Quand il arrive à Perugia, Ombrie, Italie, en juillet 2019, après un
long et tortueux trajet ferroviaire, le narrateur est en proie à de
grands tourments, dus à une usure physique et mentale qui le mine depuis
plusieurs semaines. S’il a entrepris ce voyage, facilité par l’octroi
d’une bourse d’écriture, c’est avec l’intention de se rendre sur les
lieux mêmes où vécurent, il y a plus d’un siècle, ses
arrières-grands-parents maternels, Elisa et Pasquale. Ceux-ci ont fui la
misère pour trouver du travail en France en 1922 et, depuis, aucun
membre de la famille n’a fait la route en sens inverse. Il est le
premier à entreprendre cette démarche, le premier à tenter de renouer
des fils sans doute bien distendus par le temps. C’est le récit de son
séjour là-bas qu’il tisse dans Porte du Soleil, un récit intime
et mouvementé déroulé sous forme de poèmes, chacun d’entre eux
représentant un tableau, un état d’âme, une station, une vision, une
scène, un moment particulier de son cheminement.
À Perugia, j’étais installé dans le quartier Porta Sole,
le plus élevé et le plus central, précisément
à l’angle de la via Raffaello et de la via Mattioli,
où se trouve la maison de Sandro Penna
dont les poèmes disent combien
d’aimer peut être douloureux,
non loin de la piazza Raffaello,
où sont gravés sur une plaque de marbre
les fameux vers de Dante
extraits du chant XI du Paradis
qui évoquent la ville et sa porte du Soleil. »
Les références à d’illustres anciens se trouvent à chaque coin de
rue. Certaines lui échappent. Ses angoisses le perturbent. Il ne sait
comment les évacuer, boit beaucoup, s’assomme de somnifères, prend
plusieurs douches par jour ou entre, et c’est ce qui apaise son cerveau
en ébullition, dans les églises où sont exposées maintes figures de
fantômes, de morts, de crucifixion et de saints sacrifiés, parfois
décapités, qui lui rappellent qu’il se trouve bel et bien au pays des
peintres de la Renaissance et que leurs œuvres sont visibles partout.
« Mais de telles beautés ne m’étaient d’aucun secours.
En vain je tentais de saisir le souvenir d’Elisa,
toujours son ombre m’échappait
sans que je puisse l’approcher.
À Perugia, en vérité je vous le dis,
je fus surtout victime de mes divagations et de mes fantasmes.
J’étais déchiré intérieurement. Je buvais considérablement,
et plus je me débattais dans ma solitude,
plus je m’y enfonçais comme dans des sables mouvants. »
Il quitte bientôt Perugia, se rend à Gubbio puis à Assise et enfin à
Arezzo, en Toscane. Il se sent, peu à peu, plus apaisé, plus
disponible, plus enclin à poursuivre ses pérégrinations sur les terres
de ses ancêtres et abandonne son projet initial. Être présent dans ces
villes où ils passèrent leurs vingt premières années, marcher dans les
rues qui leur furent familières, pénétrer dans les églises qu’ils ont
probablement fréquentées, découvrir les mêmes tableaux, les mêmes
fresques, les mêmes chemins de croix, croiser de possibles et lointains
parents issus de la branche familiale restée italienne, humer les
odeurs, s’imprégner des couleurs et des variations de la lumière
devient, au fil des jours, et des pages noircies, une occupation du
corps et de l’esprit bien plus saine et précieuse que la consultation
des registres ou des archives. Le monde des morts garde ses secrets. Il
le frôle, le contemple, l’imagine mais ne peut y accéder.
« Car les distances créées
par les temps sont infranchissables.
À courir après les fantômes,
aussi familiers soient-ils,
on n’attrape au mieux que du vent.
(,,,)
Il faut laisser reposer en paix
ceux dont la course ici-bas est achevée
et ne pas tenter de solder les comptes du passé,
au risque sinon d’agiter nos propres sceptres. »
Cette conviction s’impose à Christophe Manon à l’issue d’un séjour
richement documenté où on le suit, lui qui ressemble beaucoup au narrateur,
circulant entre les œuvres de Giotto, de Raphaël et de tant d’autres, se
remémorant les vers de Virgile ou de Dante tout en saisissant des
scènes quotidiennes entrevues sur les trottoirs ou dans les églises. Sa
narration emprunte et détourne volontiers celle des Évangiles. La forme
choisie, celle du poème, donne fougue et fluidité à son propos. Il nous
happe dès la première page et, dès lors, nous incite à partager les
moments forts de son parcours. Porte du Soleil est porté par un
rythme prenant, un lamento tendu et dynamique. Ce roman, subtilement
construit, clôt la trilogie que l’écrivain avait entamé avec Extrêmes et lumineux (Verdier, 2015) et poursuivie avec Pâture de vent (Verdier, 2019).
Christophe Manon : Porte du soleil, éditions Verdier.