui se succèdent et s’assemblent, nous invitant à faire retour sur nous-mêmes, sur nos mémoires collectives, sur tout ce qu’elles portent en elles (d’étrange, d’impalpable, d’émotions) et que ravivent la douceur et l’acuité du regard d’Étienne Faure.

 Étienne Faure : Et puis prendre l'air, éditions Gallimard.

vendredi 5 février 2021

Deuxième mille

Depuis de nombreuses années, Patrick Varetz s’est engagé dans un projet poétique de grande ampleur qui lui est dicté par l’impérieux besoin qu’il a d’écrire, de noter, de saisir – à coups de poèmes courts, composés de trois ou quatre tercets – ce qui peut surgir à l’improviste et occuper momentanément sa pensée. Ces poèmes aux vers brefs, répondant à un tempo régulier, faisant parfois songer au blues, reliant les jours les uns aux autres, mis bout à bout n’en forment finalement qu’un.
En 2003, après avoir conçu pendant quatre ans un ensemble qui tient du journal et de l’exploration de soi – mais en s’évertuant à passer par les autres, père, mère, proches, poètes ou écrivains de prédilection – paraissait un Premier mille. Mille poèmes numérotés rejoints aujourd’hui par ce Deuxième mille qui l’aura accompagné pendant sept ans.

« oui tout cela peut paraître
aride ce second mille à la
suite du premier comment

imaginer la fécondité d’un
tel projet disons que nous
traversons une période de

tension les pires craintes
se regroupent le propos se
densifie mais les forces de-

meurent contenues »

Ce qui se dit, se lit dans ce volume tourne autour du matériau autobiographique tout en allant bien au-delà. On y retrouve les thèmes que l’écrivain développe dans ses romans : la présence du père honni, de la mère (décédée) psychologiquement fragile, la colère qui s’empare de lui ou son pendant, la résignation, le ressassement, le sentiment d’imposture qui l’envahit, les multiples esquisses d’un autoportrait en idiot patenté, les voyages vers le soleil, le bleu du ciel et bien sûr la force vitale qu’il faut réactiver et déployer pour tenir le fil de l’écriture. En proie au doute, il ressent une perpétuelle sensation de vide et essaie de la combler (en partie) en donnant corps aux poèmes.

« s’abrutir de mots et
de chaleur avaler re-
cracher les livres tu

entres dans le bleu
entre deux mauvais
rêves l’insomnie se

prolonge tu respires
dans les mots dans
le bleu tu l’épuises l’

après-midi à dormir »

Il n’adopte jamais un ton plaintif mais agit au contraire avec une certaine hargne, désireux d’en découdre avec lui-même, posant le mal-être sur la feuille blanche et appuyant là où ça blesse, là où ça suinte. Il se tutoie, se rudoie et convoque ses compagnons les plus précieux, les mots. Qu’il aiguise, qu’il frotte les uns contre les autres, qu’il assemble avec dextérité. Peu à peu, une rythmique lancinante se met en place. Qui emporte le lecteur, l’aide à sinuer et à se familiariser avec cette étrange construction (véritable work in progress), vivante, monumentale, hautement poétique, ce long mille-pattes qui circule de page en page, conduit par son concepteur.

« comme tout cela est fragile
si l’ambition était un chien
lancé sur tes traces jamais

il ne pourrait te retrouver
tout te traverse y compris
l’affection et rien ne saurait

remplir le vide et le mépris
qui t’habitent oui c’est vrai
que tout cela est fragile »

Patrick Varetz n’est pas seul à bord. Il sait qu’il ne pourrait tenir en solo. Qu’il serait alors en précaire compagnie. L’acte d’écrire passe là encore par les autres. Qui sont triés sur le volet de ses affinités. Et qu’il célèbre en leur consacrant des séries de poèmes. Apparaissent ainsi, au fil de l’écriture, Villon, Mallarmé, Emily Dickinson, Fanny Chiarello, William Cliff, Lawrence Ferlinghetti, Omar Khayyam, Dominique Quélen (ami proche et "poète émérite", bien vivant, dont il célèbre la mort par anticipation en lui dédiant une élégie) et beaucoup d’autres, certains, certaines plutôt, n’écrivant pas mais l’ayant durablement marqué. Tous habitent, à un moment donné, quelques uns de ses mille poèmes. Il les célèbre, les imite, bouge, s’énerve, s’entretient avec eux, s’initie au vin avec l’un, à l’usage de la corde avec l’autre, donnant toujours plus d’ampleur et de résonance à ce livre dense où vibre une voix, à nulle autre pareille, qui s’inscrit pleinement dans le vaste champ de la poésie contemporaine.

 Patrick Varetz : Deuxième mille, éditions P.O.L