lundi 24 avril 2023

Lisière fantôme

Augustin Loyena habite un chalet, dans le département des Landes, en compagnie de son chat Fripoun. Son quotidien est bien réglé. Il part chaque matin à vélo à la bibliothèque municipale et n’en sort que le soir. C’est là qu’il mène ses recherches, préparant et écrivant des dossiers argumentés pour ceux qui n’ont pas le temps, l’énergie ou la capacité de s’en occuper. Il gagne plutôt bien sa vie et ce travail indépendant le satisfait. Avide de savoir, d’en découvrir toujours un peu plus sur les sujets les plus divers, il va bientôt être servi au-delà de ses espérances et pénétrer dans un monde qui, jadis, ne déplaisait pas à sa mère, aujourd’hui décédée, tout comme son père, d’ailleurs. Le déclic a lieu le jour où l’étrange – est-ce une ombre sans corps, une présence immatérielle, un passe-partout invisible ?– entre subrepticement dans son logis et dans son existence.

Surpris de voir le pull qu’il ne parvenait pas à trouver le matin même plié et posé bien en évidence dans l’armoire à son retour du travail, il décide de le jeter, le lendemain, au milieu de la chambre pour en avoir le cœur net. Si le soir le pull « couleur mangue » est à nouveau plié et rangé, c’est qu’il y a anguille sous roche. Et c’est en effet le cas. Le pull trône en haut de la pile. D’autres indices, discrets mais tout aussi surprenants, se succèdent et lui prouvent qu’il y a quelqu’un, (mais qui ? Le chat, unique témoin, ne peut parler) qui cherche à lier contact avec lui.

Son existence en est évidemment chamboulée et c’est à ce moment précis, au moment où des forces occultes viennent perturber la vie bien ordonnée d’Augustin que la malice, l’inventivité et le sens de la narration de Jérôme Lafargue entrent en action. Naît alors un vrai jeu de piste. Une série d’intrigues vont s’enchâsser, offrir des va-et-vient entre le dix-septième et le vingt-et-unième siècle, entre une bergère poète morte il y a belle lurette et un homme coriace en train de rendre l’âme sur un lit d’hôpital, et mettre à jour des secrets de famille jusque là bien gardés.

Donner vie et consistance à l’irrationnel, le rendre crédible, l’habiller d’une certaine normalité, le frotter, par petites touches, au monde réel et aux nombreux personnages dont on suit les pérégrinations à la trace est l’une des grandes forces du roman de Jérôme Lafargue. L’histoire, savamment architecturée, est portée par une écriture souple et alerte. Lisière fantôme saisit avec justesse le tumulte d’un présent rattrapé par les faits et gestes de quelques figures surgies du passé. Et c’est tout à la fois bluffant et passionnant.

 Jérôme Lafargue : Lisière fantôme, Quidam éditeur.

L'Ami Butler, le premier (et tout aussi captivant) roman de Jérôme Lafargue (publié en 2007) paraît simultanément dans l’élégante collection de poche "Les Nomades" des éditions Quidam.

dimanche 16 avril 2023

Survivance / Almost Ashore

Né en 1934 à Minneapolis, Gerald Vizenor a passé ses premières années dans la réserve de White Earth, dans le Minnesota. D’origine Ojibwa, il s’attache à défendre dans ses écrits la culture des nations autochtones d’Amérique du Nord. Il privilégie pour cela l’image immédiate, qui trouve sa place au centre du poème. Celui-ci, vertical, conçu en vers brefs, dans une grande économie de mots, avec peu de verbes et d’articles, sans la moindre ponctuation, et pas plus de majuscules, se tient debout sur la page, s’ouvrant, entre ciel et terre, à la présence de l’air, aux bienfaits de la nature et aux vibrations émanant de la végétation, des rivières et des animaux qui y vivent.

« les rivières
s’assombrissent
et ralentissent
le passage
des nuages d’hiver
les grues du Canada
reviennent
et dansent
dans un pré
près de leech lake »

S’il aime saisir des instants particuliers, Gérald Vizenor n’oublie pas de les replacer dans leur contexte et de les assembler en les incluant dans la longue histoire et dans la vie des peuples natifs. Proches de l’oralité, ses poèmes s’inscrivent dans le présent sans jamais occulter leur sève initiale, leurs racines enchevêtrées et les légendes qui les nourrissent. Certaines peuvent même naître inopinément sous sa plume.

