La photo de la jeune femme dont on suit le parcours tout au long du
roman de Sara Rosenberg apparaissait régulièrement, comme tant d’autres,
portées par les grand-mères, sur la Plaza de Mayo à Buenos-Aires. Elle
s’appelle Julia Berenstein. Engagée dans la lutte révolutionnaire en
Argentine dans les années 1970, elle a été trahie par l’un des siens et
arrêtée à l’aéroport de La Paz en Bolivie avant d’être ramenée à Tucuman
où elle ne survivra que quelques mois, le temps de donner naissance à
une fille que le commandant tortionnaire et sa femme adopteront tout
aussitôt.
« Ils ont dû au mieux l’abandonner sans soins, comme les autres, et
elle en est morte. Ou pire, ils l’ont utilisée pour ce qu’ils appelaient
leurs "expériences". »
Pour bien appréhender ce que fut la vie de celle qui était son amie
d’enfance, Miguel, le narrateur, entreprend, pour un documentaire qu’il
doit consacrer à cette période, une série d’entretiens avec ceux qui ont
connu, aimé ou détesté Julia. Il arpente l’Argentine et va jusqu’à
Madrid pour retrouver certains membres de sa famille et d’anciens
détenus qui ont croisé la route de cette femme qui ne laissait personne
indifférent. Tous notent son caractère bien trempé, ses idées
tranchées, ses forces mais aussi ses failles, sa fragilité, son
immersion, très jeune (à dix-sept ans), dans la lutte armée, son
exaltation, sa décision d’aller braquer une banque, ses années de
détention, ses planques ou ses fuites dans divers pays d’Amérique du Sud
pour échapper, après sa libération, aux militaires qui ne la lâcheront
jamais.
« Quand Julia nous apparaît, elle nous demande toujours des figues.
Nous lui laissons les meilleures, les plus mûres, sur la margelle du
puits, alors elle semble contente et elle s’en va tout doucement, en
marchant au bord de la rivière et en les savourant. »
Patiemment, le cinéaste retranscrit les divers enregistrements qu’il a
réalisés. Il y ajoute ses propres souvenirs et y glisse des extraits
d’un carnet (histoire naturelle et botanique) que Julia lui a
légué. Se dessinent ainsi, peu à peu, non seulement le portrait sensible
d’une militante à fleur de peau mais aussi la réalité politique d’un
pays vivant sous la dictature.
« Je me rappelle que la victoire du Vietnam avait coïncidé avec le
coup d’état militaire de Videla. Des paradoxes qui trouvent leur
résolution dans les rêves en changeant de forme, mais qui, dans la
réalité, demeurent insolubles. On n’avait même pas pu fêter ça. On
courait tous comme des rats. On nous chassait comme des rats. Le grand
camion nettoyeur était payé par tous les citoyens honorables, dans un
acquiescement unanime. »
Le mécanisme de cette machine à broyer les idéaux de tous ceux qui
aspiraient à vivre autrement en Argentine à l’époque est ici décrit avec
précision. Les différentes pièces de ce puzzle qui repose sur la
nécessaire transmission de la mémoire collective sont posées avec calme.
Ce qui se dit de terrible est atténué par la douceur des paysages
esquissés par Sara Rosenberg. Celle-ci, qui fut également militante
politique, emprisonnée durant plus de trois ans, offre avec Un fil rouge
un roman polyphonique savamment construit. Aucune question n’y est
éludée. La tension du livre atteint son apogée grâce à ces témoignages
parfois contradictoires et toujours très humains recueillis par le
narrateur. Pas un de ceux (et de celles) qu’il interroge n’a réussi à
se remettre des traumatismes dus à ces années de plomb. Certains ne sont
pas loin de penser, à demi-mots, que Julia se trouve, sans l’avoir
voulu, à l’origine de leurs séquelles physiques et psychologiques.
« J’essaie de réfléchir sur la mémoire. Seuls ceux qui se souviennent
parlent. Ou plutôt, on ne peut parler que de ce qu’on a vécu. Quelque
chose comme ça. La voix est toujours collective. C’est la récupération
d’une histoire qui appartient à tous. »
Ce sont de longs fragments de cette histoire-là, qu’elle connait
bien, et qui est sans doute moins "romancée" qu’il n’y paraît, que Sara
Rosenberg nous invite à découvrir.
Sara Rosenberg : Un fil rouge, traduit de l’espagnol par Belinda Corbacho, 290 pages, éditions La Contre-Allée.
Sara Rosenberg : Un fil rouge, traduit de l’espagnol par Belinda Corbacho, 290 pages, éditions La Contre-Allée.