« mon père
clément vizenor
était un épicéa
parmi les arbres
un natif
par totems

bois à papier cordé
par les agents
fédéraux
mon père
se détourna
de white earth
de la réserve
des généalogies coloniales
et s’installa en ville
avec sa famille
à vingt-trois ans »

Ici, les hommes, les animaux (les ours, les castors), les oiseaux (les grues, les corbeaux), les insectes, les plantes et les arbres sont interconnectés, vivant dans le même monde, affrontant les mêmes variations climatiques, portant la même histoire, participant à la même mythologie en compagnie des esprits, des feux-follets et de l’Espiègle, personnage récurent et invisible qui semble veiller sur la mémoire collective.

« les histoires natives
s’envolent avec les grues
les orchidées sauvages
et les vieux chamans
au-dessus des ruptures »

Survivance/ Almost Ashore (titre de la version originale) est composé de trois parties : Danses de grues, Scènes de haïkus et L’ordre des choses, cette dernière comprenant des poèmes-portraits dans lesquels ceux et celles qui sont évoqués ont particulièrement marqué Vizenor. S’étant, pour la plupart, absentés du monde, tous restent néanmoins fortement présents en lui.

« paul celan
inspire
notre résistance
par sa présence
et son image
deux extrêmes
dans le fleuve
noir et froid »

Il faut noter le bel ouvrage (bilingue) composé par l’éditeur Jacques Brémond pour la première publication des poèmes de Gerald Vizenor en France. Tout est judicieusement pensé, du choix du papier à celui de la couverture en passant par le format, la mise en page et l’impression typographique.

Gerald Vizenor : Survivance / Almost Ashore, traduction de Marie Cayol et Alice-Catherine Carls, pochoir et dessins de Pierre Cayol, éditions Jacques Brémond.

 

jeudi 6 avril 2023

Porte du soleil

Quand il arrive à Perugia, Ombrie, Italie, en juillet 2019, après un long et tortueux trajet ferroviaire, le narrateur est en proie à de grands tourments, dus à une usure physique et mentale qui le mine depuis plusieurs semaines. S’il a entrepris ce voyage, facilité par l’octroi d’une bourse d’écriture, c’est avec l’intention de se rendre sur les lieux mêmes où vécurent, il y a plus d’un siècle, ses arrières-grands-parents maternels, Elisa et Pasquale. Ceux-ci ont fui la misère pour trouver du travail en France en 1922 et, depuis, aucun membre de la famille n’a fait la route en sens inverse. Il est le premier à entreprendre cette démarche, le premier à tenter de renouer des fils sans doute bien distendus par le temps. C’est le récit de son séjour là-bas qu’il tisse dans Porte du Soleil, un récit intime et mouvementé déroulé sous forme de poèmes, chacun d’entre eux représentant un tableau, un état d’âme, une station, une vision, une scène, un moment particulier de son cheminement.

À Perugia, j’étais installé dans le quartier Porta Sole,
le plus élevé et le plus central, précisément
à l’angle de la via Raffaello et de la via Mattioli,
où se trouve la maison de Sandro Penna
dont les poèmes disent combien
d’aimer peut être douloureux,
non loin de la piazza Raffaello,
où sont gravés sur une plaque de marbre
les fameux vers de Dante
extraits du chant XI du Paradis
qui évoquent la ville et sa porte du Soleil. »

Les références à d’illustres anciens se trouvent à chaque coin de rue. Certaines lui échappent. Ses angoisses le perturbent. Il ne sait comment les évacuer, boit beaucoup, s’assomme de somnifères, prend plusieurs douches par jour ou entre, et c’est ce qui apaise son cerveau en ébullition, dans les églises où sont exposées maintes figures de fantômes, de morts, de crucifixion et de saints sacrifiés, parfois décapités, qui lui rappellent qu’il se trouve bel et bien au pays des peintres de la Renaissance et que leurs œuvres sont visibles partout.

« Mais de telles beautés ne m’étaient d’aucun secours.
En vain je tentais de saisir le souvenir d’Elisa,
toujours son ombre m’échappait
sans que je puisse l’approcher.
À Perugia, en vérité je vous le dis,
je fus surtout victime de mes divagations et de mes fantasmes.
J’étais déchiré intérieurement. Je buvais considérablement,
et plus je me débattais dans ma solitude,
plus je m’y enfonçais comme dans des sables mouvants. »

Il quitte bientôt Perugia, se rend à Gubbio puis à Assise et enfin à Arezzo, en Toscane. Il se sent, peu à peu, plus apaisé, plus disponible, plus enclin à poursuivre ses pérégrinations sur les terres de ses ancêtres et abandonne son projet initial. Être présent dans ces villes où ils passèrent leurs vingt premières années, marcher dans les rues qui leur furent familières, pénétrer dans les églises qu’ils ont probablement fréquentées, découvrir les mêmes tableaux, les mêmes fresques, les mêmes chemins de croix, croiser de possibles et lointains parents issus de la branche familiale restée italienne, humer les odeurs, s’imprégner des couleurs et des variations de la lumière devient, au fil des jours, et des pages noircies, une occupation du corps et de l’esprit bien plus saine et précieuse que la consultation des registres ou des archives. Le monde des morts garde ses secrets. Il le frôle, le contemple, l’imagine mais ne peut y accéder.

« Car les distances créées
par les temps sont infranchissables.
À courir après les fantômes,
aussi familiers soient-ils,
on n’attrape au mieux que du vent.
(,,,)
Il faut laisser reposer en paix
ceux dont la course ici-bas est achevée
et ne pas tenter de solder les comptes du passé,
au risque sinon d’agiter nos propres sceptres. »

Cette conviction s’impose à Christophe Manon à l’issue d’un séjour richement documenté où on le suit, lui qui ressemble beaucoup au narrateur, circulant entre les œuvres de Giotto, de Raphaël et de tant d’autres, se remémorant les vers de Virgile ou de Dante tout en saisissant des scènes quotidiennes entrevues sur les trottoirs ou dans les églises. Sa narration emprunte et détourne volontiers celle des Évangiles. La forme choisie, celle du poème, donne fougue et fluidité à son propos. Il nous happe dès la première page et, dès lors, nous incite à partager les moments forts de son parcours. Porte du Soleil est porté par un rythme prenant, un lamento tendu et dynamique. Ce roman, subtilement construit, clôt la trilogie que l’écrivain avait entamé avec Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015) et poursuivie avec Pâture de vent (Verdier, 2019).

Christophe Manon : Porte du soleil, éditions Verdier.

lundi 27 mars 2023

Les filles bleues de l'été

Elles sortent à peine de l’adolescence, étouffent dans la ville et veulent mettre à profit l’été pour laisser derrière elles ce qui empoisonne leur existence. Pour l’une, c’est une rupture amoureuse, avec un homme indécis parti rejoindre celle qui partageait auparavant sa vie, et pour l’autre, c’est un mal-vivre bien ancré qui l’a amené, un jour, à rosir l’eau de sa baignoire avant d’être hospitalisée dans une clinique. Clara et Chloé quittent la ville pour vivre une saison en forêt, dans un chalet au bord d’un lac où elles se retrouvaient déjà du temps de leur enfance.

« Les semaines ont passé. Le mois de juillet était partout, caniculaire sur nos peaux brunies, prêt à laisser août venir. J’avais survécu aux éclats de mon amour et j’étais forte, j’avais les pieds enracinés dans une terre tranquille. Les hommes ne me toucheraient plus. Et j’écrivais. Et je buvais. Le monde était tout aussi à l’intérieur de moi qu’à l’extérieur. »

Les deux voix s’entremêlent. La narration, simple et limpide, doit beaucoup à la poésie. Toutes deux s’épanouissent et goûtent à la liberté, dans un paysage lumineux. Leur amitié devient de plus en plus fusionnelle. L’homme indécis revient, troublant à peine leur séjour, et repart peu après, les laissant vivre au plus près de la forêt, de ses bruissements familiers, de ses odeurs, de ses vies secrètes et minuscules, dans la plénitude qui s’en dégage.

« Si nous voulions faire cesser le mouvement continuel de nos esprits et simplement nous aimer, il n’y avait qu’à ouvrir les bras et à saisir la brise qui s’élevait de notre lac. »

Ces jours vécus loin de l’agitation urbaine vont bientôt se terminer. L’arrivée de l’automne sonne le retour à la ville, au travail, aux appartements, aux trottoirs bondés, à l’angoisse, aux démons que la saison chaude n’a pas réussi à annihiler. Ils réapparaissent, toujours aussi virulents, et il leur faut trouver la parade pour s’en préserver, si possible définitivement.

La solution sera radicale. Pas besoin de longs conciliabules. Elles savent ce qu’elles veulent : retourner en été, en forêt, près du lac et découvrir ce qu’il y a de l’autre côté de l’eau, avant qu’il ne soit trop tard, avant que la glace ne l’emprisonne.

Ce qui étonne dans ce premier roman de Mikella Nicol (née au Québec en 1992), c’est la douceur qui s’en dégage. Son écriture en est nourrit. Y compris quand la chute, inéluctable, et sans retour, se précise. Elle parvient, et c’est là où son texte puise sa force d’attraction, à apaiser les déchirures et à raconter des moments graves et décisifs (ceux du grand départ pour nulle part) avec tendresse et délicatesse.

Mikella Nicol : Les filles bleues de l'été, Le Nouvel Attila.

dimanche 12 mars 2023

L'Antre

Reclus dans un abri souterrain, qu’il nomme l’antre, X, personnage énigmatique, vit dans un futur indéterminé et peu rassurant. S’il s’avisait de sortir, l’air du dehors, devenu irrespirable, le tuerait rapidement, gommant, en même temps que lui, toute trace de ses prédécesseurs, auxquels il doit son existence, le dernier d’entre eux étant Wollem.

« Après m’avoir formé et fait en sorte que je puisse communiquer, puis m’avoir insufflé ce supplément de vitalité faisant de moi le réceptacle des autres entités m’ayant précédé, Wollem m’a dit : j’ai rempli mon rôle. Je peux chercher de l’aide maintenant.

Il lui fallait se procurer du matériau pour donner un compagnon à X, et pour cela sortir, mais il n’a jamais réintégré l’antre, ce lieu austère où l’on ne peut dialoguer qu’avec un terminal informatique obtus et mal en point. C’est par lui que X pourrait savoir s’il y a quelqu’un d’autre à proximité, ou s’il est réellement le dernier rejeton d’une lignée dont il ne connaît pas l’origine, si ce n’est qu’il a été fabriqué, composé à partir d’un certain nombre de données, et non conçu comme une personne ordinaire, autrement dit après « fécondation d’un ovule par un spermatozoïde, se développant ensuite dans un utérus »..

« Le dernier d’entre nous à être sorti s’appelait Wollem, un nom choisi par le duo qui l’avait précédé, Vigus et Vagus. Tandis qu’ils approchaient de leur terme, ils s’étaient chargés de leur copie dans le terminal puis s’étaient mis à l’assemblage de Wollem. Ils avaient espéré créer un nouveau duo, comme à chaque fois jusque là, mais il restait si peu de matériau que, par prudence, ils avaient préféré n’en créer qu’un des deux, pour qu’à son tour il puisse en créer un autre. »

L’être créé, c’est X, le narrateur, chargé d’assurer sa survie, de remettre en état le terminal, de s’adapter à des souvenirs qui ne sont pas les siens, de cohabiter avec les anciens qui ont pris place dans sa tête et de tenter, s’il veut perpétuer l’espèce, de s’inventer un successeur en allant chercher du matériau à l’extérieur.

C’est dans cet interstice étrange et précaire, entre science-fiction et fantastique, entre rêve, réalité et hallucinations, que Brian Evenson situe les péripéties du très esseulé X.

L’Antre, novella minimaliste, est un texte percutant, un conte noir et fascinant, qui pose, mine de rien, des questions existentielles. Il montre un homme seul, fabriqué de toute pièce, robotisé jusqu’au bout des ongles, démuni, déjà sous terre, ne dépendant plus que d’un ordinateur corrompu sur le point de s’éteindre.                                                      

Brian Evenson : L’Antre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Vanderhaeghe, Quidam éditeur.